Article d'une publication

Man in the Dark

Benjamin Mayo-Martin
couverture
Article paru dans Romans états-uniens, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Auster, Paul (2008), Man in the Dark, New York, Henry Holt and Co., 180p.

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Man in the Dark de Paul Auster renoue avec un certain réalisme magique que l’auteur de Moon Palace, de Leviathan et de In the Country of Last Things avait mis de côté depuis déjà plusieurs années. Le roman s’ouvre avec le personnage d’August Brill, un vieil homme habitant aux côtés de sa fille récemment divorcée et de sa petite-fille endeuillée par le décès violent de Titus, son petit ami, décapité en Irak. En proie aux souvenirs douloureux d’une mémoire par trop remplie d’amertume, Brill engage son dialogue avec le lecteur par une mise en abyme d’un monde où le 11 septembre n’a jamais eu lieu. Chaque nuit, lorsqu’il ne peut dormir, Brill construit son récit dans le récit, une histoire enchâssée qui raconte les mésaventures d’un magicien pour enfants new-yorkais, Owen Brick, catapulté dans un monde uchronique. Les États-Unis sont aux prises avec une seconde Guerre de Sécession où les attaques du 11 septembre 2001 n’ont jamais eu lieu.  D’abord convaincu qu’il s’agit d’un rêve, Owen Brick entreprend de retrouver son chemin vers la réalité qu’il a quittée à son corps défendant. Lors de son arrivée dans cette Amérique parallèle, Brick devient, bien malgré lui, un colonel de la résistance dont la mission est d’assassiner l’écrivain qui serait à l’origine de cette réalité alternative où les fédéralistes à l’idéologie conservatrice affrontent des États sécessionistes aux visées progressistes. Deux femmes, agentes de la connaissance, révèlent les informations essentielles à l’intellection de ce monde. L’une, Molly, est de bonne foi, mais l’autre, Virginia Blaines, joue un rôle ambigu qui peut faire penser à celui d’une « spider woman », l’archétype de la femme machiavelique du roman policier et du film noir.

Brick meurt alors qu’il se dirige, accompagné de Virginia Blaines, vers la résidence de Brill afin de lui enlever la vie et de mettre fin au cauchemar que son histoire a créé.  Ce passage où le héros du second récit reçoit une balle dans la tête pendant une attaque orchestrée par le gouvernement fédéral de l’Amérique uchronique constitue le pivot de l’histoire et emploie une narration pour le moins ambiguë. À cet instant (p.118), l’Amérique mise en abyme bascule dans le monde du lecteur. C’est également l’unique endroit où nous voyons le personnage de Brill à travers l’oeil d’un narrateur extradiégétique. Brick, la création de Brill, et Brill lui-même se trouvent, pour ce seul instant, au même niveau narratif. La narration trouble la distinction maintenue auparavant entre les deux mondes alors même que le personnage nous donnant accès à ce deuxième monde meurt. Dans la confusion, nous comprenons que Brill se sera inspiré des faits marquants de sa vie pour mettre en scène la mise en abyme et établir les contours des personnages qui la peuplent. Suite à la mort de Brick, Brill s’épanche sur son passé. Il relate de nombreuses anecdotes, toutes plus ou moins liées soit à la guerre soit à l’amour pour conclure son récit par l’évocation de l’exécution de Titus dans le conflit armé en Irak. Chaque personnage et souvenir évoqués pendant la journée par Brill peuvent, de près ou de loin, inspirer un épisode du récit enchâssé—épisodes réactualisés et esthétisés dans le récit enchâssé de manière à rendre les rencontres et les péripéties de Brick beaucoup plus surprenantes que celles vécues par Brill. Le récit que fait Brill de Brick se fait la nuit, il prend la place des rêves que ferait Brill sans son insomnie: ce qui attribue à ces passages un lustre un peu plus achevé que les anecdotes diurnes de Brill.

Ce roman d’Auster s’inscrit définitivement dans le prolongement de son Œuvre, mais dépeint cependant un monde de plus en plus noir et de plus en plus absurde. Les clins d’œil d’Auster à ses œuvres antérieures tout comme à ses personnages précédents sont présents, mais sans que ceux-ci n’empêchent le néophyte de saisir l’essentiel du récit en cours. Les sujets abordés ici par Auster vont de la critique acerbe des politiques de son gouvernement aux sujets plus généraux tels la vieillesse, la famille, le mariage, le deuil et le désenchantement.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Récit à la première personne doublé d’une mise en abyme uchronique.

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Narration à la première personne à focalisation interne doublée, dans la mise en abyme, d’une narration à la troisième personne à focalisation interne.

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

La présence générique du 11 septembre dans ce roman de Paul Auster s’apparente au cas de Brooklyn Follies. Cependant, les événements de 2001 revêtent une importance substantielle dans le récit enchâssé puisque c’est justement à partir de l’absence de réactions de Molly à la mention du 11 septembre que Brick constate le réel écart qui distingue ce monde du sien. Cette seconde réalité, où la guerre contre « l’Axe du Mal » n’arrive jamais, remplacée par une révolte intérieure, traduit les tensions étasuniennes au tournant du millénaire. En imaginant un monde où la population réagit avec force aux problèmes survenus lors des présidentielles américaines de 2000, Auster souligne les maux qui affligent près de la moitié de la population américaine de l’époque (2007). Son récit critique farouchement, grâce au procédé de mise en abyme puis par le truchement de l’histoire du gendre d’August Brill, le régime en place et souligne les drames qu’engendrent les guerres, quelles qu’elles soient.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

Il n’y a qu’une seule mention des événements du 11 septembre:
« Good. Now, if I said the words September eleventh to you, would they have any special meaning?
Not particularly.
And the World Trade Center?
The twin towers? Those tall buildings in New York?
Exactly.
What about them?
They’re standing?
Of course they are. What’s wrong with you?
Nothing, Brick says, muttering to himself in a barely audible voice. Then, looking down at his half-eaten eggs, he whispers : one nightmare replaces another.» (p. 31)

II) Aucun moyen de transport lié au 11 septembre n’est représenté.

III) Les médias et les moyens de communication ont très peu d’importance dans le récit. Lorsque, dans l’uchronie, Molly révèle à Brick que les chaînes télévisées ont arrêté de diffuser, elle constate que celles-ci occupaient une trop grande place dans son quotidien, qu’elle vit très bien sans cette fenêtre sur le monde. On peut y voir une critique voilée des médias toujours à l’affût d’événements sensationnels, mais également un grand changement dans la mentalité américaine où la télévision garde encore une place prédominante dans les loisirs pratiqués par la majorité des Américains.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Bien qu’aucun des personnages présentés ne semblent entretenir de lien particulier avec les événements du 11 septembre ils en subissent les contrecoups. Titus, figure présente plutôt par le biais de l’évocation, meurt en Irak, piégé par une cellule terroriste réclamant une rançon. Cette figuration de l’homme sacrifié au nom d’un principe qui consiste à garder la ligne dure devant les demandes terroristes traduit une image bien présente dans l’imaginaire contemporain. Le support utilisé pour représenter son exécution n’est d’ailleurs pas sans rappeler le sort que connut Daniel Pearl (dont il était question dans A Mighty Heart) puisque l’exécution de Titus se fait en direct sur le Web tout comme ce fut le cas de celle de Pearl. Ainsi, ce genre d’exécution que nous ne connaissions pas avant la «guerre contre la terreur» souligne non seulement les conséquences du 11 septembre  dans notre manière d’aborder les questions éthiques du chantage, mais elle dénonce les également l’utilisation perverse du canal de diffusion que constitue désormais le réseau Internet.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Aucun son n’est présent.

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Aucun travail iconique n’est fait sur le texte.

Autres aspects à intégrer

N/A.

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

«”I am alone in the dark, turning the world around in my head as I struggle through another bout of insomnia, another white night in the great American wilderness.”
So begins Paul Auster’s brilliant, devastating novel about the many realities we inhabit as wars flame all around us.
Seventy-two-year-old August Brill is recovering from a car accident in his daughter’s house in Vermont. When sleep refuses to come, he lies in bed and tells himself stories, struggling to push back thoughts about things he would prefer to forget: his wife’s recent death and the horrific murder of his granddaughter’s boyfriend, Titus.
The retired book critic imagines a parallel world in which America is not at war with Iraq but with itself. In this other America, the twin towers did not fall, and the 2000 election results led to secession, as state after state pulled away from the union, and a bloody civil war ensued.
As the night progresses, Brill’s story grows increasingly intense, and what he is so desperately trying to avoid insists on being told. Joined in the early hours by his granddaughter, he gradually opens up to her and recounts the story of his marriage. After she falls asleep, he at last finds the courage to revisit the trauma of Titus’ death.
Passionate and shocking, Man in the Dark is a novel of our moment, a book that forces us to confront the blackness of night even as it celebrates the existence of ordinary joys in a world capable of the most grotesque violence.»

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

«AVC: This book is already being branded as a”post-9/11″ novel. Did this story take shape because of September 11?

PA: No, I think one of the burning issues that helped me think about this book—or made me think about it, I should say—was the 2000 elections, which were a source of such frustration and outrage. To see Al Gore elected president, and then for the Republicans, through political and legal manipulations, steal it from him. So, I’ve had this eerie sense for the last eight years that we’ve been living in a parallel world, a shadow world. And the reality is that Al Gore is finishing his second term as president, there’s no war in Iraq, and there might never have been 9/11. When one considers how thoroughly the Clinton administration was tracking these people, it’s possible it would have been blocked. I think that sense of unreality inspired me to write the story within the book that [August] Brill tells himself, one of the stories he tells himself.» (entrevue intégrale sur avclub) [Page consultée le 8 septembre 2023]

Cette entrevue1Page consultée le 8 septembre 2023 peut également servir à comprendre les motivations de l’uchronie qu’élabore Auster.

Citer la dédicace, s’il y a lieu

For David Grossman and his wife Michal his son Jonathan his daughter Ruthi and in memory of Uri.

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

California Literary (http://calitreview.com/1153) [La page n’est plus accessible.]

Review
culturopoing.org [Page consultée le 8 septembre 2023 via WayBack Machine, URL modifiée]


San Francisco Chronicle [Page consultée le 8 septembre 2023]

Impact de l’œuvre

L’impact à ce jour (février 2010) ne s’est pas fait ressentir. La réception de la critique journalistique est mitigée, certains portent le roman aux nues tandis que d’autres y voient un roman raté.

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Bien que Man in the Dark ne relate pas spécifiquement les événements du 11 septembre, Auster  y élaborant plutôt un monde divergent où les attaques n’ont pas eu lieu, suivant ainsi une chaîne causale dont le litige des élections de 2000 serait le point de départ, le roman adresse franchement une critique envers le monde de l’après-11 septembre. L’auteur souligne les contradictions qui grondent dans le tissu social américain et il dresse un portrait noir de sa société qu’il voit au bord du gouffre, ou plutôt en plein chaos. Où chacun voyage «from one nightmare to another»(45).

Auster identifie la crise des élections présidentielles de 2000 comme le point tournant de l’Histoire. Il perçoit les attaques du 11 septembre comme une conséquence de l’élection de George W. Bush. Ce serait précisément l’attitude de ce gouvernement qui aurait cristallisé la haine chez les islamistes radicaux envers la culture américaine. En réinterprétant l’Histoire par le biais d’une uchronie dont le point de divergence se situe en amont des attaques du 11 septembre, Auster questionne l’importance que l’on accorde aux attaques terroristes en sol américain. Il instille ainsi une vision critique chez le lecteur puisque dans le monde uchronique la population se révolte d’elle-même contre la décision de la Cour suprême de nommer W. Bush président. Cette rupture du contrat social initie une révolte qui laisse l’Amérique en plein chaos, alors que, afin de restaurer l’ordre interne de la nation, l’Amérique se retire du reste du monde, enlevant tout argument à d’éventuels terroristes étrangers. En resémiotisant un événement passé, le récit uchronique instaure une distance bienfaitrice qui ouvre de nouvelles perspectives sur l’origine des conflits politiques qui ont cours alors que le roman paraît. L’ouverture d’un autre continuum temporel permet cependant de formuler une certaine critique envers la réaction réelle des États-Unis lors des attaques du 11 septembre et engendre une dialectique entre deux champs de possibilité divergents qui souligne principalement les pulsions belliqueuse du gouvernement de George W. Bush porté au pouvoir par des magistrats.

Tout comme le fond qui suggère deux réalités superposées, la forme du récit interroge le lien entre réel et fiction. Alors que Brick meurt, la frontière entre le monde réel du roman et le monde fictionnel qu’il avait jusque là clairement posée s’estompe, ce qui entraîne un basculement de la narration: c’est à la troisième personne que l’on voit Brill, le narrateur intradiégétique, qui nous raconte, en employant le «je», l’histoire de Brick pour tromper son insomnie. Cette fusion entre réel et fiction, on la rencontre également dans le court-métrage Just Like the Movies représentant les attaques sur les tours du WTC par l’intermédiaire de films américains antérieurs aux événements. La confusion entre réel et imaginaire pourrait, si l’on veut s’y attarder, traduire un sentiment que plusieurs auront vécu le 11 septembre en regardant en direct les tours jumelles s’effondrer pour engloutir la ville dans un épais nuage digne des films catastrophes hollywoodiens. La forme du récit traduit ce sentiment de virtualité qui tend à s’instaurer dans le quotidien depuis l’avènement de l’Internet. L’image perd son statut véridique au profit de l’écran, véhicule du virtuel comme du réel. On peut dès lors affirmer que la forme que prend l’uchronie dans le roman de Paul Auster traduit une forme de déréalisation du monde.

L’uchronie à l’œuvre ici, en insistant sur l’origine de cette réalité, ouvre la voie toute grande à une reconfiguration des événements récents qui ont façonné le paysage géopolitique contemporain. En élaborant le récit contrefactuel d’une Amérique aux prises avec des problèmes internes (la dissidence de certains États qui ont remis en question l’autorité de la Cour Suprême fédérale américaine),  Auster invite à une lecture critique de la dernière décennie et suggère une autre façon d’aborder les événements qui moulent le monde d’aujourd’hui. Cette mise à distance du réel qu’instaure l’uchronie se révèle salvatrice en ce sens qu’elle permet la relativisation d’événements autrement considérés comme inévitables et elle participe à l’élaboration, chez le lecteur, d’une pensée critique face aux politiques conservatrices et guerrières de l’administration Bush. En ce sens, l’uchronie se révèle un outil intéressant pour révéler les travers du réel. Mais ce ne sont pas toutes les uchronies qui peuvent provoquer cet effet, Phase One After Zero constituant un contre-exemple judicieux.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

N/A

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

N/A

Couverture du livre

  • 1
    Page consultée le 8 septembre 2023
Ce site fait partie de l'outil Encodage.