Entrée de carnet
Retour sur l’iconographie de l’ouragan Sandy
À l’époque contemporaine, chaque événement catastrophique de grande envergure a droit à une iconographie abondante. Depuis le 11 septembre et son archivage audiovisuel collossal, il est de coutume d’avoir droit, dans les jours suivant un drame majeur, à des milliers de clichés pris par des amateurs et des professionnels. La semaine dernière, l’ouragan Sandy et ses conséquences désatreuses a donné droit à des images spectaculaires. Le hic, c’est que certaines des plus célèbres de ces photographies avaient été rendues possibles par des trucages rapidement décelés et dénoncés. Jean-Noël Lafargue a publié sur le site OWNI.fr une brève réflexion très pertinente sur le phénomène de la falsification des images de la catastrophe. Je souhaite à mon tour partager quelques observations à propos des retombées de Sandy au plan des images numériques.
Ottis, Jason. 2012. «Sandy et Photoshop»
Cette photographie truquée de Sandy à l’assaut de New York a été partagé plus de 100 000 fois sur Facebook.
(Credit : Ottis, Jason)
Avant même que Sandy ne touche la côte est des États-Unis, une photo supposée représenter l’arrivée imminente de l’ouragan sur New York (aucun doute sur l’emplacement de cette photographie grâce à la présence au premier plan de la Statue de la Liberté, icône absolue de la Big Apple) a circulé abondamment sur les réseaux sociaux. Lafargue avance le chiffre du demi-million de partages, avec la nuance que certains ce ces partages étaient accompagnés d’un certain scepticisme. Le site Web Snopes.com a rapidement établi la nature factice de cette image, combinant une photographie spectaculaire d’une tornade prise par Mike Hollingstead au Nebraska en mai 2004 et un panorama de New York digne d’une carte postale. Le subterfuge a été ridiculisé par des internautes qui s’y sont donné à coeur joie sur les ajouts photoshop grossiers de la catastrophe.
Auteur inconnu. 2012. «L’imposture assumée»
Tiré de l’article Sandy, histoire vraie images fausses de Jean-Noël Lafargue. Des usagers du Web se sont amusés aux dépens des oiseaux de malheur ayant partagé une image truquée des ravages de Sandy.
Ce qui m’a le plus surpris avec cette photo truquée et les autres cas de pareilles manipulations simulant des images de film-catastrophe, ce n’est pas tant l’étourderie des faussaires qui croyaient que leur faux cliché n’allait pas être débusqué, mais bien la rapidité avec laquelle ces fausses images ont été repérées et démenties, preuves à l’appui. Pour ma part, j’ai d’abord pris connaissance des compilations d’images truquées offertes notamment par Buzzfeed; en moins d’une demi-journée, je n’avais pas encore été soumis aux images-choc se propageant à vitesse Grand V (V pour virale) que des usagers des médias sociaux, autant par bienveillance qu’afin de narguer les dupes, nous informaient qu’il ne fallait pas tomber dans le panneau. La réaction face à l’observation d’une image spectaculaire de catastrophe a généré très rapidement une contre-réaction alimentée par le scepticisme et le cynisme, un réflexe que je juge sain mais qui renforce mon impression que les sujets contemporains sont de plus en plus méfiants face à l’image numérique.
Autre détail intéressant souligné dans l’article de Lafargue, la distinction radicale entre les photographies dues aux professionnels, « qui (…) semblent s’adresser à notre imaginaire de cinéphile plus qu’autre chose. Composition soignée, éclairage dramatique, couleurs étudiées, ces photos sont belles avant d’être informatives, et ont sans doute été retouchées dans ce but. » et les nombreux clichés des amateurs, diffusés sur Instragram avec ce que cela suppose de filtres de retouche mimant les imperfections de la photographie argentique. Lafargue qualifie ces images de « troublantes », peut-être en raison d’une certaine banalisation qui leur est associée en raison du contenu habituellement plus mondain auquel nous a habitué Instagram. Je considère pour ma part que le filtre codifie ces photographies, en indiquant d’emblée aux spectateurs que ces images ont une dimension individuelle et personnelle offrant une perspective différente de l’événement, une approche locale et à l’échelle humaine que l’iconographie des médias traditionnels esquinte souvent au profit d’images plus globales et spectaculaires.
Auteur inconnu. 2012. «Images authentiques de Sandy»
Tiré de Sandy, histoire vraie images fausses de Jean-Noël Lafargue.Des images tirées de Webcams et de caméras de sécurité, dont les marques d’imperfection confèrent une authenticité accentuée au témoignage visuel.
Lafargue fait également remarquer que certaines des images les plus crédibles et saisissantes du passage de Sandy à New York viennent des caméras de sécurité et des Webcams, qui donnent une mesure objective du niveau d’accumulation des inondations. Celles qui sont données comme exemple par Lafargue (reproduites plus haut) sont en effet très puissantes. D’une part, parce que leur authenticité ne serait être remise en question; l’appauvrissement de la netteté visuelle, inhérente à des dispositifs technologiques rudimentaires, nous fait croire d’emblée à la validité du lieu représenté. D’autre part, le facteur à la fois accidentel et automatique de la captation joue un rôle important dans son impact; la caméra de sécurité n’a pas été posée là en vue de prendre cette photo, elle n’est pas le fait d’un agent humain qui aurait confectionné sa production d’image afin d’en mettre en valeur l’aspect catastrophique. C’est donc l’objectivité presque totale de ces images pauvres qui les rend très significatives comme témoignages de l’événement.
J’aimerais aborder deux autres aspects de l’iconographie de l’ouragan Sandy que l’article de Lafargue ne mentionne pas. Premièrement, ce qui a été abondamment répertorié des dégâts causés par le désastre naturel se limite presque exclusivement aux États-Unis. Or, l’ouragan au eu des répercussions beaucoup plus larges à l’échelle géographique. Par exemple, cet article du Parisien souligne à juste titre que Sandy a également atteint Cuba et Haïti. J’ai vu sur Facebook cette charge contre les médias traditionnels qui se sont concentrés sur la dimension américaine de l’ouragan :
Boyland, Desmond. 2012. «Sandy Cuba»
(Credit : Agence Reuters)
Il me semble que s’il fallait désigner un coupable pour l’attention portée majoritairement sur les Étas-Unis face a « l’événement Frankenstorm », il est évident que le poids imposant des médias du premier monde face à ceux du tiers-monde doit être souligné. Or, il faut également tenir compte du fait que rapporter un événement catastrophique se fait avec une plus grande efficacité par le biais d’une iconisation que par un compte-rendu journalistique textuel : les images de la dévastation parlent davantage à l’imaginaire que les décomptes des dommages en nombre de décès et de millions en dommages matériels, et une analyse des causes et conséquences de l’événement est plus appropriée dans le cas d’un scandale politique que d’un désastre naturel. Il est alors d’emblée admis et compréhensible que les informations communiquées à propos de Sandy aient passé par les photographies.
Et c’est ici qu’il m’apparaîtrait injuste de rendre les médias traditionnels seuls coupable de l’attention portée quasi-exculsivement sur la dimension états-unienne de Sandy. Je n’ai pas de statistiques à ma disposition, mais je crois pouvoir affirmer sans trop me tromper que davantage de citoyens habitant les États-Unis ont à leur disposition les appareils et la technologie leur permettant de diffuser leurs propres témoignages photographiques du passage de Sandy que c’est le cas pour Haïti et Cuba. L’iconographie de Sandy par les amateurs internautes est un indice significatif du poids considérable exercé par les médias sociaux dans la diffusion et le partage de l’image numérique et de son impact sur la représentation globale d’un tel événement. Si Lafargue insiste davantage sur l’aspect truqué de l’iconographie de Sandy, je retiens davantage l’abondance écrasante de la représentation états-unienne d’un événement ayant atteint plusieurs pays comme marque contemporaine à retenir.
Finalement, l’adage dit « mieux vaut en rire », et Sandy a donné un autre bel exemple de ce mécanisme de défense face à la catastrophe qui consiste à effectuer un détournement humoristique du désastre comme moyen de ne pas se laisser abattre par des circonstances tragiques et comme manière de reprendre un certain contrôle de la situation. L’image qui ferme cette entrée de carnet utilise le procédé très répandu de ce que j’appellerais, faute de mieux, une « meme-ification » d’un événement. La réflexion de Lefargue m’amène naturellement à remettre en question la véracité de cette photographie, et il n’est pas exclu que celle-ci ait été prise à l’occasion d’une tempête survenue non pas la semaine dernière mais plutôt il y a quelques années, il n’empêche que la blague est très cocasse et efficace…
Maheer. 2012. «Rire de Sandy»
Détournement ludique de Sandy.
(Credit : Maheer)
Bibliographie
Lafargue, Jean-Noël. 2012. «Sandy, histoire vraie images fausses». <http://owni.fr/2012/11/01/sandy-histoire-vraie-images-fausses/>.