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Des «feminist sex wars» au matérialisme performatif: relecture de la pornographie et du BDSM

Bruno Laprade
couverture
Article paru dans Féminismes et luttes contre l’homophobie: de l’apprentissage à la subversion des codes, sous la responsabilité de Line Chamberland, Caroline Désy et Lori Saint-Martin (2016)

J’aimerais croire que le mouvement queer est aux études LGBT ce que le lesbianisme radical est aux théories féministes: leur aile la plus militante, politique, celle qu’on accuse souvent d’être extrémiste parce qu’elle propose des visions du monde remettant en cause l’ordre établi. Bien que le queer et le lesbianisme radical aient tous deux pris naissance dans l’entrecroisement des questions féministes et LGBT1Pour le queer, on peut penser à l’interrogation ayant mené Teresa de Lauretis à proposer le terme, au prologue d’Épistémologie du placard de Eve Sedgwick Kosofsky ou au sous-titre de Trouble dans le genre de Judith Butler. Pour les tensions entre les lesbiennes et le mouvement des femmes, l’expression «the lavender menace» est un bon exemple, alors que ce terme a été prononcé pour la première fois en 1969 par Betty Friedan, présidente de la National Organization for Women aux États-Unis. Notons d’ailleurs que si l’expression «féministe radicale», que nous utiliserons dans ce texte, englobe souvent les réflexions issues des théories lesbiennes, celle-ci n’est nullement garante de l’inclusion des questions sexuelles ou des particularités des lesbiennes dans ses critiques. et qu’ils font de l’intersectionnalité un point d’ancrage important de leurs théories, ces deux mouvements sont plus souvent mis en opposition qu’ils ne sont imaginés comme des alliés potentiels (Goodloe, 1994). En fait, c’est tout le féminisme radical qui est souvent mis en opposition au queer. On pensera à la conversation de Sabine Masson et Léo Thiers-Vidal, «Pour un regard féministe matérialiste sur le queer : échanges entre une féministe radicale et un homme anti-masculiniste», où les protagonistes considèrent que le queer ne permettrait pas un travail masculin sur l’oppression des femmes (Masson et Thiers-Vidal, 2002). Une auteure comme Sheila Jeffreys ira, par exemple, jusqu’à voir dans le queer un antiféminisme, alors qu’elle imagine les technologies de genre telles les opérations chirurgicales pour les personnes transsexuelles comme des violences faites aux corps des lesbiennes (Jeffreys, 2005). Dans d’autres textes, elle ira jusqu’à dénigrer les théories de Foucault sur la base de ses pratiques sexuelles (Jeffreys, 2013). À l’inverse, certains queers vont considérer que les féministes radicales font le jeu des conservateurs quand elles empêchent les travailleuses du sexe ou les femmes trans de prendre pleinement part au mouvement des femmes, contrevenant du coup aux principes de base de l’intervention féministe, qui vise à mettre les personnes concernées au premier plan des prises de décision (Toupin 2009, Barraud, 2013). En gros, les radicales reprochent au queer leur individualisme et leur dépolitisation, tandis que les queers reprochent aux radicales leur essentialisme et leur manque d’inclusivité. Autre dichotomie souvent entendue: les radicales seraient anti-porno et anti-BDSM, les queers, pro-sexe. Dans tous les cas, il s’agit souvent d’un résumé réductionniste des positions de chacune de ces théories, empêchant le débat bien plus que de le stimuler. Je ne suis sans doute pas le seul à penser ainsi puisque Jules Falquet faisait valoir dans «Rompre le tabou de l’hétérosexualité, en finir avec la différence des sexes: les apports du lesbianisme comme mouvement social et théorie politique» que les idées de Nicole-Claude Mathieu, féministe radicale souvent citée comme s’étant positionnée contre le courant postmoderne, seraient pourtant considérées comme queer aujourd’hui (Falquet, 2009).

Le présent article cherche donc à mettre de l’avant que l’opposition entre queers et radicales relève davantage de conflits politiques locaux qu’elle n’est liée aux théories elles-mêmes. En effet, il s’est développé dans les dernières années une approche matérialiste queer qui rapproche grandement les deux positions au-delà de leur lutte pour s’établir comme sujet politique légitime du féminisme. Ce matérialisme queer propose d’autres possibilités que l’éternelle tension entre pro-sexe et anti-sexe, division provenant des feminist sex wars des années 1980. C’est pour cette raison que j’aimerais mettre de l’avant des travaux d’intellectuels-les qui utilisent cette approche du matérialisme queer pour relire des objets d’étude au cœur du litige des feminist sex wars, soit la pornographie et le BDSM, et montrer par là que les positions queer, loin de faire l’apologie inconditionnelle de ces manifestations, intègrent diverses dimensions critiques face à celles-ci.

Avant d’aborder ces objets, j’aimerais dans un premier temps revenir sur l’imaginaire du sujet légitime du féminisme tel que le présente Clare Hemmings, puisque c’est celui-ci qui semble être au cœur de la dispute. Ensuite, il faut resituer l’apparition du queer dans le contexte historique des feminist sex wars, tel que le propose Shane Phellan. Enfin, je ferai un bref historique du matérialisme queer avant de voir comment les travaux de Margot Weiss sur la communauté BDSM de San Francisco et ceux de Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts sur la pornographie gaie revisitent nos conceptions sur ces objets. 

 

Le sujet politique du féminisme

L’idée d’une lutte pour se faire reconnaître comme le sujet politique du féminisme n’est pas nouvelle. Comme le soulignent Elsa Dorlin et Marc Bessin, «le sujet du féminisme “Nous les femmes” est en mutation permanente» (Bessin, 2005). Il a été constamment et successivement remis en cause par les femmes noires, les lesbiennes, les femmes trans et les femmes des pays du tiers monde, sur de nombreux axes comme la race, la classe, la sexualité, etc. C’est cette représentation de l’histoire du féminisme dans les théories actuelles que Clare Hemmings retrace dans Why Stories Matter: The Political Grammar of Feminist Theory (Hemmings, 2011). Son approche bibliométrique s’intéresse à ce que l’on pourrait considérer comme une communauté interprétative (pour reprendre l’expression de Stanley Fish), en ce sens où elle met l’accent sur les références utilisées dans les revues plutôt que sur l’attribution d’une position politique à une auteure singulière. Cette approche repose sur le postulat que les revues universitaires sont le fruit d’une collaboration entre les auteures et leurs comités de révision, donc qu’elles sont redevables de la communauté de pensée permettant la diffusion de certains discours collectifs. C’est ainsi que Hemmings met en lumière trois récits principaux dans la façon d’ordonner les jalons et ruptures du féminisme: il s’agit des récits de la perte, du progrès et du retour. Elle remarque que s’il y a un certain consensus sur l’importance du féminisme noir, du féminisme lesbien et de l’avènement du postmodernisme dans chacun de ces récits –comme si on était maintenant passé à une autre étape–, chacun des trois récits y voit des significations très différentes. Le premier récit, celui de la perte, considère que la fragmentation de l’identité femme, l’institutionnalisation du féminisme, le conservatisme contemporain et le désintéressement des nouvelles générations dans le mouvement des femmes ont entraîné une dépolitisation des enjeux et des rêves de transformation sociale. Ce récit se revendique souvent du féminisme radical et est nostalgique de la solidarité de l’époque (ou plutôt de ses groupes de socialisation). Le deuxième récit, celui du progrès, adopte comme position que le féminisme a pu dépasser les politiques identitaires pour questionner les dynamiques d’inclusion et d’exclusion en ouvrant le «nous-femmes» aux différentes expériences. Il rejette l’essentialisme et se réclame du postmodernisme pour célébrer les différences. On y associe souvent le courant queer et le travail Judith Butler y est vu comme un tournant décisif marquant un avant et un après. Quant à lui, le récit du retour cherche à allier l’ancien féminisme aux nouvelles critiques, tout en considérant que le tournant langagier pris par le postmodernisme a parfois trop investi la textualité et qu’il faut se rapprocher du matérialisme. C’est à cette mouvance que l’on peut associer le matérialisme queer, comme une tentative de synthèse des apprentissages du féminisme. En effet, cette approche, parfois aussi appelée matérialisme performatif, cherche à faire le pont entre les phénomènes symboliques (de l’ordre du discours) et leurs impacts aux niveaux économique et physique. Le rapprochement des deux tendances tente d’intégrer les compréhensions postmodernes de l’identité aux analyses matérielles et sociales plus traditionnelles des conditions de vie des femmes. Il y a là très certainement un désir de dépasser les clivages existants au sein des mouvements féministes afin de remédier aux exclusions qu’ils causent. Car les différents récits de Clare Hemmings sont loin de toujours cohabiter pacifiquement. Des tensions historiques (dont il sera question dans la prochaine section) persistent aujourd’hui. Malgré la reconnaissance de la diversité des féminismes, plusieurs personnes se sentent coincées entre les positions des récits de la perte et du progrès. La polarisation entre les deux camps nuirait au débat. C’est pour cette raison que le matérialisme performatif semble jusqu’ici avoir peu été discuté, du moins en français. Pourtant, selon certaines théoriciennes, la théorie queer elle-même serait née de ces tensions au sein du féminisme.

 

Retour sur la naissance du queer

On voit souvent des explications duelles de la naissance de la théorie queer, la situant à la conjoncture d’un mouvement social (la lutte au VIH/sida) et universitaire (avec l’engouement pour Judith Butler) (Gosselin, 2011). Cette explication est cependant insuffisante pour rendre compte des positionnements politiques (pro-sexe, pro-pornographie et anti-capitaliste par exemple) de certains groupes qui s’en revendiquent. Elle oblitère également les différentes formations identitaires qui ont eu lieu en donnant l’impression que ce militantisme est homogène et que c’est seulement dans l’action qu’on retrouve ses adeptes. De même, elle risque de réduire les théories queer aux postulats de base de Butler et Sedgwick, les limitant souvent à la seule performativité du genre et délaissant ainsi d’autres aspects de la sexualité. L’explication de Shane Phelan (1994) me semble plus productive. Elle propose de relier l’émergence des théories queer à quatre contextes différents: 1. l’épuisement provoqué chez les lesbiennes par les feminist sex wars, qui les a conduites à chercher d’autres lieux de regroupement; 2. les demandes d’inclusion et de reconnaissance des bisexuels dans la communauté gaie et lesbienne; 3. la crise du sida, qui a amené les gais et lesbiennes à collaborer; 4. la montée du poststructuralisme dans les milieux universitaires.

Ces références aux feminist sex wars et à la montée du poststructuralisme permettent d’ancrer le queer dans son contexte étatsunien et féministe. Elles permettent également d’expliquer le partage qui se crée entre les pensées radicales et queer. Le terme de feminist sex wars désigne une série de tensions sur les questions de sexualité dans le mouvement féministe (et lesbien) à partir de la fin des années 1970 et jusque dans les années 1980 (Duggan, 1995). Parmi les sujets abordés, on trouve la pornographie, le travail du sexe, les pratiques BSDM2L’acronyme BDSM signifie bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme., tous trois considérés comme des formes ultimes d’appropriation du corps des femmes et de violence envers elles. Plusieurs lesbiennes ont pris le parti du BDSM et de la pornographie en s’opposant à la censure demandée par certains groupes, car celle-ci risquait d’affecter principalement les sexualités marginales déjà surcontrôlées. Les dissensions poussent les différents camps à intervenir directement dans les événements organisés par leurs opposantes, que ce soit par des dénonciations publiques, des manifestations devant un lieu de rassemblement, des pressions politiques auprès des institutions pour faire annuler les conférences, des appels au boycottage ou des tentatives de délégitimer certaines chercheures. La séparation qui s’effectue durant les feminist sex wars, loin d’être seulement théorique, se double d’un aspect affectif: les actions et la confrontation créent du ressentiment tout en contribuant à la création de communautés par les liens qui se tissent entre les personnes présentes.

Cette séparation en deux camps sur les enjeux touchant la sexualité peut expliquer que le matérialisme queer soit passé inaperçu dans un premier temps. Même Cervulle et Rees-Robert, qui s’en réclament dans Homo exoticus, ne situent son émergence qu’au milieu des années 2000, avec le «tournant économique» que, disent-il, «Shapiro explique comme une tentative de la queer theory de regagner un certain prestige théorique dans l’université anglophone» (Cervulle, 2010). Pourtant, dès 1996, on voit paraître des ouvrages comme Queer theory/Sociology, sous la direction Steven Seidman, dont l’ambition est de sortir ces théories des sciences humaines (humanities) pour les faire dialoguer avec les sciences sociales. Donald Morton publie une anthologie intitulée The material queer: a LesBiGay cultural studies reader, dont la quatrième de couverture annonce clairement l’intention de «rompre avec la tradition classique des études gaies et lesbiennes ainsi qu’avec la théorie ludique (post) moderne en insistant sur l’imbrication du genre et de la sexualité dans la division sociale du travail» (Morton, 1996). L’anthologie propose autant des textes canoniques sur la sexualité comme Marcuse, Freud, Volosinov, Barthes, Deleuze et Guattari, Foucault ou Wittig, que des extraits de John D’Emilio, Michael Warner, Leo Bersani, Cherríe Moraga, Elizabeth Freeman, Lauren Berlant, etc.  L’ouvrage se termine sur une bibliographie de plus de 300 articles et travaux sur la sexualité empruntant une approche matérialiste. Si ce n’est qu’en 2009 que Kevin Floyd publie La réification du désir: vers un marxisme queer (traduit en 2013), ses travaux remontent à la fin des années 1990. Floyd y relit Foucault à partir de Lukacs et Butler à partir de Marcuse pour «montrer que pour faire l’histoire du capitalisme et de l’industrialisation, on ne peut faire l’économie de l’histoire des sexualités et des rapports de genre» (Floyd, 2013: 4e de couverture). Dans un article récent intitulé «Pour un féminisme matérialiste et queer», Sophie Noyé évoque d’ailleurs toute une lignée anglo-américaine de marxistes queers, peu connus et peu traduits pour l’instant.

Sans avoir la place pour entrer dans les détails, j’aimerais pour ma part signaler le livre de Lisa Duggan, The Twilight of Equality? Neoliberalism, Cultural Politics and the Attack on Democracy. Dans ce livre, où aurait été utilisé pour la première fois le terme homonormativité, l’auteure cherche à mettre de l’avant les valeurs culturelles du néolibéralisme, celui-ci étant trop souvent analysé sous le seul angle économique. Elle y montre comment cette idéologie joue de manière sournoise sur le remaniement des frontières de race, de genre et de classe tout en se revendiquant de la neutralité et du bon sens, mystifiant du coup les finalités de ses opérations. Ses exemples traitent de différentes attaques détournées (notamment au nom de la rentabilité) faites par des conservateurs sur des programmes universitaires d’études de genres et d’études ethnoculturelles dans des universités américaines. Dans un monde où l’argument de «l’égalité déjà-là» est souvent mobilisé pour contrer tant les revendications féministes que LGBT, l’intersectionnalité de l’approche matérialiste queer de Duggan offre des outils pour penser les luttes communes aux deux mouvements.Lisa Duggan a d’ailleurs pris part aux feminist sex wars à travers le groupe Feminists Anti-Censorship Taskforce (FACT). Par la suite, elle a co-écrit avec Nan D. Hunter un livre sur le sujet, dans lequel elles retracent les événements en cherchant constamment à lier les points de vue féministes et LGBT à des réflexions plus larges sur l’État et la justice. Dans ses propres mots, «all of the essays are involved in the production of “bridge discourses”, or political languages and strategies that can open dialogue across discursive gaps, generate critical challenges from one location to another, and produce negotiated interventions and actions / Tous ces essais sont impliqués dans la production de “discours communiquantsʺ» (Duggan et Hunter, 2006: 2). Les travaux qui sont présentés dans les sections suivantes reprennent certains objets litigieux des feminist sex wars avec une visée similaire à celle de Duggan, soit de faire des liens entre les enjeux de sexualité et de genre et les autres systèmes qui ordonnent nos sociétés.

 

Relecture de la pornographie et du BDSM: des objets complexes 

Les positions sur la pornographie et le BDSM sont souvent polarisées. D’un côté, les pro-sexe voient dans la postpornographie une possibilité de réfléchir au désir et à la subjectivité d’un point de vue féministe, d’en faire un outil d’empowerment; pour elles, le BDSM permet d’imaginer une sexualité non reproductive, n’incluant pas nécessairement la pénétration vaginale comme forme principale de plaisir. Ces deux formes ont le potentiel de détourner les représentations hétérosexistes de la sexualité. Pat Califia et Gayle Rubin sont souvent citées comme les principaux auteurs-es de cette position durant les feminist sex wars. Pour les anti-porno, ces formes représentent la domination des femmes par les hommes, quand elles n’en sont pas l’outil principal. La pornographie (commerciale) n’est pas qu’une oppression symbolique: les actes sexuels filmés, même mis en scène, y ont réellement lieu, ajoutant à la violence physique la violence économique. Catherine McKinnon et Andrea Dworkin sont les représentantes de ce point de vue durant les feminist sex wars.

Le queer, en raison de son intérêt pour le symbolique, la performance et la subversion, est souvent perçu comme étant pro-sexe. Si ses assises épistémologiques le font pencher en faveur de l’agentivité des individus, elles ne l’empêchent pas de tenir un discours critique sur les pratiques qui en découlent. Je propose dans cette section de voir deux exemples de théories récentes sur le BDSM et la pornographie qui critiquent certains usages de ces formes, sans pour autant tomber dans une condamnation absolue du genre.

 

La pornographie gaie  

Dans Homo Exoticus (2010), Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts se réclament du matérialisme queer pour mettre en lumière la façon dont la culture gaie française exotise les corps arabes. Les auteurs signalent ainsi la construction de la «blanchité»3Dans Le blanc des yeux –diversité, racisme et médias (2013), Maxime Cervulle explique sa préférence pour la traduction de «whiteness» en «blanchité» pour faire référence aux processus de construction hégémonique des personnes blanches. Il favorise ce terme pour éviter le parallèle avec négritude, puisque ces deux processus de racialisation ne sont pas équivalents. de l’identité gaie, une construction qui se fait simultanément sur les axes de la sexualité, de la race, de la classe et de la nation. Leur démonstration prend pour appui deux registres filmiques, le cinéma d’auteur et la pornographie, pour montrer la persistance d’un imaginaire colonial dans l’espace français, même si cet imaginaire s’est déplacé du Maghreb à la banlieue. Pour ce faire, Cervulle et Rees-Robert utilisent un cadre d’analyse issu des porn studies, dont ils décrivent la visée et les orientations:  

Les récentes études sur la pornographie (désignées par Feona Attwood comme le «nouveau paradigme pornographique», par opposition aux débats pro —ou anti— pornographie antérieurs au sein de l’université nord-américaine et plus spécifiquement des études féministes) ont justement tenté d’interroger les modalités de construction et de conceptualisation de l’identité et de la différence dans la pornographie, appréhendée non comme un espace culturel marginal, mais comme le genre cinématographique populaire par excellence. (Cervulle, 2010: 55)

Plus précisément, les auteurs s’inspirent de Linda Williams et de sa lorgnette foucaldienne pour critiquer la pornographie gaie française en tant que «machine du visible», c’est-à-dire comme processus créant les sujets qu’elle prétend représenter. Ils résument l’utilisation féministe des théories de Foucault dans cette phrase: «La pornographie contribuerait donc, comme d’innombrables autres “technologies du genre” à la (re)production de la “différence sexuelle” et à la croyance en l’existence d’un sexe vrai.» (Cervulle, 2010: 58) Pour les auteurs, cette critique s’applique aussi aux enjeux de race, c’est-à-dire que la caméra ne fait pas que créer un sujet genré; elle produit également un sujet racialisé dont la jouissance à l’écran démontrerait l’essence.

Les films de Jean-Noël René Clair dont il est question dans Homo exoticus en sont de bons exemples. Ceux-ci reprennent des scénarios semblables: de jeunes hommes pauvres (maghrébins ou tchèques) sont amenés à se déshabiller devant la caméra en échange d’une rémunération. La caméra cherche à leur assigner un statut d’hétérosexuel par différents moyens: leur corps musclé qui se déshabille devant la caméra, le besoin d’argent venant expliquer leur présence devant l’appareil malgré une prétention à l’hétérosexualité; les gros plans de la douleur ressentie par ces hommes lorsqu’il y a pénétration anale, autant d’éléments qui pointent comment la caméra cherche à leur arracher une vérité, à faire dire à ces corps leur orientation sexuelle contre leur gré et malgré les actes qu’on leur demande de faire. Les minorités ethnoraciales y sont dépeintes comme nécessairement hétérosexuelles et homophobes4«L’assignation culturelle sans cesse répétée des minorités ethnoraciales à la seule sphère de l’hétérosexualité tend à limiter l’appréhension des points d’intersection entre rapports sociaux de race, de genre et de sexualité, et aboutit à l’équation tristement omniprésente selon laquelle gay = blanc. C’est un blanchiment littéral de l’identité gay dont relève l’exotisation des minorités ethnoraciales dans la pornographie» (Cervulle, 2010 : 69)., contraintes par des enjeux économiques à se plier aux caprices d’un voyeur aisé et blanc.

Homo exoticus ne privilégie pas une analyse des genres au profit d’une analyse raciale. Le livre démontre bien plutôt comment la racialisation est aussi un processus d’(hétéro) sexualisation et que tous deux sont liés aux rapports de classe. La pornographie participerait ici du processus de construction d’une identité gaie blanche et bourgeoise nationale, jouant de ses rapports coloniaux pour maintenir certains corps à distance. D’une certaine façon, elle relève l’homophobie intériorisée et le sexisme de cette culture gaie qui fait du corps hétérosexuel le centre de son fantasme: une masculinité qu’il faut dominer par le pouvoir économique (et colonial) afin d’y avoir accès. L’usage de l’approche matérialisme queer permet ainsi aux auteurs d’articuler les différentes facettes qui entrent en jeu dans la pornographie, notamment la question de l’oppression du genre. 

Cependant, si les auteurs d’Homo exoticus sont critiques de certaines productions pornographiques et des rapports de domination qu’elles produisent et renforcent, ce n’est pas la porno comme forme qu’ils condamnent. Au contraire, ils considèrent que certaines productions de la pornographie postcoloniale rendent visible et démasquent ces rapports de pouvoir en plus de permettre aux minorités racisées de se construire un espace communautaire. C’est du moins ce que représente pour eux le studio Citébeur, une entreprise décrite comme étant collective: 

Mais outre de marketer des fantasmes estampillés «banlieue», l’entreprise Citébeur est avant tout un espace communautaire où des beurs gays conçoivent leur propre subculture au sein d’un espace culturel homosexuel qui reste encore sourd à leur parole. L’ambivalence –commercialement habile– des représentations du studio consiste en un positionnement à cheval entre une politique identitaire beur gay et un énième récit de voyage peuplé de jeunes arabes aux mœurs légères. (Cervulle, 2010: 73)

Le commentaire de Cervulle et Rees-Roberts sur l’entreprise cherche clairement à tisser une filiation entre celle-ci et les théories queer. Les masculinités qui, au premier abord, pourraient sembler de simples stéréotypes de l’arabité, y sont décrites comme détournées: dans leurs mots, «la “racaille” de Citébeur n’est pas celle de Sarkozy», ne serait-ce que parce les rappeurs et les lascars y prennent du plaisir (Cervulle, 2010: 77). Les accessoires bling bling qu’on y retrouve deviennent les signes d’une hypermasculinité qui se rapproche des spectacles de drag kings dans ce que les auteurs qualifient de «sm du pauvre» et de «performance consciente et ironique de l’arabité», considérées comme camp. Il semble clairement y avoir une volonté chez les auteurs de se réapproprier les éléments des cultures gaies déjà fortement théorisés5Sur les communautés BDSM, voir Gayle Rubin (2010). Sur le camp, voir le résumé des théoriciens-nes présentés-es par David Halperin. (2012). pour montrer la performance critique d’une telle pornographie, telle que réalisée du point de vue d’une subjectivité beur. Cette idée du commentaire social de Citébeur se trouve également, selon eux, dans la scène d’ouverture des films de la série Wesh Cousin, où un acteur se masturbant s’adresse à la caméra à la façon des stands up comics: «la tchatche du personnage seul face à la caméra relève d’un certain comique français contemporain où l’on déjoue les stéréotypes ethnoraciaux par une performance critique» (Cervulle, 2010: 73).

On peut bien sûr se demander quelle force possèdent ces actes de subversion, qui semblent ancrés dans une dimension essentiellement symbolique et qui reprennent les stratégies historiquement associées au queer. Certaines féministes pensent qu’il ne s’agit que de simples contrepèteries qui ne déstabiliseraient pas l’ordre établi (Jeffreys, 2003, 2013). De même, certaines critiques intersexes et trans considèrent que les tactiques de subversion du genre ne sont pas appropriées pour leurs luttes puisque leur genre n’est pas un jeu: leurs corps sont marqués par l’assignation violente et invasive faite sur eux à la naissance par les médecins (Bastien-Charlebois, 2014). Je crois que c’est dans la dimension commerciale de Citébeur que l’on trouve une réponse. En effet, comme le font remarquer les auteurs, «d’un point de vue historique, la culture gay est liée à la consommation» (Cervulle, 2010: 114). La force d’Homo exoticus est de ne pas laisser de côté ce rapport au capitalisme, d’ailleurs mis de l’avant dans toute la première partie de leur ouvrage, où ils critiquent l’homonormativité et l’agenda assimilationniste gai orienté uniquement vers les revendications du mariage. Citébeur représente une entreprise commerciale, mais qui permet la création de sujets sexuels racialisés, jusque-là uniquement des objets de convoitise. La situation peut se résumer ainsi:

Ce dernier studio a ouvert la voie à de nouvelles possibilités d’identifications sexuelles pour les minorités ethnoraciales –dont les figures fantomatiques au sein de la pornographie gay ne permettaient pas jusque-là l’identification du spectateur sinon la simple érotisation d’un corps exotisé. Opérant à la frontière entre exotisme et commentaire social, érotisation et déplacement des stéréotypes ethnoraciaux, Citébeur a tourné sa caméra vers la source du désir orientaliste, révélant en retour l’ethnicité de ceux que le studio appelle les «céfrans». C’est la blanchité du regard pornographique gay que déshabille le studio des beurs gays, exposant le désir orientaliste dans toute sa nudité. (Cervulle, 2010: 80)

La pornographie de Citébeur rend visibles des rapports de pouvoir qui dépassent le médium cinématographique. Malgré l’ambivalence entre «exotisme et commentaire social», le studio tourne à son avantage le désir blanc pour créer de nouvelles possibilités d’être arabe et gai. Cela semble un petit gain qui ne met pas fin à l’exotisation et l’exploitation de certains corps par la porno, mais la création de subjectivités (donc de nouveaux consommateurs) permet d’envisager de nouveaux spectateurs pour une transformation du marché. L’économique ne règle pas tout puisque l’on sait que la richesse n’est pas partagée également sur des axes comme la race et le genre et que même au sein d’une catégorie identitaire, les revenus varient. On connait également les critiques queer du tourisme rose. Mais si, comme le propose D’Emilio, l’apparition des identités LGBT a été rendue possible dans et par l’organisation de la production marchande (rappelons que si «Stonewall était une émeute», celle-ci a eu lieu dans un bar), alors nos réflexions devraient prendre davantage en compte ce rapport à la consommation ayant permis l’existence des communautés LGBT (D’Emilio, 1993).

Mais les personnes LGBT ne sont pas les seules à former des communautés sexuelles. La ville de San Francisco s’est forgé une forte réputation pour sa communauté fétiche. Depuis les travaux de Gayle Rubin sur les hommes gais aimant le cuir, cette cité a bien changé. Une nouvelle classe de travailleurs a pris d’assaut la ville et son économie s’est transformée en raison de la désindustrialisation. Les bars d’antan ont disparu pour laisser place à des tours résidentielles. Cependant, plusieurs de ces nouveaux travailleurs participent à la scène BDSM. C’est cette nouvelle génération (majoritairement hétérosexuelle) que Margot Weiss étudie afin de faire le pont entre les transformations post-industrielles et les discours sur la sexualité qui en sont produits. 

 

Le BDSM

À partir d’une méthode ethnographique mixte d’observation participante et d’entretiens autour de la scène kink de San Francisco, Margot Weiss utilise, dans Techniques of Pleasure –BDSM and the Circuits of Sexuality (2011), une approche qu’elle qualifie de matérialiste performative. Elle se donne pour but d’analyser les effets différenciés sur les sujets qu’a le BDSM et les liens à tisser entre capitalisme, sexualité et inégalités de race/classe/genre. Comme méthodologie, Weiss a fait de l’observation participative dans différents événements locaux et nationaux (puisqu’elle remarque que ces réseaux prennent de plus en plus de place dans la définition d’un sentiment d’appartenance au BDSM)6Il s’agit tant de sex party (privé ou public), de rencontres sociales comme les munches, de lancements de livres que d’ateliers sur les différentes techniques du BDSM., en plus de faire 61 entrevues semi-dirigées avec des participants de la communauté BDSM de Californie. Cette méthode mixte lui a permis de voir les intersections entre les interprétations individuelles et les débats communautaires ainsi que la façon dont la pression collective joue différemment selon le positionnement des acteurs (c’est-à-dire selon la position sociale et les caractéristiques identitaires de chacun-e). Elle considère qu’il s’agit d’une approche matérialiste performative (ou pour nous, matérialiste queer) car elle tente d’aborder la formation dynamique des subjectivités dans et par le pouvoir.

Son livre s’ouvre sur une scène de vente aux enchères d’esclaves, soirée traditionnelle de levée de fonds dans le monde kink. Elle y remarque que la vente d’un homme blanc actif rapporte beaucoup plus que celle d’un homme asiatique passif; que malgré les possibilités d’inversion des rôles souvent avancées pour défendre le BDSM, la plupart des participants y ont une position traditionnelle (les hommes étant plus souvent dominants, les femmes plus souvent soumises, même si cette reproduction des normes leur cause de l’anxiété); que la plupart des participants ne font pas de liens entre les ventes d’esclaves et l’histoire de l’esclavagisme, y voyant plutôt une activité a-raciale. Cet exemple lui sert à expliquer comment le BDSM n’est pas un monde exclu du domaine social, culturel et politique. Au contraire, il en produirait et reproduirait les oppressions tout en camouflant la façon dont il le fait. Ainsi, la sexualité, en se représentant comme étant du domaine du privé ou de l’individuel (chacun y consent librement), peut servir d’échappatoire imaginée aux structures d’iniquités sociales alors qu’elle est pourtant le produit de ces relations. L’auteure utilise le terme de circuit pour définir la façon dont le BDSM relie le privé et le public, l’économique et le culturel (ou le matérialisme et le performatif), le contexte social à la subjectivité individuelle. Elle met ainsi en lumière la manière dont la communauté BDSM et le capitalisme sont liés aux enjeux de race, de classe et de genre. 

Chez elle, le BDSM prend plusieurs définitions. Il est à la fois une identité (ou orientation), une pratique, une technique, une communauté (ou une scène sociale). Plus loin, elle parlera également du BDSM comme d’un impératif à consommer un certain mode de vie et d’une érotisation des inégalités sociales. Sa lecture fait appel au concept foucaldien de technique de soi pour parler du travail individuel qui vise à façonner le sujet SM. Le BDSM est une identité en pratique, un projet de fabrication de soi comme sujet éthique, organisé autour de codes communautaires de conduite. Ce soi se construit entre autres par les différents ateliers qui visent à acquérir un savoir, à perfectionner ses compétences à travers sa participation aux événements collectifs. Il y aurait une bonne et une mauvaise façon d’attacher les cordes; il y a une certaine façon de vérifier si on a le consentement de la personne, par l’établissement de mots de sécurité ou de couleurs; autant de codes à connaître pour participer au groupe. C’est bien cet engagement sérieux envers soi et sa communauté, ce sentiment d’appartenance à un réseau, qui définit le terrain d’observation de l’auteure et ce qu’est, selon elle, le BDSM.

Ces techniques de soi sont importantes puisqu’elles lient le BDSM aux commodités et donc au capitalisme: les jouets sexuels aident à créer de nouveaux corps et de nouveaux plaisirs par la connaissance qu’ils créent sur la douleur produite chez le sujet. Un coup de canne ne procure pas les mêmes sensations qu’une fessée à la main. Par ces sensations, le SM ouvre des créneaux de marché de niche infinis, alors que de nouvelles identités (communautaires) émergent comme consommateurs-sujets. Il s’allie donc bien avec les transformations du capitalisme tardif, qui demande une plus grande flexibilité de ses travailleurs-euses. Cette flexibilité permet de retracer des frontières (de classe, de race, etc.) en dissimulant les processus d’exclusion nécessaires à la consolidation des identités et des communautés. Par exemple, la scène BDSM se dit ouverte à tous, mais le coût des jouets sexuels et des soirées en empêche plusieurs d’y participer. Une scène maître-esclave n’aura pas les mêmes retombées s’il s’agit d’un couple de personnes blanches, une relation interraciale ou deux personnes racialisées. Si elles utilisent souvent le langage de la tolérance et de la diversité, ces identités ne sont pas également accessibles pour tous (économiquement et culturellement). Dans le BDSM, c’est le cadre de jeu qui permet cette occultation: tout n’est que jeu en surface, mais le jeu est bien plus que cela en réalité. Il s’agit d’un espace fantasmé à l’extérieur des normes sociales, jouant sur le rapport privé/public. Cet espace doit faire référence au cadre réel et aux iniquités sociales pour en tirer une charge érotique tout en niant son rapport avec celui-ci, par la référence au sujet libéral qui consent librement. Cet espace supposé sécuritaire où s’exprime le désir privé vient le plus souvent justifier et renforcer certaines inégalités sociales, bien que le BDSM puisse aussi être le lien d’une resignification plutôt que d’une mimésis.

Pour Weiss, il faut s’éloigner de la dichotomie subversion/reproduction des normes dans laquelle est souvent confinée l’analyse de ces pratiques BDSM. Elle propose plutôt de lire les scènes en termes d’efficacité performative pour rendre compte de la capacité de certaines d’entre elles à créer des circuits entre les corps et les jouets sexuels, les sujets et l’imaginaire national, les partenaires et leur auditoire:

Particular SM scenes might, by making sex public, disrupt understandings of sex as private, of desire as asocial, offering practitioners and analysts a new vantage point on the contradictions of current social relations. They might also, by reprivatizing sex, create possibilities for a reentrenchment of subjects within such power structures, especially those that bolster the class, race, and gender inequality that is justified through neoliberal rationalities. SM scenes have differential effects; we cannot rest a political reading of SM on a formal dichotomy between transgression and reification of social hierarchies, but must rather ask about a particular scene’s productive, performative effects on players, audiences, readers, and anthropologists like me. (Weiss, 2011: 24)

Certaines scènes SM, en présentant du sexe en public, peuvent perturber les conceptions de la sexualité comme relevant du privé et le désir comment étant asocial, offrant aux praticiens et aux analystes de nouveaux points d’observation des contradictions au sein des relations sociales actuelles. Elles peuvent aussi, en reprivatisant la sexualité, créer de nouvelles possibilités de retranchement des sujets dans les structures de pouvoir, particulièrement celles qui fortifient les inégalités de classe, de race et de genre, en se justifiant par des raisonnements néolibéraux. Les scènes SM ont des effets différenciés; on ne peut pas faire une lecture politique du SM en se basant sur une dichotomie formelle entre transgression et renforcement des hiérarchies sociales, on doit plutôt se demander quels effets performe et produit une scène sur ses joueurs, ses audiences, ses lecteurs et les anthropologues comme moi.

Comment le BDSM peut-il être politique? En utilisant ces circuits affectifs pour les retourner sur eux-mêmes. Par exemple, une des participantes interrogées par Weiss propose de pousser les limites des scènes maîtres-esclaves interraciales faites en public en les jouant de manière réaliste plutôt que parodique :

Molena’s desire is to make the resemblance between racialized history and SM dramatically visible. For her, the realism of the scene –dragging an unwilling slaves, stripping, and inspecting them while they scream not to be separated from their children– would “rock people’s worlds”: intervene in the social world by smacking it “upside the head”. This sort of performance, a spectacular enactment that neither denies nor occludes racial history, is a way of contesting, through the dramatization of, the preservation of such histories in SM play dynamics. (Weiss, 2011: 210)

Molena désire rendre la ressemblance entre l’histoire de la racialisation et le SM dramatiquement visible. Pour elle, le réalisme d’une scène -trainer des esclaves de force, les dénuder et les inspecter pendant qu’elles crient de ne pas les séparer de leurs enfants- peut réveiller des gens: l’intervention dans le monde social est comme un coup sur la tête. Cette sorte de performance, une représentation spectaculaire qui ne dénie pas ni ne tente de cacher l’histoire de la persécution raciale, est pour elle une façon de lutter, par la dramatisation, contre la préservation de ces dynamiques raciales dans les jeux SM.

En révélant de manière publique, comme chez Cervulle et Rees-Robert, l’imaginaire érotique (qu’il soit sexiste, raciste ou classiste), en montrant ce que celui-ci entretient comme lien avec le réel, en empêchant qu’il soit re-privatisé comme s’il ne s’agissait que d’un désir n’appartenant qu’à l’individu, en somme, en allant puiser dans les affects produits par une scène jouée devant un auditoire, le BDSM peut permettre un travail sur soi des acteurs, un travail à la fois individuel et collectif. Pour y arriver, le BDSM doit bien sûr être une pratique culturelle, un geste collectif et communautaire, plutôt que d’être confiné à l’espace privé.

 

Conclusion

Les travaux de Duggan, de Cervulle et Rees-Robert, tout comme ceux de Weiss, nous donnent à voir des objets complexes et nuancés. La tâche d’analyse des pratiques du BDSM et de la pornographie en semble décuplée. Les positions tranchées, tant du côté queer que du côté radical, en rendaient certes la lecture plus rapide: on était pour ou contre. Doit-on voir un certain relativisme dans la possibilité ici offerte d’interpréter chaque représentation indépendamment d’une critique globale de la forme dans laquelle elle s’inscrit? N’y a-t-il pas là encore un risque de conflit face à certaines scènes qui seront menaçantes pour certaines personnes et libératrices pour d’autres? La conciliation proposée par le matérialisme queer semble pourtant ouvrir une autre voie par sa capacité à réfléchir aux circuits qui relient la sexualité, le capital et les identités.

 

Références

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WEISS, Margot. 2011. Techniques of Pleasure: BDSM and the Circuits of Sexuality, Durham et Londres: Duke University Press.

  • 1
    Pour le queer, on peut penser à l’interrogation ayant mené Teresa de Lauretis à proposer le terme, au prologue d’Épistémologie du placard de Eve Sedgwick Kosofsky ou au sous-titre de Trouble dans le genre de Judith Butler. Pour les tensions entre les lesbiennes et le mouvement des femmes, l’expression «the lavender menace» est un bon exemple, alors que ce terme a été prononcé pour la première fois en 1969 par Betty Friedan, présidente de la National Organization for Women aux États-Unis. Notons d’ailleurs que si l’expression «féministe radicale», que nous utiliserons dans ce texte, englobe souvent les réflexions issues des théories lesbiennes, celle-ci n’est nullement garante de l’inclusion des questions sexuelles ou des particularités des lesbiennes dans ses critiques.
  • 2
    L’acronyme BDSM signifie bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme.
  • 3
    Dans Le blanc des yeux –diversité, racisme et médias (2013), Maxime Cervulle explique sa préférence pour la traduction de «whiteness» en «blanchité» pour faire référence aux processus de construction hégémonique des personnes blanches. Il favorise ce terme pour éviter le parallèle avec négritude, puisque ces deux processus de racialisation ne sont pas équivalents.
  • 4
    «L’assignation culturelle sans cesse répétée des minorités ethnoraciales à la seule sphère de l’hétérosexualité tend à limiter l’appréhension des points d’intersection entre rapports sociaux de race, de genre et de sexualité, et aboutit à l’équation tristement omniprésente selon laquelle gay = blanc. C’est un blanchiment littéral de l’identité gay dont relève l’exotisation des minorités ethnoraciales dans la pornographie» (Cervulle, 2010 : 69).
  • 5
    Sur les communautés BDSM, voir Gayle Rubin (2010). Sur le camp, voir le résumé des théoriciens-nes présentés-es par David Halperin. (2012).
  • 6
    Il s’agit tant de sex party (privé ou public), de rencontres sociales comme les munches, de lancements de livres que d’ateliers sur les différentes techniques du BDSM.
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