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Préface par Michel Murat

Michel Murat
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Article paru dans Figurer la vie littéraire, sous la responsabilité de Mathilde Barraband, Anthony Glinoer et Marie-Pier Luneau (2019)

Artillo, Ernesto.”Fashion Collage”

Artillo, Ernesto.”Fashion Collage”
(Credit : Ernesto Artillo)

Il n’est pas toujours facile de mesurer les effets et la portée de travaux collectifs, car ceux-ci ne se réduisent pas à leurs résultats immédiatement affichables. La conception, l’animation et l’encadrement de ces travaux collectifs demandent un investissement considérable et presque continu de la part de leurs promoteurs, de la recherche de fonds à la publication, si bien que l’on imagine le mélange de soulagement, de frustration et d’inquiétude qu’ils doivent éprouver au moment, forcément prématuré, de la clôture d’un programme. On est tenté d’en conclure que dans nos disciplines littéraires, rien ne peut être mis au-dessus du travail individuel. Il me semble que ce serait à tort.

Le programme «Figurations de la vie littéraire» peut ici prendre valeur d’exemple. Il avait été précédé par le travail personnel d’Anthony Glinoer sur la camaraderie littéraire, puis par le beau volume réalisé par lui avec Vincent Laisney sur les cénacles littéraires, rare exemple d’une collaboration de deux chercheurs —de tempérament pourtant très différent— qui ait renforcé, plutôt que de les mettre à mal, des liens d’amitié, et dont le fruit, grâce à ce lien qui avait mûri, manifeste une grande homogénéité. Ce travail a évidemment servi de base au programme collectif, non sans que le développement de celui-ci lui fasse connaître une évolution, sur laquelle je reviendrai.

L’élaboration sur cette lancée d’un programme collectif a entraîné trois conséquences principales, que le travail solitaire, ou même à deux, ne pouvait produire. La plus évidente est une extension géographique du travail, et donc sa dissémination en plusieurs lieux, mais aussi le maillage avec d’autres travaux, individuels et collectifs, qui se situaient dans le même champ. C’est le cas, de manière très visible, avec les travaux de sociologie des lettres menés en Belgique francophone autour de la revue COnTEXTES; ce l’est de manière plus souterraine avec les chercheurs qui avaient contribué, à la Sorbonne et dans ses alentours, au programme plus ancien sur «L’histoire littéraire des écrivains». A titre personnel, j’ai été le bénéficiaire de cette conjointure au moment où je travaillais à mon livre sur Le Romanesque des lettres. Je me suis servi de la bibliographie élaborée par le GREMLIN; j’ai fait confectionner par mes étudiants des fiches de lecture qui ont été transmises à Sherbrooke et ont pu nourrir, une fois mises en forme, la base de données en cours d’élaboration. C’est ainsi que le réseau se resserre, et que s’est amorcé le processus par lequel l’histoire littéraire, celle du fait littéraire autant que des œuvres, est revenue au centre des préoccupations —du moins dans un certain espace francophone, les universités anglaises et américaines se vouant à d’autres causes. Cet élargissement a été parfaitement compatible avec l’approfondissement de recherches locales ou régionales, en l’occurrence consacrées à la production québécoise.

Le deuxième effet est pédagogique, et on peut même dire générationnel. Prendre part à une telle entreprise est autre chose que de lire un livre ou de suivre un cours, et crée de tout autres liens. C’est pourquoi il est important que les travaux des étudiants et des jeunes chercheurs figurent ici à côté de ceux de leurs aînés, et qu’une égale attention leur soit accordée. La gestion d’un projet collectif est aussi —ou devrait être, car ce n’est pas toujours le cas, y compris en sciences humaines— une école de déontologie; et même un exercice quotidien de la générosité intellectuelle, sans laquelle notre métier serait de peu de prix. Rien n’est plus détestable que l’accaparement et la prévarication. Comme nous avons la chance que nos idées soient pour la plupart dépourvues de valeur commerciale, nous n’avons aucune raison de les garder pour nous. Tout ce que nous donnons à nos étudiants dans l’échange et le travail nous enrichit.

La troisième conséquence s’inscrit dans le temps. Elle réside dans la mise au point d’outils utiles à la recherche, quelle que soit la nature de ceux-ci. La théorie en est un (du moins elle le devrait), la bibliographie un autre. Mais l’entrée dans l’âge numérique a étendu ces possibilités et les a démultipliées. La création de la base de données qui est le résultat principal du programme «Figurations de la vie littéraire», en tout cas dans sa dimension collective, en est un remarquable exemple. Les ressources de cet outil sont ici plus que présentées, véritablement explorées, par l’article d’Olivier Lapointe. Il ne montre pas seulement ce qu’on peut tirer de cet outil dans son état actuel, et qui est déjà beaucoup; il donne une idée précise de ce que permettrait l’implémentation de nouvelles applications ou procédures. Il met ainsi en évidence la puissance collaborative d’une communauté encore en puissance, qui se constitue précisément par sa contribution à un tel work in progress. L’article fait aussi preuve d’une prudence salutaire, confinant parfois au scepticisme, devant les vertiges de la technologie. C’est une réflexion qui pourrait nous servir de modèle dans bien d’autres domaines.

Mais le plus intéressant peut-être à mes yeux est la manière dont ce travail collectif, voué à des objectifs pragmatiques, est susceptible de relancer une réflexion de fond sur son objet, à savoir l’histoire littéraire. Deux points, présents dans les pages qu’on va lire, en apportent la preuve. Je tire le premier des réflexions d’Anthony Glinoer sur la figure de l’éditeur. Le rôle de celui-ci dans les deux siècles derniers a été bien étudié, mais il est remarquable que l’éditeur ne soit devenu que récemment un personnage de roman, alors que la carrière de bien d’entre eux, de Poulet-Malassis à Robert Denoël, recèle d’évidentes ressources romanesques. Celles-ci ont été exploitées principalement par des biographies, comme celle de Gaston Gallimard par Pierre Assouline, ou par des livres de témoignage et d’entretiens produits par les acteurs eux-mêmes, à l’exemple d’Hubert Nyssen ou Maurice Nadeau. Mais ces derniers sont encore des personnages si l’on peut dire classiques; on n’en dirait pas autant de Françoise Verny ou Teresa Cremisi. Dans les romans contemporains, c’est à une redistribution des cartes qu’on assiste, et à une redéfinition des fonctions entre auteur, éditeur et service de presse. Les remarques de Glinoer montrent comment le sujet a en quelque sorte émergé des blancs du travail collectif; elles mettent en évidence les capacités heuristiques de la fiction, dès lors qu’elle est saisie dans un corpus assez large.

L’autre question prend forme au cœur même du travail sur la base de données, et l’article de Lapointe la formule avec lucidité. L’historicité n’a pu en effet manquer de s’introduire dans la structure même du travail, jusqu’à risquer d’en perturber la cohérence. Une base de données est faite pour stabiliser un corpus dans un état autant que possible représentatif; cela suppose que les variations dans le temps soient neutralisées, ou suffisamment amorties. Or dans notre cas, les configurations structurantes de la vie littéraire, qui ont été prises en compte dans la taxinomie interne (par les «onglets»), correspondent à un état du champ littéraire qui se met en place à l’époque romantique et reste relativement stable jusque dans les années 1960, moment où le statut et l’idée même de littérature, ainsi que les usages qui s’y attachent, commencent à changer profondément. Il en résulte que les fictions contemporaines, comme Quitter la ville de Christine Angot ou D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan, rentrent malaisément dans des cadres qui avaient été conçus pour Les Jeudis de Madame Charbonneau  d’Armand de Pontmartin. Il ne s’agit pas tellement d’ouvrages avant-gardistes comme Louve basse de Denis Roche, un texte écrit pour être impossible à classer, mais d’une production beaucoup plus courante, dont les enjeux romanesques semblent n’avoir plus grand-chose à voir avec ceux de livres des années 1880.

Voilà l’occasion d’une réflexion à ouvrir sur la dimension méta-littéraire de la fiction contemporaine, et ce qu’elle nous dit de la littérature d’aujourd’hui —si tant est que le mot convienne encore. C’est dans cette direction que notre recherche sur les enjeux contemporains devrait progresser: n’y a-t-il pas là —tant qu’il y aura des fonds— la matière d’un programme de recherche à venir?

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