Entrée de carnet

Renversement du regard dans Animaux d’Alexis Martin: vers la rencontre de l’autre qu’humain

Marion Velain
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Imaginée par le binôme montréalais Alexis Martin (à l’écriture) et Daniel Brière (à la mise-en-scène), tous deux membres du Nouveau Théâtre Expérimental, la pièce de théâtre Animaux est présentée pour la première fois au théâtre Espace Libre à Montréal en 2016. Avec un concept original, l’auteur amène les animaux de la ferme sur scène pour partager un espace avec eux. En s’écartant d’une représentation théâtrale classique pour se rapprocher d’une contemplation naturelle, Martin met en place un paradoxe saisissant sur le jeu lui-même des comédiens : la venue des animaux sur scène suppose une cohabitation entre animal et comédien déséquilibrée puisque la suite du spectacle dépend de ce que va faire l’animal.

Avec un tel concept où les animaux sont sur scène mais ne sont pas sous la contrainte d’agir contre leur gré (sauf celle, importante, d’être retiré de leur milieu naturel), la question de l’éthique et du bien-être animal est délicate, car si les animaux ne sont pas maltraités comme pourraient l’être ceux domptés dans les cirques, il n’en reste pas moins un dérèglement pour l’animal : la vache sur scène n’est-elle pas complètement perdue, sans herbe à ruminer ? Jeangène Vilmer explique que « le simple fait d’utiliser une espèce envoie le message qu’on peut le faire, et peut lui nuire lorsqu’elle est en voie de disparition » (Jeangène Vilmer, p. 45). On pourrait penser ici que l’utilisation d’animaux de la ferme, souvent considérés comme ordinaires en comparaison à des animaux où l’homme à un rapport de fascination comme les loups ou les ours (Grandjeat, paragraphe 4), peut aussi être la cause d’un manque de souci éthique.

Dans la pièce, les animaux illustrent les propos énoncés par deux voix narratives qui proposent une réflexion sur le rapport animal-humain. Dans le mot de l’auteur qui précède la pièce, Martin note :

Nous avons décidé de nous lancer dans ce spectacle : des comédiens partageraient la scène avec des animaux. Juste cela. Mettre en scène cela. Transformer le théâtre en étable. Assurer une garde journalière par des fermiers patentés. Vivre avec les animaux, le temps d’un spectacle. (Animaux, mot de l’auteur)

Le terme démonstratif « cela » suppose que les animaux sont davantage perçus comme objets que sujets. La pièce propose une véritable réflexion philosophique qui amène la pensée des philosophes comme le baron von Uexküll qui, lui, met en avant la notion de Umwelt, où chaque espèce vit dans un monde qui lui est propre : « Nous évoluons dans notre bulle à nous, et c’est une fiction trompeuse, un mensonge trop commode, de penser qu’il puisse exister un espace universel, commun à tous les êtres » (Animaux, l’espace). Si chaque espèce vit dans sa bulle, et si l’on commence à poser des frontières entre « eux » et « cela », comment pouvons-nous alors communiquer avec les autres espèces ? Comment pouvons-nous comprendre l’animal quand nous ne lisons pas la même grille du monde ?

            Martin explore la différence entre animaux et humains qui se traduit par le snobisme ; l’homme s’emploie à nier sa finitude « alors que l’animal, lui, semble suivre un plan supérieur qui lui échappera toujours » (Animaux, le snobisme). Dans une scène quasiment terrifiante, une fermière quitte son mari, car elle n’arrive pas à vivre avec le regard des animaux : « les vaches se sont toutes tournées en même temps, comme si elles guettaient mon entrée, j’ai l’impression que c’est moi l’animal, ici, pas elles… » (Animaux, le snobisme). Si le regard des animaux est essentiel ici, c’est parce qu’un renversement s’opère entre les regards : l’homme n’est plus celui qui regarde mais celui qui est regardé. Simon, dans un article où elle présente un extrait de Cyril Casmère qui se met à agir telle une vache pour s’intégrer aux animaux, montre combien le regard inversé crée un malaise. Le fermier, lui, se voit happé par l’animalité qui réside en lui, jusqu’à ce que ses yeux deviennent noirs comme ceux de sa vache. Le devenir animal est ici glaçant car « c’est partir loin hors de soi, sortir de chez soi, se « déterritorialiser ». (Viennet, paragraphe 17). Animaliser l’humain, c’est aussi une façon de ne pas reconnaître que l’homme est un animal. Pourrions-nous alors animaliser l’homme ou humaniser les animaux pour tenter d’entrer en contact avec ces derniers ? Ici, il est évident qu’animaliser les hommes nous provoque un rejet car nous avons peur de ressembler à celui que nous ne connaissons pas.

Martin conclut sa pièce sur la question du langage en amenant un chien sur la scène, qui peut-être est détenteur d’un savoir que l’homme ne pourra jamais acquérir. Martin nous donne alors le sentiment de ne pouvoir jamais être à niveau égal avec l’animal, de ne pouvoir jamais le comprendre, mais tenter d’entrer en contact avec lui et d’investir l’espace avec lui peut nous offrir un nouveau regard sur notre rapport à lui : la rencontre est nécessaire, même si elle ne peut être fructueuse.

Bibliographie :

GRANDJEAT, Y-C. (2011). « La place de l’animal dans la littérature d’environnement américaine », dans Chapoutier, G. et al. (Dir.), La question animale, entre science, littérature et philosophie, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 107-119.

JEANGENE VILMER, J-B. (2009). « Animaux dans l’art contemporain : la question éthique », Jeu, dossier Animaux en scène, 130, 2009, p. 40–47.

SIMON, A. (2019). « Le champ, l’arche et la scène », dans Aît-Touati, F. et B. Hamidi-

Kim (Dir.). (2019). thaêtre [en ligne], « Chantier #4 : Climats du théâtre au temps des catastrophes. Penser et décentrer l’anthropo-scène ». [En ligne] https://www.thaetre.com/2019/04/05/le-champ-larche-et-la-scene/

VIENNET, D. (2009). « Animal, animalité, devenir-animal », Le Portique, (20090928). https://doi.org/10.4000/leportique.2454

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