Entrée de carnet
Un résumé des «Réseaux sociaux» d’Alain Lefebvre et quelques détournements
Arrivé depuis peu sur les tablettes de la bibliothèque du Laboratoire NT2, le livre d’Alain Lefebvre, intitulé Les réseaux sociaux. De Facebook aux nouveaux Intranets, la généralisation des réseaux sociaux1Lefebvre, Alain (2008) Les réseaux sociaux. De Facebook aux nouveaux Intranets, la généralisation des réseaux sociaux, 2ème édition actualisée et augmentée, dessins par Fix, Paris, Éditions M21, 200 p., remet en perspective la place que les services de réseaux sociaux occupent dans notre vie de tous les jours et, plus spécifiquement, dans notre vie professionnelle. Co-fondateur de SQLI et fondateur de 6nergies.net (service qui a été cédé en mai 2008, doit-on le préciser), Alain Lefebvre nous livre un survol historique du développement des réseaux sociaux, des balbutiements de Plato à Facebook tel qu’on le connaît aujourd’hui, en passant par les Friendster, MySpace, et autres LinkedIn et Xing de ce monde.
Lefebvre précise ce qu’il entend par logiciel de réseau social: contrairement aux sites comme YouTube ou Dailymotion, les réseaux sociaux du Web 2.0 sont axés sur le profil de l’utilisateur et permettent de mettre en évidence les liens qui unissent les utilisateurs entre eux. Si le Web 1.0 était «content-centric», les réseaux sociaux qui ont vu le jour au sein du Web 2.0 sont «profile-centric». C’est avec Friendster que le coup d’envoi est véritablement donné en 2003. Ce site se voulait «à mi-chemin entre le site de ”dating” et le site communautaire de discussion en ligne» (p. 31). Alors que l’avenir était prometteur pour ce grand joueur de l’époque, l’expérience s’est mise à stagner en 2004 et MySpace a pris le relais avec la formule pensée par Tom Anderson: regrouper les utilisateurs sous la bannière de la musique. Encore à ce jour, l’usage principal de ce service vise à promouvoir et diffuser du contenu audio-visuel et permet un plus grand rayonnement (à peu de frais) de nouveaux artistes. Même avec la présence de Facebook, MySpace demeure la vitrine par excellence dans le créneau musical.
Le deuxième chapitre des Réseaux sociaux s’attarde plus spécifiquement à l’explosion d’envergure internationale de Facebook. Développé par Mark Zuckerberg en 2004 sous le nom thefacebook, ce service visait d’abord les étudiants de l’Université de Harvard avant de prendre en considération les inscriptions des étudiants de la Ivy League. Comme une traînée de poudre, collèges et universités se sont joints à la partie. En 2007, Facebook ajoutait la possibilité de modifier, personnaliser son interface grâce à la panoplie d’applications qui se sont développées. D’autres services comme Yahoo!360 (fermé le 13 juillet 2009) ou Orkut n’ont pas eu le même sort pour diverses raisons. Le «buzz» qui a entouré Facebook a permis d’atteindre non seulement les jeunes, mais aussi des professionnels de différents milieux. Si l’expérience thefacebook était circonscrite, réservée à quelques happy few, le Facebook actuel semble avoir rompu les frontières invisibles qui régnaient entre les multiples strates d’âges s’intéressant à ce type de service, tout comme on peut constater un décloisonnement entre les différentes conditions sociales. La myriade de services disponibles tendra vers une certaine unification, mais cela prendra du temps. D’autre part, même si Facebook a pris le devant de la scène, nous ne sommes pas sans constater l’apparition de services de réseaux sociaux permettant aux utilisateurs de construire leur propre réseau selon les besoin du moment. Ning en est un excellent exemple. On pourra d’ailleurs consulter la page du réseau Édition numérique – Québec, mis sur pied par René Audet depuis peu.
La deuxième partie du livre trempe quant à elle dans la théorie entourant les réseaux. Lefebvre rappelle la théorie des six degrés de Stanley Milgram, aussi connue sous le nom de théorie «it’s a small world», selon laquelle il suffirait de six intermédiaires pour atteindre une personnalité quelconque. L’auteur nous rappelle «[l]a fameuse application des ‘‘six degrés de Kevin Bacon’’» (The Oracle of Bacon at Virginia), qui permettait de retrouver les degrés de séparation entre Kevin Bacon et d’autres acteurs américain. On peut s’amuser avec ce programme à l’adresse: http://oracleofbacon.org/. Au rappel aussi: les lois de Moore, Sarno, Metcalfe et Reed, qui permettent d’établir de façon plus ou moins exacte la valeur d’un réseau. Si la deuxième loi de Moore proposait que le nombre de composantes de la puce de silicium doublait tous les 18 mois, la loi de Sarno propose que la valeur du réseau est proportionnelle au nombre de ses utilisateurs. La loi de Metcalfe, quant à elle, défend que la valeur du réseau est proportionnelle au carré du nombre de nœuds reliés alors que celle de Reed met de l’avant la valeur exponentielle des réseaux qui comportent une composante sociale. Alain Lefebvre met cependant le lecteur en garde contre l’enthousiasme de ces théories : « Le problème de ces lois vient de leur supposition implicite que toute connexion potentielle pour Metcalfe, tout groupe potentiel pour Reed, ont valeur égale. Or, en général, toutes les connexions d’un réseau ne sont pas utilisées avec la même intensité; j’ajouterai même qu’une bonne partie des connexions des grands réseaux n’est pas utilisée du tout pendant une fraction […] du temps considéré. » (p. 59)
Le troisième chapitre surprend en mettant à l’avant-scène l’importance des liens faibles au sein d’un réseau social. Faible n’étant pas à comprendre ici de façon péjorative, l’adjectif qualifie bien plus une nature différente du lien. Contrairement aux liens forts (le cercle rapproché de la famille et des amis), les liens faibles témoignent plutôt de rapports contextuels brefs, qu’il s’agisse de l’ami d’un ami ou de relations de travail. Sur les services de réseaux sociaux (Facebook, LinkedIn, Xing…) la possibilité d’entrer aisément en relation avec des gens comportant de deux à trois degrés de séparation permet d’accroître le capital de liens faibles, ces derniers permettant d’accéder à des sphères d’intérêts autres, mais qui sont dans la possibilité de toucher l’utilisateur. Ces relations, ce capital relationnel peuvent aussi être perçus comme une extension des savoirs de chaque individu, à condition, bien sûr, que les utilisateurs du réseau soient actifs.
Le chapitre suivant mise sur l’importance d’une visibilité de l’identité numérique, aspect que les services de réseaux sociaux favorisent. L’identité numérique (à savoir le couple : identifiant et mot de passe) est consolidée par les contenus publiés en ligne sous cette ou ces identités. Conserver son image, sur le Web, voire sa réputation est devenue une priorité pour quiconque fait un usage massif du Web afin de donner une visibilité à sa carrière professionnelle/artistique, ses compétences, etc. De nos jours, l’anonymat total est une utopie (ou presque) et le Web conserve des traces que l’on voudrait parfois laisser aux oubliettes. Une grande part de cette identité numérique peut être mise de l’avant grâce au signal social. Ce dernier, c’est votre statut : connecté, absent, occupé, etc., que connaissent les utilisateurs d’ICQ, MSN Messenger, iChat et autres services de messagerie instantanée. Ajoutons à cela la fonction personnalisable de ces statuts.
En troisième partie (chapitres 5 et 6), Lefebvre mise surtout sur les «bons usages» des réseaux sociaux à des fins plus commerciales. Statistiques et témoignages à l’appui, on découvre que ce type de réseaux favorise la croissance du capital relationnel malgré les fortes critiques qui ont pu surgir durant la période 2003-2004. Nombreux étaient ceux qui blâmaient Facebook, entre autres, pour sa chronophagie en scandant les bienfaits des relations à l’ancienne (des rencontres en personne). Il reste que dans la grande majorité des cas, si on se place du côté des entreprises, Facebook a permis d’augmenter le nombre de réunions à l’improviste, ce qui dans un contexte d’horaires serrés et d’échéances qui se multiplient, constitue un avantage considérable. D’autre part, les détracteurs de cette chronophagie n’ont pas nécessairement de démarche proactive. Pour avoir des résultats, on doit y investir un peu de temps. Un réseau, ça s’entretient. Sont aussi données à l’intérieur de ces pages quelques recommandations pratiques et éthiques afin d’étendre son réseau. Les derniers chapitres du livre se penchent principalement sur les vingt dernières années de travail qui ont mené au développement des structures sociales en ligne telles que nous les connaissons aujourd’hui. Le lecteur sera invité à suivre le parcours de différentes applications développées à partir de l’ancêtre des groupwares, Plato, comme TermTalk et Talkomatic qui donnent naissance au partage d’écran, ou à suivre le développement ardu de Lotus Notes. La vague et la chute des CRM (Customer Relationship Management) et le boom des ASP (Application Service Provider) sont aussi au menu .
Si les CRM étaient imposés par les compagnies à leurs employés (stratégie top-down), les applications qui ont vu le jour et qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui sont bel et bien celles que les utilisateurs ont voulu et qui sont entrées dans leurs habitudes. La popularité de Facebook, par exemple, réside dans le fait qu’il n’y a pas nécessairement de barrière entre la vie personnelle et professionnelle de l’utilisateur : on peut alors avoir un profil d’ensemble de l’individu sans avoir recours à deux ou trois services de réseautage social. D’autre part, le fort potentiel de personnalisation (aspect qui s’est développé dès la fin des années 90′, nous rappelle l’auteur), permet à l’utilisateur de mieux organiser les contenus qui l’intéressent ou qui lui sont nécessaires, mais aussi, du côté du fournisseur de service, de fidéliser sa clientèle. Les développements restent à suivre et promettent une utilisation grandissante des services publics de réseautage social.
En attendant, il serait intéressant de voir comment le domaine des arts s’est approprié les technologies des réseaux sociaux et de microblogging non seulement à des fins de promotions des œuvres, mais aussi comme partie intégrante des œuvres. Le but de Lefebvre n’était pas, bien sûr, de montrer les détournements artistiques qu’ont pu subir Facebook et Twitter (surtout ce dernier), il s’adresse principalement aux jeunes professionnels. Toutefois, en proposant ces réseaux sociaux comme des outils de visualisation d’un réseau de relation, la réappropriation artistique de ces relations remet en question le statut des échanges entre les utilisateurs. L’installation Installation1, par Boris Ostrerov et les followers du compte @Installation1 en est un bon exemple. Tous les tweets des followers sont imprimés et ajoutés au même endroit chaque jour, sur le plancher d’une galerie d’art. Les échanges entre les utilisateurs sont ainsi traités comme un matériau (le superficiel parfois décrié par ceux qui se refusent l’usage de tels services?) et mettent aussi en relief le paradoxe de la solitude et du rassemblement.
D’autres types d’œuvres, comme Murmur Study, une collaboration entre Christopher Baker, Márton András Juhász et Kitchen Budapest, jouent plutôt la carte de la visualisation et de l’archive. Constituée d’une trentaine d’imprimantes thermiques, l’installation donne à voir une cascade de tweets contenant des mots ou onomatopées liés à des émotions. Quittant le rôle de l’échange strictement informationnel, c’est à l’aspect affectif de ce réseau social que l’œuvre s’intéresse. Les entrées des utilisateurs ne sont plus simplement considérées comme des données, comme c’est le cas sur les serveurs dudit service, mais comme une masse émotionnelle importante. The Longest Poem in the World, créé par Andrei Gheorghe, est quant à lui un aggrégateur de texte qui sélectionne des tweets en temps réel et les assemble selon le principe de la rime. L’expérience est à la fois ludique et intéressante en ce sens qu’elle vient briser le carcan de la forme brève imposée par Twitter.
Bien qu’il ne s’agisse là que de trois exemples parmi tant d’autres, la présence de plus en plus marquée de ces réseaux au sein d’œuvres d’art témoigne non seulement du passage de leur utilisation dans nos habitudes, mais aussi du passage à une autre étape du développement des services de réseaux sociaux. On peut maintenant associer un commentaire artistique (et non seulement technique) et lucide à ces méthodes de communication, de partage. Peut-être est-ce par l’intermédiaire de l’art qu’il sera possible de briser la frontière invisible qui sépare le réseau «physique» auquel tant accordent de l’importance et le réseau «virtuel» qui ne remplace pas, mais complémente le premier.
- 1Lefebvre, Alain (2008) Les réseaux sociaux. De Facebook aux nouveaux Intranets, la généralisation des réseaux sociaux, 2ème édition actualisée et augmentée, dessins par Fix, Paris, Éditions M21, 200 p.