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Réinventer un classique

Laboratoire NT2

Il avait déjà été brièvement question, dans un Délinéaire précédent, du jeu Tetris, inventé par  le mathématicien Alexander Pajitnov il y a plus de 25 ans et qui a connu un nombre incalculable de versions sur environ toutes les plateformes de jeu ayant existé. Si la popularité de Tetris s’était légèrement résorbée avec la venue de consoles de jeu toujours plus performantes et permettant des expériences immersives dont l’intensité fait paraître totalement dépassé le casse-tête mobile datant du milieu des années quatre-vingt, on constate depuis quelques années un retour en force du vénérable classique dont la jouabilité et l’interface graphique très simple sont tout indiqués comme divertissement compatible avec les smartphones et autres iPod.



S’il est assez impressionnant de constater la durabilité de Tetris à travers les années, il est par contre curieux que le jeu n’ait pas connu de modifications radicales. En effet, les changements d’une itération à l’autre se limitent généralement à une modification de l’interface du jeu et à la comptabilisation des points, mais aucune transformation importante n’a été apportée aux paramètres du jeu.

En fait, la dernière affirmation n’est pas exactement vraie, puisqu’il s’est bien trouvé quelques téméraires qui ont essayé d’introduire de nouveaux degrés de difficulté à un jeu qui offre un défi certain dans ses niveaux avancés. Par exemple, Pajitnov lui-même a proposé Welltris en 1989, dont la particularité était de faire déplacer les tetrominos (surnom des pièces de jeu) dans un axe spatial supplémentaire. La perspective monoculaire, d’un point de vue surplombant l’espace de jeu à la manière d’un observateur qui regarde le fond d’un puits, amène Tetris dans la troisième dimension. Le hic: cette addition multiplie la difficulté du jeu à un point tel qu’il est surtout question de contrainte diabolique et frustrante, plutôt que d’un apport appréciable. Ajoutons à cette critique que l’interface de jeu, qui présente d’un côté la perspective monoculaire et de l’autre une image plane qui parasite le champ de vision, n’améliore pas l’expérience de jeu.

Même une perspective isométrique et une interface épurée, comme celle proposée par Tetrical, ne permettent pas un passage satisfaisant dans la troisième dimension.

Non, décidément, ajouter des paramètres à un jeu qui peut facilement s’en passer n’est pas garant d’une réussite. Ce serait comme vouloir «améliorer» les échecs en greffant des armes à feu aux pions et des lasers aux fous, ou encore installer un échiquier au milieu d’un ring de boxe, pour que les adversaires puissent interrompre leur partie pendant trois minutes pour s’échanger des coups de poing : c’est assurément divertissant, mais ce l’est justement parce que c’est foncièrement débile. 

C’est ce point de vue que nous avions toujours affirmé par rapport à Tetris : inutile de nous présenter des interfaces ridicules et des défis saugrenus, nous nous contentons volontiers du jeu dans sa forme la plus épurée1Soyons bon joueur et soulignons au passage 99 Blocks, une variante de Tetris, qui ne peut être considérée comme une modification originale du jeu puisque l’objectif est inverse, soit réussir à créer la plus haute empilade de tetrominos à l’aide de seulement 99 blocs..

Il nous a cependant fallu revenir sur notre opinion récemment, en découvrant cette petite merveille qu’est First-Person Tetris. La présentation mériterait à elle seule d’en faire une préférée des adeptes du jeu: dans une pièce que l’on peut supposer être un salon, une vieille télévision, surplombée par un magnétoscope et à laquelle est branché un Nintendo Entertainment System, présente à l’écran une interface de jeu qui rappelle aux nostalgiques celle proposée justement sur la «version NES» de Tetris. La mise en abyme ainsi proposée visuellement permet de trancher entre les couleurs fades de la photographie d’un salon de la fin des années quatre-vingt et les couleurs criardes de l’interface.

Ce par quoi le jeu trouve son originalité se manifeste dès que le joueur appuie sur la touche qui fait effectuer la rotation au tetronimo qu’il contrôle. Habituellement, la pièce effectue promptement un quart de tour: ici, c’est le salon qui pivote brusquement! Fait à noter également, c’est l’interface de jeu au complet qui «descend» lorsque la pièce approche du fond de l’espace de jeu, de sorte que quoi que l’on fasse, la pièce est toujours à l’exacte même position, au milieu de l’écran, et c’est le reste qui se déplace. Le seul changement apporté au tetromino est la position des trois pixels blancs qui simulent un reflet d’une source lumineuse improbable.

Cette transformation pour le moins spectaculaire des conditions de jeu induit des changements importants dans l’expérience de jeu, au premier titre un tournis passablement désagréable, bien résumé par l’extrait suivant tiré du site Écrans: «T’imagines le mec qui attend une barre pour faire son Tetris et qui se retrouve avec un L inversé, obligé de faire tourner 8 fois l’écran avant de se décider. Et là, il vomit.» 2http://www.ecrans.fr/First-Person-Tetris,8963.html (adresse consultée le 23 février 2010).

Au plan de la jouabilité, il est intéressant de remarquer à quel point cette transformation pose problème. Les compétences élémentaires d’un bon joueur de tetris sont les suivantes :

  • Localisation spatiale, soit être capable de définir à tout moment l’emplacement de la pièce par rapport à sa position horizontale et verticale dans l’espace de jeu
  • Projection spatiale, soit prévoir l’emplacement qu’occupera la pièce dans une des interstices formés par l’amoncellement des pièces précédentes entassées au bas de l’espace de jeu
  • Anticipation, puisqu’il est possible de prévoir un coup à l’avance ses actions grâce à une information à cet effet qui est fournie dans un emplacement précis dans l’interface de jeu (généralement dans le coin supérieur droit).

Chacune de ces compétences est affectée par les paramètres de jeu modifiés dans First Person Tetris: la localisation s’avère difficile puisque l’espace de jeu est «instable» et se repositionne à chaque rotation, ce qui affecte directement la capacité de pouvoir calculer l’emplacement de la pièce dans l’espace de jeu. Finalement, l’anticipation est complexifiée par le fait que l’emplacement de la fenêtre annonçant la prochaine pièce de jeu est aussi instable que le reste de l’interface, de sorte que le regard du joueur doit constamment aller trouver une information qu’il est plutôt habitué de repérer facilement et sans problème.

Ces changements importants apportés aux paramètres forcent donc le joueur à s’adapter au défi qui lui est proposé. Le principe du jeu est le même, mais les compétences que le joueur doit développer sont pour ainsi dire quadruplées, puisqu’il doit réapprendre à intégrer et appliquer son sens de la localisation, de la projection et de l’anticipation sur quatre plans de jeu, ce qui ne prend pas trop de temps pour un joueur expérimenté, mais qui s’avère ardu pour un débutant.

Ainsi, même s’il a fallu attendre 25 années avant de connaître une amélioration importante à un jeu vidéo classique, force est de constater qu’une telle réinvention est bel et bien possible. L’expérience de First Person Tetris a du moins convaincu même les plus sceptiques (nous nous désignons volontairement comme faisant partie des convertis). Petite mise en garde cependant : le Night Mode offert aux joueurs est parfaitement cruel et sournois. Considérez-vous avertis!

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    Soyons bon joueur et soulignons au passage 99 Blocks, une variante de Tetris, qui ne peut être considérée comme une modification originale du jeu puisque l’objectif est inverse, soit réussir à créer la plus haute empilade de tetrominos à l’aide de seulement 99 blocs.
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    http://www.ecrans.fr/First-Person-Tetris,8963.html (adresse consultée le 23 février 2010)
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