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Rachel au pays de l’orignal qui pleure

Jean-François Legault
couverture
Article paru dans Romans québécois et canadiens, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Jasmin, Claude. 2004. Rachel au pays de l’orignal qui pleure. Québec, Éditions Trois-Pistoles, 297 pages.

Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Rachel Richer ne sait pas si elle est morte ou vivante. L’état serein et paisible qui l’emplit pourrait bien être le paradis si ce n’était que le paradis a tout l’aspect de la devanture de l’épicerie de la petite ville des Laurentides où elle a pris sa retraite avec son conjoint. Elle constate rapidement sa capacité à se déplacer instantanément dans tous les lieux qui lui sont familiers, d’assister au va-et-vient quotidien des gens qu’elle connaît, sans toutefois qu’elle puisse entrer en contact avec aucun d’eux. À travers sa béatitude, des flashs lui parviennent : images de tôle froissée sous une voûte de cèdres, de sang qui coule de partout et d’une tête d’orignal aux grands yeux tristes qui la regarde. Une manchette de journal lui apprend qu’elle aurait eu un accident d’automobile, mais que la police recherche toujours son corps.

Son réveil douloureux dans un chalet forestier la convainc qu’elle n’est pas morte. L’homme qui la séquestre appartient à son passé de réalisatrice pour la télévision. Albert Marois, un acteur raté qui lui vouait un amour malsain, s’est mis en tête de la conquérir en lui offrant la « chance de sa vie ». Un de ses amis, l’un des plus importants producteurs de cinéma pornographique du Mexique, a accepté d’investir dans son projet : un remake du classique de George Melford Le Cheik. Son plan est de partir avec Rachel pour le Mexique, d’y tourner son chef-d’œuvre et de vivre dans la passion et dans la gloire.

Malgré toutes les tentatives d’évasion de Rachel, elle ne parvient pas à se soustraire à son kidnappeur. Sa jambe blessée est soignée par un autre ami d’Albert, un chirurgien pratiquant au Vermont depuis qu’il a été rayé de l’ordre des médecins au Canada. Rachel est ensuite transportée à New York où doit se passer l’acte final, le rendez-vous avec le producteur Pedro Villonga dans ses bureaux du World Trade Center. La police est toutefois parvenue à retrouver la trace de la réalisatrice et compte sur ce meeting pour capturer toute la bande impliquée dans le kidnapping. Au moment précis où ils mettent leur plan à exécution, un avion s’écrase dans la tour et met fin, réellement cette fois, à la vie de Rachel Richer.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Roman

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Roman à suspense, temporalité linéaire. La narration alterne sans raison apparente entre un narrateur omniscient et un narrateur intradiégétique avec focalisation interne (le personnage principal de Rachel).

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

La présence du 11 septembre est particularisée. Le dénouement du roman se situe au moment et au lieu précis du premier impact d’avion dans la tour nord du WTC.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

i) Dans la mesure où le roman se termine au moment précis où le premier avion percute la tour nord du WTC, les événements sont présentés de façon explicite. En effet, la narratrice, intradiégétique à ce moment (cf. 1.e), se trouve dans la tour très près du lieu de l’impact et perd la vie, interrompant du même coup le récit. On peut donc considérer que le roman se termine au moment exact où les attentats du 11 septembre deviennent un événement, c’est-à-dire que dans l’univers fictionnel propre à ce roman, les attentats sont effectivement réalisés, mais pas encore représentés. Ceci a un impact sur le roman lui-même : les conséquences des attentats ne se font pas sentir a posteriori dans l’univers fictionnel puisque la narration cesse au moment où ces effets pourraient se manifester. Par contre, on peut les percevoir dans le suspense qui découle d’un récit plaçant les personnages sur la trajectoire des attentats. Autrement dit, l’anticipation des événements par le lecteur remplace la représentation de ceux-ci et renforce le sentiment tragique que provoque leur conjuration.

ii) Dans le roman, le personnage principal est transporté à New York par ses kidnappeurs. Ils atterrissent dans un aéroport du New Jersey, puis traversent la frontière entre les états en voiture. Ils accèdent à l’ile de Manhattan par un tunnel, sans qu’il soit dit s’il s’agit du Lincoln ou du Holland. Le moyen de transport et le trajet effectué deviennent importants puisqu’ils conditionnent la description que fait l’auteur de la ville de New York : tout d’abord une silhouette dans la brume matinale de l’autre côté de l’Hudson, ensuite une vue souterraine des autoroutes qui mènent au sous-sol d’un hôtel sans que Rachel ait pu apercevoir la ville de près. Ce n’est qu’une fois monté dans sa chambre que le personnage pourra avoir une vision rapprochée de New York par la fenêtre.

iii) Pas de moyens de communication notables.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Outre celui d’en être les victimes, les personnages n’entretiennent pas de lien avec les événements. Il est fait quelquefois allusion à certains voyages du personnage principal et de son conjoint dans la ville de New York. On pourrait y voir l’anticipation des événements du dernier chapitre dans une intrigue qui n’a autrement pas de lien avec le 11 septembre.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Pas de sons.

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Pas de travail iconique.

Autres aspects à intégrer

N/A

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

Un soir que la pluie tombe à verse, Rachel Richer monte dans sa voiture et, laissant les Laurentides derrière elle, prend la route vers Montréal. À un tournant de paysage, c’est l’accident, imprévu, qui bouleverse toutes les données de son existence. Dans l’état comateux où elle se retrouve, de multiples questions jaillissent, qui demandent d’urgentes réponses, puisque la vie ne tient plus qu’à un fil risquant de se couper… mais pas quoi et par qui, pour quel incident venu de quel passé que la mémoire n’a pas retenu et qui refait surface dans un onirisme aussi étrange qu’envoûtant?

Dans ce roman étonnant, tout à la fois descriptif et policier, d’épouvante et de suspense, Claude Jasmin nous entraîne dans une histoire où s’entremêlent avec brio la vie rêvée et la vie réelle, grâce à une écriture qui ose se faire dérangeante par son extraordinaire verdeur et ses interrogations sans pitié sur le monde d’aujourd’hui : pourquoi le vieillissement, pourquoi la mort proche, pourquoi l’idée de beauté pour certains et l’idée de vengeance pour d’autres, et pourquoi doit-on livrer un combat extrême quand on a toujours rêvé tout autrement?

Des Laurentides à Montréal, de Montpelier à New York, la vie de Rachel Richer, si menacée, nous renvoie à la nôtre, qui pourrait lui ressembler tant le monde d’aujourd’hui est imprévisible et susceptible de tous les détournements et retournements.

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

Page web du journal de l’auteur en date du 11 septembre 2002 :

https://web.archive.org/web/20050226134021/http://www.claude-jasmin.com/journees/2002-09-11.htm [Page consultée le 9 août 2023]

Citer la dédicace, s’il y a lieu

« À tous les orignaux trouvés morts au bord des routes »

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

Critique de Réginald Martel parue dans La Presse du 28 novembre 2004 :

https://web.archive.org/web/20081116104840/http://www.claudejasmin.com/wordpress/?p=136 [Page consultée le 9 août 2023]

Impact de l’œuvre

Impact inconnu

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Le roman Rachel au pays de l’orignal qui pleure est un suspense et, respectant les règles du genre, réserve plusieurs surprises pour le lecteur. Le 11 septembre en est l’une d’elles. Certains artifices sont  s’assurent de l’effet de ces surprises, dont le non moindre est de créer une atmosphère de véracité. Par exemple, en décrivant minutieusement des lieux de façon à les rendre tangibles, Jasmin transpose une aura de réalité sur les actions fictives qui s’y déploient. De plus, on trouve régulièrement dans le genre policier de véritables lieux qui, s’ils sont perçus à travers la subjectivité de l’auteur, sont néanmoins fidèles à l’original. Il s’agit là d’un artifice similaire, si ce n’est que l’auteur se donne ainsi un atout supplémentaire : il fait directement appel à la mémoire et aux affects de ses lecteurs. Il n’est même pas nécessaire d’en faire la description : la simple mention d’un lieu connu comme scène de l’action fait entrer en jeu la participation du lecteur qui peuple alors l’espace de la narration de son imaginaire propre déjà constitué en relation à ce lieu. Il peut s’agir d’un processus complexe où le lieu entre en résonance avec le contenu de la diégèse pour créer un effet de sens inédit. Il est également possible que ce procédé ne vise qu’à créer un effet d’atmosphère : par exemple, un auteur de romans d’amour placera son intrigue à Venise ou dans une île tropicale, un auteur de romans policiers dans les sous-terrains glauques de Londres. Ce procédé a alors beaucoup en commun avec le lieu commun tel qu’entendu en rhétorique, c’est-à-dire la reconnaissance d’un stéréotype par une communauté linguistique.

Plusieurs lieux sont nommés dans Rachel au pays de l’orignal qui pleure; chacun d’eux vient donner corps au récit, à commencer par le premier d’entre eux : le petit village des Laurentides. Un grand nombre des lecteurs de Claude Jasmin auront une idée assez précise de ce à quoi ressemble un village de cette région. Sur son site Web, l’auteur parle de ce choix :

« “Rachel au pays de l’orignal qui pleure”, (Trois-Pistoles éditeur) offre aussi, comme en parallèle, la visite articulée du village laurentien dans lequel une Rachel comateuse… victime d’un accident “”trafiqué”” dans sa Jetta bleue… rôde sans cesse, de jour comme de nuit… et aussi le lieu où vit l’auteur, Sainte-Adèle. Pourtant jamais nommé mais qui sera facilement reconnu par les familiers du lieu. » (https://web.archive.org/web/20090106113329/http://www.claude-jasmin.com/htm/rachel-orignal.htm [Page consultée le 9 août 2023], page consultée le 28 août 2009)

Que ce soit pour situer l’action, pour concrétiser l’atmosphère de son roman ou tout simplement pour faire plaisir à ces « familiers du lieu », l’auteur a donc choisi de représenter un endroit connu comme espace de la situation initiale. Le personnage principal y évolue pendant quelques chapitres; en tant que « fantôme », elle y fait la rencontre de plusieurs de ses habitants, fait la description de nombreux endroits tels que le bord du lac ou le parterre du supermarché, mais surtout, constate pendant son errance la tranquillité et la joie de vivre de sa petite ville de campagne. Ceci entre en opposition directe avec sa situation réelle qui est d’être séquestrée par un psychopathe et d’osciller entre la vie et la mort. Il faut donc considérer que le choix du lieu et son utilisation créent ici un effet de sens par le contraste entre danger et bénignité.

Un second lieu sera nommé par la suite : Rachel Richer se voit transportée par son kidnappeur dans une clinique privée de Montpelier, la capitale du Vermont. Cette fois, il s’agit d’un lieu moins familier, mais tout de même assez près du Québec pour conserver l’atmosphère de tension découlant de la proximité de l’intrigue. Outre la clinique où elle est internée, Rachel ne verra pas grand-chose de la ville. Le lieu a plutôt ici une fonction accessoire, celle de faire le relai entre l’espace de la situation initiale et celui de la situation finale : la ville de New York. Plusieurs paragraphes de description sont dévolus à cette dernière, où transpirent nombre de lieux communs attachés à la métropole : déshumanisation, paysage artificiel, mouvement incessant. Des icônes de la ville sont mentionnées sans qu’elles ne soient impliquées dans l’intrigue : Central Park, Battery Park, taxis jaunes, etc. Le lien avec l’espace du dénouement, un bureau dans la tour nord du World Trade Center, et l’intrigue est ténu, presque arbitraire. Bien sûr, si l’auteur a choisi New York plutôt que Boston, le World Trade Center plutôt que le Chrysler Building, c’est qu’un avion est venu s’y écraser à 8 h 46 du matin le 11 septembre 2001. Il faut comprendre ici que la narration ne pose pas un regard sur l’événement, n’en propose par une représentation nouvelle, n’avance pas d’interprétation et ne provoque pas de réactions. Au contraire, l’attentat terroriste intervient comme un deus ex machina en interrompant la diégèse. Les fils de l’intrigue ne se dénoueront jamais puisque tous meurent dans la catastrophe. Au moment précis du climax, l’auteur substitue à la chute qu’il prépare depuis la situation initiale cet autre événement qui vient tout annuler. Le 11 septembre ne devient plus ici qu’un accessoire servant l’atmosphère du roman, un élément de suspense pour le lecteur qui voit venir la catastrophe sans connaître qu’elle en sera l’issue pour les personnages.

La distinction entre effet de sens et effet d’atmosphère devient plus claire en ce qui concerne les éléments de l’espace d’un roman. Le premier survient lorsque la narration investit le lieu d’un sens nouveau, lorsqu’elle est un « discours sur le lieu ». Dans le deuxième cas, c’est le lieu qui ajoute du sens à la narration, qui vient la teinter et l’orienter dans un genre particulier (ici le roman à suspense). Le roman Rachel au pays de l’orignal qui pleure participe donc de la transformation du 11 septembre en un lieu commun, un stéréotype qu’on peut conjurer pour donner un ton à la narration. La stratégie du lieu commun est tout à fait valable là où elle fait partie du dessein de l’auteur. En rhétorique, le topique servait à rendre une argumentation compréhensible au plus grand nombre. Un roman populaire ne saurait s’en passer, ne serait-ce que par principe d’économie. L’excès est toutefois facile et peut prendre les allures d’une recette d’écriture : votre roman manque de pathos? Saupoudrez-y un peu de 11 septembre et le tour est joué!

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

« New York, canyons de béton et de verre. New York, tranchées profondes aux défilés incessants de voitures. New York, sillages de fumée, sillons d’ombres froides partout. New York, entailles rectilignes, hauts murs. Centaines de jérichos. New York, Vincent et moi. Je me souvenais de notre dernière visite. Un week-end, au printemps. Pâques à New York, monsieurs Cendrars. Des marronniers fleuris. Central Park en beauté. […] Je retourne à la contemplation de ce vide bien rempli : vagabonds en loques fouillant les poubelles, chics Crésus qui ne les voient pas, petits commis alertes, trépignant, commis habiles sur des vélos, lourds camions, jaunes taxis en bolides-tamponneurs calculant des trouées. Je devine une mégalopole grouillante de saints et de bandits, de doux dingues et de retors calculateurs. Je regarde ce glacial paysage d’acier, d’aluminium, de béton, pyramides de miroirs réfléchissants aux alvéoles noirâtres, infini jeu de blocs de pierre grise, rouge. Ici et là, petits pâtés de vieilles briques, anachroniques vestiges d’une cité tentaculaire et vivace. » (p. 266-268)

« J’ai mal. Je voudrais lui témoigner au moins une toute petite et pauvre dernière marque d’affection. Ça m’est impossible. Je cherche vainement quelques mots quand on entend Bernie qui hurle et vient se jeter sur nous, affolé, nous montrant de l’index les fenêtres extérieures. Le gérant Cristopho se colle aux fenêtres. Comme les secrétaires, Gloria crie aussi, recule, les mains sur les yeux. Un avion fonce droit sur nous! Albert renverse le vase de roses rouges, bondit à une fenêtre, y plaque les deux mains, râle, ouvre les bras comme un crucifié. Les moteurs de cet avion fou… comme des orignaux, je les vois si noirs, si proches! Je crois être subitement replongée dans mes visions. Un tonnerre fracassant quelque part au-dessus de nos têtes! Un tremblement de terre! Et puis tout est noir et silence absolu. Ne me cherchez plus. Je suis dans une sorte de lumière, mieux que la lumière. » (p.297-298)

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

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