Colloque, 26 et 27 mai 2022

Le désir en abîme. Littérature et tentation

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Le colloque intitulé «Le désir en abîme. Littérature et tentation», organisé par Alexis Lussier (UQAM) et Martin Hervé (Université de Montréal), s’est déroulé le 26 et 27 mai 2022 à l’Université du Québec à Montréal.

Qu’est-ce que la tentation? Ou plutôt qu’est-ce qu’une tentation? Une tentation n’est-elle pas la dramatisation du rapport du sujet à l’objet de son désir —quand le désir est vécu comme une épreuve? Épreuve de la béance et du vertige face à ce qu’on est tout près de voir s’ouvrir, qui est presque déjà à portée de main, si ce n’était l’anticipation de l’abîme qui nous en sépare? En cela, une tentation est aussi une séduction —dans le sens de seducere: «tirer de côté, enlever, écarter du chemin initial». Puissance d’arrachement et de détournement, il semble qu’une tentation s’éprouve chaque fois comme le drame d’un désir que l’on devine promis à un avenir incertain, et qui se poursuit en imagination avec des implications inattendues. «Entrer en tentation», autrement dit hésiter, tergiverser face à son propre désir, suppose bien qu’il y ait un prix à payer, et sans doute à craindre. C’est pourquoi les registres de l’interdit, de la transgression et de la faute se dessinent traditionnellement à l’horizon de toute tentation. En effet, à travers ce paradigme moral du désir se donne toujours à lire la question de la responsabilité humaine dans le choix, ou le risque, qui consiste à franchir le pas pour y succomber, ou non. De là, bien sûr, on peut envisager tous les scénarios. Il y a ceux où triomphe la loi, capable de contenir la tentation ; et il y a ceux où l’on s’abîme dans une jouissance au-delà de la tentation : jouissance coupable et parfois sublimement transgressive.

On le sait, le drame de la tentation a longtemps fait surgir le masque du démon. Combien à cet égard apparaît déterminant le passage des Évangiles synoptiques où l’ange précipité dans l’abîme apostrophe par trois fois Jésus tenaillé par la faim. Comme si, à l’heure de penser l’alternative entre satisfaction et renoncement, désir et volonté, l’autre diabolique s’avérait un mal nécessaire. Ce dont toute l’histoire occidentale vient témoigner, depuis les ermites et les saints tourmentés au désert jusqu’au pacte faustien et aux obsessions plus pernicieuses du démon intérieur. Or la littérature n’est pas étrangère aux multiples prolongements narratifs et figuratifs de l’épisode biblique. Sans doute faut-il y voir le lien particulier qu’entretient celui-ci avec le champ de la parole et de l’écriture. Car c’est par sa parole que le Malin vient séduire le futur Messie, alors que c’est en s’appuyant sur sa seule connaissance des textes et sa stricte observation de la Loi écrite que ce dernier lui répond et le chasse.

Ce colloque voudrait donc saisir comment la littérature et la psychanalyse donnent à penser le drame du désir et l’invention des sorties possibles vis-à-vis des impasses de la tentation. Sorties qui ne sont pas seulement des victoires sur un désir enfin apaisé, mais qui bien souvent se donnent pour des victoires paradoxales, sonnant comme autant de chutes et d’égarements. Lorsque la tentation vient désigner la part obscure que recèle le désir ; une part tour à tour fascinante et affolante, au point d’en rechercher la cause dans un autre tentateur, qu’on l’imagine au dehors ou en soi-même. De sorte que la tentation parle toujours d’un désir divisé, dichotomique ; d’un écart entre le désir et son assouvissement, entre le sujet et son propre désir ; si ce n’est un écart qui scinde le désir lui-même: écart qui n’est peut-être en définitive que le signe de la division subjective à laquelle chacun ne cesse de se mesurer. Quelles formes empruntent la tentation pour dire l’abîme du désir? Qu’est-ce que cela implique de penser la tentation entre jouissance et angoisse, transgression et culpabilité? Dans quelle mesure le drame de la tentation ouvre à une poétique de la séduction? Quels rapports se dessinent entre la parole et le diabolique, l’écriture et la conscience? Telles sont en partie les questions auxquelles ce colloque voudrait réfléchir.

Communications de l’événement

Pierre-Henri Castel

L’abîme nécessaire de la tentation

Dans sa communication, Pierre-Henri Castel présente un projet d’analyse marqué par l’idée de «processus de civilisation» du philosophe Norbert Elias. En utilisant l’expression littéraire du roman La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette comme indice dans son processus, il offre ici le résultat d’une recherche anthropologique et historique sur une des transformations longues des sociétés individualistes modernes: l’émergence de l’individu tentable, c’est-à-dire qu’on peut tenter. Pierre-Henri Castel soutient l’idée qu’au début du XVIIe siècle en France un certain nombre de transformations dans la morphologie sociale et dans les institutions modifient le rapport des individus à la leur intériorité morale et, en particulier, à l’expérience de la tentation.

Francis Gingras

L’épreuve du désir: figures de la tentation dans les traductions françaises de la Bible au Moyen Âge

En Occident, l’imaginaire de la tentation est largement informé par les récits bibliques. L’Ancien et le Nouveau Testament offrent des visions sensiblement différentes de la part du diable dans la mise à l’épreuve d’un sujet, mais l’un et l’autre font la part belle à la question de la tentation. Qui plus est, le terme même de tentation tenait une place prépondérante dans la vie des Chrétiens à travers la prière la plus importante pour l’Église, le Notre Père, la première qui était enseignée aux enfants et qui comportait un appel explicite à ne pas être entrainé vers la tentation. Cette demande posait des problèmes théologiques, déjà sensibles chez les Pères de l’Église, et qui se sont répercutés jusqu’à tout récemment dans le débat sur la nouvelle traduction adoptée dans la liturgie catholique.

Pierre Lyraud

L’infini de la tentation. Poétique du maléfique dans les «Pensées» de Pascal

Faire l’inventaire des formes du mal reviendrait à épuiser ses propres forces plus que les formes du monde, tant le mal a pour nature de se transmuer infiniment: «Le mal est aisé, il y en a une infinité ; le bien presque unique» (Sellier 454). Mais se condamne-t-on pour autant à ne rien dire de l’écriture du mal s’il y en a des formes infinies? Peut-être pas tout à fait, si l’on suit de près les déterminations théologiques ou spirituelles du mal, qui reçoit différents noms et dès lors autant de matrices qui peuvent nous aider à repérer les formes qui tentent de le dire. C’est que cette communication examine en regardant trois dimensions de cette poétique du maléfique: le caractère incessant et infini de la tentation, d’abord, exemplifié dans l’usage que Pascal fait de l’énumération, puis sur le caractère abyssal du mal qui ne se dévoile qu’au regard christique, orchestré dans les Pensées comme dans l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ, et enfin l’enjeu argumentatif que recèle le verbe «chercher», qui s’oppose, pour Pascal, à l’expression «tenter Dieu»: «chercher» revient alors non pas à sommer Dieu d’apparaître mais à s’humilier devant ce qui dépasse la raison et attendre la «rencontre» avec un événement que l’écrivain ne saurait produire.

Anne Béraud

«Hamlet», tragédie du désir

Pour aborder la question du désir chez Hamlet, Anne Béraud s’appuie sur l’enseignement de Jacques Lacan dans le Séminaire VI Le désir et son interprétation. La pièce s’ouvre sur une crise, celle d’Hamlet après avoir reçu la parole du spectre. Le désir d’Hamlet est soudain émoussé, on en trouve le baromètre dans son rapport à Ophélie. Pourquoi Hamlet ne peut-il plus soutenir son désir? Hamlet est confronté d’une part, à la chute de l’idéal: «Il y a quelque chose de pourri au royaume du père.» ; et d’autre part, au trop de jouissance de la mère. Hamlet rencontre la mère en tant que femme, c’est-à-dire pas-toute soumise à la logique phallique, pas-toute mère. Hamlet est confronté à une traversée sauvage du fantasme, ce qui ne sera pas sans conséquence sur son désir.

Louis-Daniel Godin

«Maintenir le manque jusqu’au bout». Désir d’écriture et écriture du désir chez Madeleine Gagnon

Dans un texte intitulé «La tentation autobiographique», Madeleine Gagnon prend le contrepoids d’un discours assimilant l’écriture de soi à la contemplation mortifère de sa propre image: écrire, c’est toujours selon Gagnon se situer du côté du désir, c’est toujours se soumettre à l’exigence d’un matériau qui fait écran à une jouissance mortifère dans laquelle le sujet pourrait être amené à s’abîmer. Cette tension entre le désir et la jouissance, entre la vie et la mort, est constante dans l’œuvre de Gagnon, laquelle se déploie dans les différents registres souvent entremêlés de la poésie, du récit et de la théorie psychanalytique. «Le jour où je serai satiable / sera celui de ma mort / je serai rassasiée / quand je ne serai plus» écrit-elle par exemple dans Pensées du poème. Pourtant, il semble que Gagnon cherche à «faire la connaissance de […] la mort dans la vie»; qu’elle cherche à produire une écriture qui «émerge de la mort même», comme si la tension entre désir et jouissance pouvait se résoudre dans et par l’écriture. Cette tension caractéristique de l’œuvre de Gagnon est ici analysée à l’aune d’une rencontre avec l’écrivaine menée lors de la préparation d’un dossier de Voix et Images lui étant consacré.

Claire Legendre

L’exercice fictionnel, drame du désir

Le moment de l’écriture n’est pas un, il est toujours disjoint, tendu, entre les prémisses, le projet –désir en train de se faire droit, de transgresser l’interdit du réel, de se laisser libre cours– et son actualisation, nécessairement déceptive: fiction en train de se faire jour, de se fixer sur papier, c’est-à-dire à la fois de s’assumer, renoncer au secret, devenir légitime, socialement acceptable (donc moins transgressive) et in fine, comme le plaisir en général, dit Sénèque, « périr de par son propre usage » (De la vie heureuse). Le désir d’écrire vient-il jamais sans désir de ne pas écrire? De ne pas lire? De préserver l’inachèvement de l’exercice fictionnel pour n’en jamais sortir? Dans cette double tension, la tentation est labile, change de côté à mesure que se performe l’exercice. À partir d’un corpus métalittéraire sur la pratique de l’écriture fictionnelle, Claire Legendre interroge ce drame du désir d’écrire et la tentation qui s’y joue.

Martin Hervé

Marcel Jouhandeau, le diable fait style

Homosexuel et catholique, moraliste autoproclamé du vice cherchant en enfer une sainteté paradoxale, Marcel Jouhandeau fait partie de ces écrivains qui mettent la littérature au travail afin de s’inventer eux-mêmes. C’est en effet du lieu même de l’écriture qu’il cherche à bâtir une règle de vie qui lui est propre et qui le justifie. Écrire sur son désir, instrumentaliser la tentation, cela revient de la part de Jouhandeau à s’affranchir et à s’autodéterminer constamment, au point d’érotiser les conditions et les bornes qu’on lui impose pour aimer. Or une telle opération implique également, comme Martin Hervé le démontre dans cette communication, d’endiabler le style, de subvertir la langue même, moins pour ce que l’écrivain dit en définitive que ce pour ce qu’il laisse entendre ou entrapercevoir, nous découvrant par là le sens de ce qui serait un certain agir pervers de la littérature.

Véronique Cnockaert

Les voix de la tentation ou le désir de l’autre

Les nombreux ouvrages sur l’esthétique et l’art baroque s’entendent sur deux points. D’une part, l’unité de l’oeuvre se loge plus dans la profusion et l’accumulation des mots et des choses que dans leur valence sémantique. Ainsi l’hétéroclisme des motifs et les énumérations laissent le tableau ouvert ou fonctionnent, comme le souligne Christine Glucksmann, une structuration hiéroglyphique opérant par déchiffrement de séries et de correspondances entre tous les règnes et toutes les formes. D’autre part, un goût immodéré pour l’étrange, la distorsion et l’anamorphose permet une exploitation quasi vertigineuse des lois de la perspective et des jeux visuels.

Marie-Ève Laurin

Le supplice du châssis dormant: topographie de la jalousie dans «Jour de souffrance» de Catherine Millet

Quelques années après la publication de La vie sexuelle de Catherine M. (2001), Catherine Millet publie son deuxième récit, Jour de souffrance (2008). C’est en partie afin de répondre à la question de la jalousie posée par son lectorat que l’écrivaine choisira de coucher sur le papier les angoisses qui l’envahirent jusqu’à l’obsession lorsqu’elle prit acte de la vie amoureuse entretenue par son partenaire, Jacques Henric, en marge de leur duo assez stable. La communication de Marie-Ève Laurin propose d’envisager de plus près la dynamique morbide ayant amené l’écrivaine française à se laisser prendre, en toute conscience, comme elle l’écrit elle-même, par le «vortex» des investigations minutieuses menées dans l’espace de travail de son amoureux. Venant paradoxalement gonfler la vague déferlante de la jouissance avec Jacques, ces images mentales douloureuses, à l’origine de crises récurrentes, trouveront leur résolution dans la création littéraire, avec la rédaction de la Vie sexuelle de Catherine M. Sorte de revanche symbolique, l’écriture permit ainsi, par le ressassement du passé, le dépassement de l’itératif, l’atténuation progressive de cette souffrance qui, néanmoins, resurgit parfois encore pour éprouver l’«immunité» de Millet.

Cassie Bérard

Dénégations de la faute. Narrations régressives chez Joyce Carol Oates et Alex Marzano-Lesnevich

C’est dans une perspective narrative que cette communication se penche sur la nouvelle «Sang» –texte de fiction dans lequel un jeune homme est soupçonné du viol d’une fille mineure; or rapidement, il s’agit de plusieurs filles, de récidives– et le récit journalistique L’empreinte –qui greffe l’histoire personnelle de l’autrice, agressée sexuellement par son grand-père dès l’âge de 5 ans, à une enquête documentaire sur le viol et l’assassinat du petit Jeremy Guillory en Louisiane en 1992– afin d’observer comment Joyce Carol Oates et Alexandria Marzano-Lesnevich aménagent, par narrations régressives, un espace pour la faute –ou plutôt, pour distiller la faute.

Remerciements à Marie-Pier Lafontaine pour ses observations et réflexions sur le texte «Sang» de Joyce Carol Oates, dans le cadre des travaux de l’équipe de recherche pour le projet «Vers une théorie-pratique de l’excès de fiction: distorsions, disjonctions et déviations narratives» (CRSH, 2018-2022, chercheure: Cassie Bérard).

Alexis Lussier

Désir et tentation dans les écritures obsessionnelles ou L’insoutenable sentiment d’avoir (peut-être) pensé à mal

La névrose obsessionnelle n’est pas seulement un fait clinique, elle a quelque chose à voir avec un fait beaucoup plus général. C’est-à-dire quoi? Sinon, la longue histoire des rapports entre le désir et l’angoisse, la tentation et le gouffre de la conscience que Freud pouvait très bien reconnaître à la fois du côté de la littérature et à la fois du côté du cas d’Ernst Lanzer, l’Homme aux rats. Mon hypothèse est que le texte de Freud, à propos de Lanzer, occupe une place particulière dans les rapports que Freud entretient avec la «modernité» ; et en particulier la modernité littéraire. Il ne s’agit pas alors de «réduire» l’Homme aux rats à une image de la modernité, mais il s’agit plutôt de l’opposer à cette image pour les faire se rencontrer.

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