Entrée de carnet

Publicité ou création: l’oeuvre à partir d’une oeuvre et l’hypermédia

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Délinéaires (2009), sous la responsabilité de Laboratoire NT2 (2009)

L’omniprésence d’Internet comme média privilégié de diffusion d’information a entraîné une tendance pour le moins souhaitable dans la promotion d’oeuvres artistiques. En effet, le lancement d’un livre, d’un disque ou d’un film donne lieu de plus en plus fréquemment à une campagne publicitaire sur le Web. Ces campagnes de promotion vont de la fanfaronnade omniprésente (les publicités pour les films de super-héros monopolisent les espaces publicitaires des sites Web de grands quotidiens américains peu avant leur sortie) à la création d’oeuvres qui dépassent le simple mandat promotionnel pour s’ériger en créations jamais complètement détachées du produit de base mais assez originales pour se mériter le statut d’oeuvres à part entière.

La littérature commence à intégrer cette pratique de commercialisation. En témoigne deux exemples assez récents et diamétralement opposés, soit les sites de promotion des livres Then We Came To The End de Joshua Ferris et No One Belongs Here More Than You de Miranda July. Dans le premier cas, la maison d’édition Hachette a développé un ambitieux site Web présentant un plan architectural d’un étage de tour à bureaux où se déroule le récit de ce roman. Les différentes sections du plan permettent d’accéder à du contenu varié qui excède parfois le cadre du roman (par exemple, des pages Myspace ont été créées pour certains des personnages fictifs du roman). Ce site dépasse donc largement la plate présentation du livre pour permettre une expérience hypermédiatique tirant adroitement parti des possibilités d’interactivité des différents médias inhérents à la création sur le Web. Dans le cas du recueil de nouvelles de Miranda July, l’artiste a pris une approche plutôt artisanale afin d’annoncer le lancement de son livre. Le site consiste en une série de photos prises par l’artiste. Chaque photo présente une portion de texte écrit au feutre noir sur ce qui semble être à première vue un tableau blanc, mais qui se révèle être un appareil électroménager. July a commencé son projet en écrivant sur le dessus de son réfrigérateur mais, comme l’effacement du texte était pénible, elle a finalement choisi d’écrire entre les ronds de son poêle. Le texte complet, constitué par de multiples entrées courtes, est amusant : par exemple, l’auteure propose de coordonner son habillement avec la couleur de la couverture du livre et, afin de rester parfaitement objective dans la description de son oeuvre, tout ce qu’elle spécifie en est la longueur (224 pages) ainsi que le premier et le dernier mot du texte (“It” et “triumphant”). July se présente comme une artiste sans grande ressource mais débrouillarde, qui n’a pas hésité à gribouiller sur ses électroménager et à frotter comme une forcenée afin de compléter son projet. Ce deux projets sont infiniment plus intéressants que la création d’une bande annonce téléversée sur Youtube afin de faire la promotion d’un livre, comme ce fut le cas en 2008 pour le roman The Hockey Farmer

Dans le domaine de la musique, il est peu surprenant que ce soit le label de musique électronique Warp Records qui se soit distingué jusqu’à présent dans cette approche originale de la publicité. Actif depuis 20 ans, Warp Records est reconnu pour son influence massive dans la musique électronique, ayant notamment endisqué Aphex Twin, Squarepusher, Prefuse 73 et Boards of Canada. Alors que le label avait parfois l’habitude de créer des micro-sites pour le lancement d’un album, Warp fait maintenant affaire avec la firme de design Web Remote Location afin de créer des sites proposant un jeu ou une oeuvre collaborative permettant de faire découvrir des pièces musicales d’un album.

Lancé afin de faire connaître l’album Los Angeles du producteur Flying Lotus, Destroy! est une reprise du jeu vidéo classique Asteroids revampé avec une esthétique reprise des couvertures d’albums du musicien. La trame sonore utilisée dans le jeu (qui change à chaque fois que l’internaute atteint le niveau suivant) présente des extraits jouant en boucle de plusieurs pièces tirées de l’album Los Angeles, et un des liens de la page principale de Destroy! redirige vers le site de Warp. Ainsi, plutôt que de se contenter de proposer des extraits du disque sur leur site, les artisans de Warp et Remote Location proposent une expérience immersive et qui plaira aux gamers nostalgiques tout en introduisant l’internaute à la musique très texturée de ce nouveau phénomène de l’électro qu’est Flying Lotus.

Dans un même esprit ludique, le site Word Problems, créé pour la sortie de EP1 par Harmonic 313, propose un jeu d’association entre lettres de l’alphabet et couleurs comprenant 5 niveaux . Une chanson inédite peut être téléchargée en format MP3 si l’internaute réussit à compléter l’ensemble du jeu. Le même style graphique est employé pour la pochette du disque EP1 et pour le site Web Word Problems, et la synergie entre les deux oeuvres sur support médiatique différent va jusqu’à proposer une énigme sur le dessus de la pochette employant le même code de couleurs et lettres que l’on retrouve sur le site (la réponse à cette énigme est “Are you good at solving word problems“). Le code de couleurs qui apparaît sur la pochette du disque restera certes un mystère pour le méloname n’ayant pas pris connaissance de l’existence d’un site parallèle, ce qui est bien dommage, puisqu’il ne pourra jamais entendre la “pièce cachée”.

Plus récemment, afin de préparer le lancement du disque Ambivalence Avenue par Bibio, Warp a mis en ligne la Bibio’s Ambivalence Forest entièrement constituée par les créations visuelles des internautes. Dans cette forêt virtuelle, l’internaute est invité à créer un arbre virtuel qui s’ajoutera à une forêt collective. Pour ce faire, l’internaute peut contrôler un certain nombre de paramètres: hauteur et inclinaison de l’arbre, nombre de branches et de baies, amplitude de déploiement des branches, et couleur du tronc d’arbre et des baies. Il est également possible de générer automatiquement un arbre en sélectionnant l’option “random tree”. La création de l’arbre s’effectue en écoutant des extraits passés en boucle de la plupart des titres de Ambivalence Avenue. L’internaute peut choisir la pièce de l’album et le volume de diffusion de la musique. En intégrant la participation de l’internaute au processus de promotion du disque de Bibio, Warp ajute un aspect participatif à la création hypermédiatique en parallèle de la sortie d’un disque, puisque les fans du label contribuent à faire de la Ambivalence Forest une réussite sur le plan esthétique.

Toutefois, Warp n’est pas le seul à employer l’hypermédia pour annoncer le lancement d’un album de musique. Soulignons le travail de Fredo Viola, qui a mis en ligne theturn.tv une “web TV expérimentale” afin de préparer le lancement de son prochain disque. Le site, qui propose une interface ludique, permet de visionner des vidéoclips en sélectionnant des formes géométriques de couleurs variées et en les faisant glisser dans un cercle central. Les vidéoclips, qui emploient des approches formelles aussi variées qu’originales, développe l’intérêt et la curiosité envers ce musicien qui a pris des moyens artistiques afin de se faire connaître.

Oublions un moment l’intérêt mercantile qui se dissimule parfois très bien dans les recoins de ces curieux objets, et saluons le côté rafraîchissant et résolument en phase avec les nouvelles pratiques artistiques du Web qui se dégage de ces projets innovateurs visant à faire une “oeuvre à partir d’une oeuvre”, autrement plus agréables que des campagnes massives de publicité et permettant de constituer une création multi-plateforme dont l’exploration est dédoublée par le fait même!

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