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Pour une approche matérialiste de l’identité sexuelle: la formation identitaire des adolescentes lesbiennes québécoises
Introduction
Rares sont les études qualitatives menées dans une perspective féministe matérialiste qui portent sur la question complexe de la sexualité des adolescentes. Peu de travaux scientifiques, y compris dans le champ des études féministes, ont été consacrés aux jeunes lesbiennes, à l’environnement socioculturel dans lequel elles évoluent ou aux possibilités qui leur sont offertes relativement à la sexualité et aux intérêts amoureux. Les nombreux travaux féministes sur la socialisation différentielle des sexes, notamment à l’adolescence, montrent pourtant que cette période est déterminante sur le plan de l’apprentissage des exigences normatives de la féminité et de la masculinité. Comme l’apprentissage de la sexualité s’inscrit dans ce processus de socialisation, ces études permettent de saisir comment les jeunes filles sont amenées à s’engager dans la sexualité hétérosexuelle et à développer une identité de sexe/genre féminine et hétérosexuelle. L’existence des lesbiennes démontre cependant que certaines jeunes filles échappent à l’effet de la socialisation différentielle des sexes sur le «choix sexuel».
J’ai donc cherché à découvrir comment l’environnement social et culturel des adolescentes lesbiennes facilite ou complexifie la formation de leur identité sexuelle. Les jeunes filles non hétérosexuelles disposent de peu de modèles d’identification et de référence susceptibles d’informer leur trajectoire en matière de sexualité. Le présent article est consacré au milieu scolaire, qui constitue un espace de socialisation significatif dans la formation identitaire des jeunes. La plus grande partie de l’adolescence coïncide avec les années d’éducation de niveau secondaire. Le contenu scolaire et, plus fondamentalement, les relations entre pairs sont autant d’occasions d’actualiser les attentes normatives reliées au genre et à la sexualité. Mes analyses rompent avec le modèle psychosocial de développement identitaire, généralement mobilisé pour rendre compte de la formation de l’identité homosexuelle. L’émergence de l’identité sexuelle lesbienne est examinée à partir d’une perspective théorique matérialiste, démontrant que celle-ci n’a rien perdu de sa capacité à saisir la complexité de l’expérience sociale. J’ai privilégié une interprétation interactionniste des concepts d’identité, de formation ou développement identitaire, interprétation qui ne suppose pas d’identité «naturelle» ou «essentielle» et qui, sans faire abstraction de la puissance des déterminismes sociaux, reconnaît aux individus une certaine latitude face à ces déterminismes. Le concept d’identité de sexe/genre se réfère ici à la conscience de soi relativement aux catégories de sexe et de genre, au fait de dire «je suis une femme», affirmation qui, dans les représentations sociales dominantes, équivaut à dire «je suis une femme hétérosexuelle». Le concept d’identité sexuelle renvoie à la conscience de soi relativement à la sexualité, c’est-à-dire l’orientation sexuelle.
Après une brève description du cadre méthodologique de la recherche dont sont issus les résultats exposés ici, je présente les grandes lignes du cadre théorique retenu. La section suivante est consacrée aux résultats, analysés sous trois aspects: 1) l’invisibilité de l’homosexualité dans l’environnement des répondantes; 2) le rôle clé joué par les relations entre pairs au secondaire; et 3) le lien entre l’adhésion à la culture de la féminité et l’engagement dans la romance hétérosexuelle.
Méthodologie
Les analyses présentées dans le présent article sont le fruit d’une recherche qualitative dont l’objectif principal était de documenter et d’analyser le vécu des jeunes lesbiennes à l’adolescence pour découvrir les éléments qui participent à la formation de l’identité sexuelle lesbienne, soit en favorisant cette formation, soit en l’entravant. Les données analysées sont issues d’entretiens menés en 2011 et 2012 auprès de 20 jeunes lesbiennes québécoises âgées de 18 à 26 ans. L’échantillon est composé de jeunes lesbiennes appartenant au même milieu socioéconomique (classe moyenne faible à aisée), qui sont principalement de langue maternelle française (une répondante a été élevée en français et en anglais), majoritairement caucasiennes (une répondante est originaire de Chine et a été adoptée par un couple québécois en très bas âge). Le recrutement s’est déroulé sur une période de dix-huit mois. J’ai eu recours à plusieurs stratégies, la plus efficace étant la diffusion d’une invitation à témoigner dans les milieux communautaires, notamment les groupes de femmes, dans le milieu universitaire, ainsi que dans l’unique revue québécoise s’adressant spécifiquement aux lesbiennes, «Entre elles», qui a publié l’appel sur sa page Facebook. J’ai également eu recours à la méthode «boule de neige», qui consiste à solliciter les répondantes rencontrées afin qu’elles fassent circuler l’appel dans leur réseau. Le recrutement par le biais des organismes LGBT n’a donné aucun résultat. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que les filles fréquentent moins ce type d’organismes que les garçons.
Les entretiens semi-directifs ont été conduits selon une approche compréhensive (Kaufmann, 1996). Cette approche offre beaucoup de liberté aux répondantes quant à la manière dont elles veulent aborder leur sexualité et leurs intérêts amoureux, et beaucoup de latitude également à la chercheure quant au rythme de l’entrevue et à l’opportunité ou non de creuser certains aspects spécifiques. Le déroulement des entrevues était soutenu par un guide dans lequel des questions de relance étaient formulées autour de trois thèmes principaux: l’environnement socioculturel, les expériences amoureuses —lesbiennes et hétérosexuelles—, les expériences sexuelles –lesbiennes et hétérosexuelles—, ainsi que la connaissance et la recherche éventuelle de modèles identitaires et le rapport à l’identité sexuelle (voir le schéma d’entrevue en annexe). Le guide d’entrevue a été développé avec le souci de reproduire les conditions nécessaires à la production d’un discours sur une expérience passée. Les questions étaient formulées de manière à favoriser «le processus de localisation d’un souvenir dans le passé», par le recours à des éléments qui jouent le rôle de points de repère, c’est-à-dire «des états de conscience qui, par leur intensité, luttent mieux que les autres contre l’oubli, ou par leur complexité, sont de nature à susciter beaucoup de rapports, à augmenter les chances de reviviscence» (Halbwachs, 1994: 37).
Les entrevues ont été intégralement retranscrites, puis expurgées des éléments susceptibles de mener à l’identification des répondantes, auxquelles des prénoms fictifs ont été attribués. Les éléments de contenu de chaque entrevue ont été codés au moyen du logiciel Nvivo pour soutenir une analyse thématique. Par la suite, une analyse transversale des entrevues a permis de consolider les catégories thématiques et d’assurer la cohérence des catégories thématiques.
Cadre théorique: contrainte à l’hétérosexualité et socialisation différentielle des sexes
Des auteures telles que Rich (1981) et Wittig (1980) ont montré que l’existence de l’homosexualité révèle que l’hétérosexualité est à la fois construite et constitutive des rapports sociaux de sexe. Rich conceptualise l’hétérosexualité en tant qu’institution au fondement des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes. Son concept central, «la contrainte à l’hétérosexualité», illustre que l’imposition de l’hétérosexualité aux femmes permet l’appropriation de leur corps et de leur travail par les hommes. Ce concept conduit Rich à invalider la «naturalité» de l’hétérosexualité. En effet, elle identifie les nombreux «moyens par lesquels le pouvoir masculin se manifeste et se maintient» (Rich, 1981: 23), chacun d’entre eux contribuant «au réseau des contraintes aboutissant à la conviction chez les femmes que le mariage et l’orientation sexuelle vers les hommes sont des composantes inévitables de leur existence» (1981: 23). Wittig voit dans l’hétérosexualité le contrat social qui organise les rapports sociaux de sexe, contrat qui représente une forme d’esclavage, conformément à la théorie du sexage de Guillaumin (1978).
Pour saisir comment s’opérationnalise la contrainte à l’hétérosexualité dans les trajectoires individuelles, je l’ai articulée au concept de socialisation différentielle des sexes. Ce concept rend compte de la production/reproduction sociale des différences entre hommes et femmes, nécessaire à la reproduction des rapports sociaux de sexe. Pour plusieurs auteures, ces théories s’inscrivent en contrepoids des discours courants, mais également scientifiques, qui prétendent que ces différences relèvent de la nature même des femmes et des hommes, c’est-à-dire qu’elles sont d’origine purement biologique (Descarries, 2006). La socialisation différentielle des sexes consiste en «le modelage d’une différence des sexes hiérarchisée par l’éducation et notamment le processus de production sociale des corps sexués dès la petite enfance» (Zaidman, 2000: 51-52). La socialisation consiste à faire coïncider le genre assigné socialement aux individus, qui sont catégorisés soit en tant qu’homme, soit en tant que femme, sur la base du sexe anatomique. Il s’agit d’un arbitraire culturel auquel le processus de socialisation contribue à donner forme, de manière à ce que les catégories femmes et hommes soient actualisées par les individus à travers le genre:
La socialisation est le processus de transmission de l’arbitraire sexiste à travers lequel les femmes sont amenées à « choisir » comme allant de soi et logique le conformisme aux modèles culturels des sexes et leurs contraintes structurelles, alors même qu’elles sont forcées de le faire et amenées à concevoir comme différences individuelles ou essentielles des différences sociales et institutionnelles induites qui confortent une hiérarchie entre les sexes. (Descarries, 2006: 4)
Le processus de socialisation se comprend ici comme mode de transmission de l’ensemble des représentations sociales dominantes, lesquelles font intervenir les stéréotypes sexuels et les pratiques sexuées, en tant que modèles d’identification pour chacun des deux sexes. L’identité de garçon ou de fille dépend par conséquent des rapports sociaux, à l’intérieur desquels elle se réactualise en permanence.
La socialisation constitue aussi un processus de contrainte des conduites et d’imposition des représentations sociales dominantes. La socialisation est donc un processus à la fois positif et négatif, puisqu’elle exige dans le même mouvement reconnaissance et acceptation de certaines attentes normatives (celles correspondant à la catégorie de sexe de l’individu), et refus et mise à distance à l’égard d’autres attentes normatives (celles correspondant à l’autre catégorie de sexe). Construire une identité de femme, ce n’est donc pas seulement répondre positivement aux attentes normatives assignées au genre féminin, c’est aussi renoncer simultanément à y déroger en adoptant des comportements ou des attitudes qui font partie des attentes normatives assignées au genre masculin.
J’ai élargi la compréhension du processus de socialisation, pour le saisir comme processus coercitif, à l’instar de Descarries (2006). En restreignant les représentations sociales à celles qui ne remettent pas en cause les structures d’organisation du social, la socialisation en tant que processus d’imposition de ces représentations sociales adopte des formes parfois discrètes, mais également des formes dont la violence symbolique est grande et susceptible de se matérialiser dans les pratiques sociales, en violence psychologique et physique notamment. Dans cette perspective, les diverses formes de victimisation, dont la victimisation sexuelle (l’objectification sexuelle, l’usage d’insultes, la mise à l’écart, les rumeurs visant à nuire à la réputation sexuelle, le harcèlement psychologique et sexuel, les agressions physiques, etc.), constituent des mécanismes de socialisation. Ces dernières ne sont pas des dérives ou des ratés, mais bien des formes de contrainte à l’hétérosexualité. Par conséquent, les discriminations et le dénigrement des lesbiennes sont lus comme participant du processus de socialisation des filles en général, à la fois en tant que moyens de reproduction des représentations sociales dominantes des rapports sociaux de sexe et de la sexualité, et en tant que pratiques de socialisation coercitives. Ce cadre théorique permet la prise en compte et l’articulation des normes et des pratiques normatives (soit le social, ou le rapport à l’autre) et de la représentation de soi des individus socialisés, c’est-à-dire leur identité de sexe/genre et sexuelle.
Résultats
L’invisibilité de l’homosexualité et du lesbianisme
Le silence prédomine autour de l’homosexualité et des réalités gaies et lesbiennes dans le cursus scolaire, qu’il s’agisse des manuels ou des interventions en classe. Seule une répondante sur vingt a mentionné les efforts faits par une enseignante afin de sensibiliser les élèves aux réalités gaies et lesbiennes. Elle fait partie des quatre répondantes ayant assisté à des interventions du GRIS-Montréal1Organisme qui propose des interventions sous forme d’ateliers permettant de démystifier l’homosexualité en milieu scolaire au Québec.. Les seize autres rapportent que l’homosexualité n’a jamais été abordée dans le cadre des cours du secondaire. Les répondantes les plus âgées ayant assisté à des cours de FPS2Cours de Formation personnelle et sociale, dans lequel était abordée l’éducation sexuelle. avant leur abolition soulignent que l’homosexualité n’y était pas traitée. La visibilité de personnes homosexuelles parmi le personnel scolaire apparaît marginale et est plus souvent le fait de doutes ou de rumeurs de la part des élèves que d’une divulgation volontaire. Du côté des élèves, les répondantes mentionnent deux types de situations : soit certains élèves sont étiquetés ou soupçonnés par des pairs d’être homosexuels, soit il s’agit de leurs propres amis-es, dont elles présument l’homosexualité. Seules deux répondantes rapportent avoir été à l’étape d’accepter leur identité lesbienne durant leurs études secondaires. Pour la majorité d’entre elles, donc, la question de la visibilité de leur orientation sexuelle ne se posait pas.
Dans la famille, l’invisibilité des personnes homosexuelles est la situation la plus fréquente exposée par les répondantes. La présence connue de personnes gaies ou lesbiennes dans l’entourage familial ou dans le réseau social des parents est marginale : seules quatre répondantes en ont signalé une, deux sont témoin de l’ouverture de leurs parents, mais deux autres au contraire de leur fermeture. Si cinq répondantes témoignent d’une ouverture plus grande de leur milieu familial, leur trajectoire n’en a pourtant pas été affectée positivement. Plusieurs répondantes indiquent que les parents tiennent des propos dénigrants à l’égard de l’homosexualité masculine, mais occultent le lesbianisme :
Mes parents, tu sais maintenant, je sais qu’elle était lesbienne, mais mes parents ne me l’avaient pas dit. C’était juste: «ah! elle vit avec une femme, ah! c’est son amie, ce n’est pas un vrai couple». (Pauline, 22 ans)
Homosexualité masculine et féminine font ainsi l’objet d’un traitement différencié qui aboutit cependant à un résultat similaire: la disqualification sociale. La différence significative qui apparaît ici dans le traitement respectif de l’homosexualité masculine et féminine est que seule la sexualité des hommes n’est pas niée. Or pour Rich, l’occultation de la possibilité lesbienne est un des moyens de contrainte utilisés pour reproduire le pouvoir masculin.
L’invisibilisation institutionnelle de l’homosexualité qui prévaut dans les écoles secondaires du Québec participe à renforcer la position dominante de l’hétérosexualité. Cette invisibilisation concourt au réseau des contraintes à l’hétérosexualité qui ont marqué la trajectoire des répondantes. Le statut accordé à l’homosexualité dans l’environnement scolaire constitue un obstacle à la formation de l’identité sexuelle lesbienne. Celle-ci n’est généralement pas nommée et ne bénéficie pas d’un traitement équivalent à l’hétérosexualité dans l’environnement social évoqué par les répondantes. Le statut de l’homosexualité y apparaît conforme à la logique hétérosexiste, soit une sexualité inférieure à l’hétérosexualité, et qui ne va toujours pas de soi.
Les relations entre pairs: espace clé de la socialisation à l’hétérosexualité
Bien qu’une des prémisses de base des études sur les adolescents-es soit que l’école constitue un lieu d’apprentissage essentiel de l’autonomie sociale, les analyses montrent que les réseaux sociaux y sont particulièrement opprimants au sens où les individus voient presque toutes les dimensions de leur existence et de leur personnalité soumises au jugement de leurs pairs. Certaines études appuient l’hypothèse selon laquelle l’école est le lieu par excellence où les filles apprennent à céder aux normes et aux rapports de pouvoir propres à l’ordre (hétéro)patriarcal. Selon Youdell (2005), les recherches portant sur les filles et l’école ont véritablement commencé à se développer dans les années 1980, se penchant pour la plupart sur la reproduction des rôles de sexe, qui assure la reproduction des inégalités entre les sexes. Ces travaux ont notamment montré non seulement que le système scolaire renforce les rôles sociaux de sexe, mais également que ces rôles y sont plus rigides qu’ils ne le sont de manière générale dans la société (Delamont, 1989).
L’organisation des relations dans un établissement scolaire secondaire présente des conditions qui offrent à un groupe d’élèves spécifique la possibilité d’exercer un contrôle sur les comportements de l’ensemble des élèves. En effet, les groupes d’adolescentes et d’adolescents sont positionnés selon une hiérarchie propre aux écoles secondaires. Les données montrent que la logique qui préside au classement des différents groupes d’élèves est la suivante : les groupes d’élèves dits «populaires» occupent une position privilégiée, parfois enviée ou contestée par celles et ceux qui en sont exclus-es. Cependant, c’est essentiellement le fait de faire partie ou d’être exclu des groupes d’élèves populaires qui semble constituer le marqueur du statut social des élèves.
L’organisation de ces groupes obéit également à une logique sexuée, les filles formant des groupes de leur côté, les garçons du leur. Seules deux répondantes mentionnent avoir fait partie des groupes de filles populaires. Au sein de ces groupes, la culture de la féminité est omniprésente. Cette culture exclut par définition toute sexualité autre que l’hétérosexualité. En concentrant les intérêts des femmes et des filles autour de la romance hétérosexuelle, elle joue un rôle majeur dans la reproduction du contrôle social de la sexualité des femmes (Lebreton, 2008). Les filles populaires apparaissent comme des modèles à suivre, et semblent représenter un idéal à atteindre, conforme au modèle véhiculé par la culture de la féminité. À ce titre, elles sont enviées par beaucoup d’adolescentes: «C’était des filles que tout le monde voulait être, qu’on disait vouloir être, c’était celles-là.» (Jennifer, 23 ans)
Pour décrire les filles populaires, les propos des répondantes articulent deux thèmes : l’adhésion à la féminité et l’investissement dans la séduction et la romance hétérosexuelle. L’expression d’une maturité et d’une disponibilité sexuelles orientées vers les garçons leur apparaît centrale dans le statut de fille populaire:
C’était toutes les plus poupounes, les filles qui se montraient le plus aussi, qui étaient plus hypersexualisées, je dirais, dans leur manière de le montrer, pas nécessairement dans leurs… Bien dans les vêtements, dans le style, pas nécessairement dans la vraie vie, pas nécessairement les filles qui ont fait le plus d’expériences le plus jeunes, mais celles qui avaient l’air. Celles qui s’habillaient un peu plus «slut» qu’on peut dire. Tu sais, qui avaient les jupes les plus courtes, qui avaient le style, tu sais, qui en montraient plus, qui se donnaient un air… (Deborah, 20 ans)
Les filles populaires semblent correspondre aux différentes caractéristiques qui déterminent l’idéal de la féminité, idéal blanc et de classe moyenne: beauté physique, vêtements féminins à la mode, mais pas trop provocants, apparence et comportements jugés séduisants par les garçons. L’intelligence pourrait même, selon quelques-unes des répondantes, constituer un désavantage pour une fille souhaitant accéder au statut de fille populaire. Selon ces répondantes, les filles populaires sont attentives à ne pas faire d’ombre aux garçons populaires, mais plutôt à leur plaire, quitte à rire de plaisanteries dénuées d’humour. Même si les perceptions des jeunes lesbiennes peuvent être influencées par leur position extérieure aux groupes d’élèves populaires, l’intégration sociale des filles semble toujours facilitée par leur adhésion aux exigences normatives de la féminité. Les filles populaires constituent l’idéal normatif auquel les jeunes femmes interrogées se réfèrent, sur des modes qui peuvent inclure l’admiration et l’envie sans exclure la distance critique, voire une certaine forme de rejet.
Le terme «populaire» est révélateur des dynamiques reliées au pouvoir dans le milieu scolaire. La popularité fonctionne comme marqueur du statut social des adolescents-es. Une forte popularité dote ceux et celles qui en bénéficient du statut social le plus élevé dans la hiérarchie des individus. La popularité est fonction de plusieurs caractéristiques. En ce qui concerne les filles, la capacité de séduire des garçons est au fondement du statut de fille populaire. Cette capacité de séduction se traduit par le fait d’être à la mode, belle, d’apparence soignée et féminine. La popularité est accessible aux filles qui font la preuve d’une facilité de contact avec les garçons, sur le mode exclusif de la romance hétérosexuelle (flirt ou relation sérieuse):
Il y en avait des miss populaires qu’on les appelait [rire]. Il y avait 4-5 filles qui étaient plus populaires, elles se tenaient toujours avec des gars, puis elles se tenaient avec les beaux gars de l’école. (Olivia, 22 ans)
La culture de la féminité apparaît comme un moyen d’assurer le «contrôle des consciences» (Rich, 1981) des filles et des femmes, et de les conduire à oublier leurs propres besoins et intérêts pour détourner leurs préoccupations vers les hommes. Parvenir à obtenir l’intérêt de ces derniers constitue un marqueur important pour les adolescentes. Les aptitudes reliées à la séduction sont réputées attester de la maturité des filles, caractéristique importante pour qui souhaite accéder au statut de fille populaire. La maturité, telle que perçue par les adolescentes, est en effet étroitement liée à la démonstration de la capacité à entrer en relation avec les garçons sur le mode des relations sexuelles. La sexualité est donc non seulement centrale dans le développement identitaire des filles, mais elle est également au cœur de la distribution des statuts parmi les filles, dans la hiérarchie des écoles secondaires.
Plus généralement, la popularité, qu’elle concerne les filles ou les garçons, se révèle être une norme hétérosexiste et genrée, de telle sorte que les adolescentes ouvertement lesbiennes ne peuvent que se situer à la marge de la structure sociale des écoles secondaires (Payne, 2007). Les répondantes ont témoigné à la fois de l’invisibilité du lesbianisme et du dénigrement de l’homosexualité qui a cours dans les établissements scolaires secondaires. Plusieurs d’entre elles ont dit craindre que leurs pairs mettent en doute leur orientation sexuelle. En plus de participer à la mise en œuvre de stratégies de déni de la part des répondantes, ces inquiétudes traduisent également la conscience plus ou moins claire qu’être identifiée comme lesbienne entraîne le risque d’être exclue ou rejetée dans l’environnement scolaire. Ainsi, deux d’entre elles soulignent avoir préféré prendre leurs distances vis-à-vis d’une élève étiquetée comme lesbienne, afin de ne pas courir le risque de voir leur orientation sexuelle mise en doute par association.
Par ailleurs, les récits des jeunes femmes interrogées montrent que le statut de filles et de garçons populaires donne à ceux et celles qui le détiennent un pouvoir susceptible de s’exercer à l’encontre des autres filles. Les élèves populaires peuvent exercer un contrôle et des sanctions à l’égard des autres filles pour qu’elles se conforment à la féminité normative. C’est le plus souvent lors de la formulation d’une critique ou d’une anecdote que les répondantes ont abordé le rôle joué par les filles et garçons populaires dans l’imposition des attentes normatives reliées aux catégories de sexe. Quelques répondantes ont mentionné avoir subi le «rejet» de la part de leurs pairs, ou avoir connu des élèves qui l’avaient subi au cours de leurs études secondaires. Elles ont, pour la plupart, rapporté que les agressions étaient le plus souvent le fait d’élèves populaires, garçons ou filles, et que le rejet était fréquemment occasionné par une apparence physique dérogeant aux exigences normatives auxquelles les filles sont assignées:
Disons que je n’étais pas non plus dans les plus populaires en secondaire un et deux. Fait qu’ils me trouvaient toujours une insulte, tu sais, les plus hots entre guillemets, ceux qui sont les plus populaires. Tu vas passer dans les corridors, puis aujourd’hui ça lui tente de te lâcher un commentaire, il va te lâcher un commentaire, sur ce qui est physique souvent. (Ariane, 24 ans)
Les remarques désobligeantes peuvent concerner le corps, notamment le surpoids, et les choix vestimentaires. Ainsi, une répondante rapporte qu’elle a été amenée à modifier son style vestimentaire plutôt «masculin» (vêtements de type T-shirts, cotons ouatés, pantalons larges, absence de maquillage, etc.), afin de ne pas subir de nouveau des remarques dénigrantes ou recevoir l’étiquette de «lesbienne» de la part des filles populaires. En raison de la position privilégiée qu’ils occupent, les groupes d’élèves populaires peuvent exercer une régulation normative contraignante à l’endroit des autres élèves.
L’adhésion à la culture de la féminité et l’engagement dans la romance hétérosexuelle
L’idéal féminin personnifié par les filles populaires reflète la mise en valeur réussie du corps (beauté, vêtements, techniques d’embellissement physique) qui permet d’obtenir une reconnaissance de la part des garçons. L’embellissement physique et la romance hétérosexuelle sont par conséquent deux termes liés: pour les filles, le premier est nécessaire au second. Au sein des groupes de filles, les intérêts se concentrent alors principalement autour de ces deux termes. Tandis que l’embellissement physique est actualisé par le partage de rituels de féminité comme le magasinage ou les soirées de filles passées à se maquiller, la romance hétérosexuelle et les intérêts pour les garçons occupent pour leur part une place très importante dans les conversations entre filles. Les répondantes indiquent que ces conversations impliquent beaucoup de «potinage» autour des relations amoureuses se déroulant entre élèves plus ou moins proches de leur cercle d’amies, ou impliquant certaines d’entre elles.
De façon générale, les répondantes adhèrent à ces exigences, selon des configurations variables cependant. Ainsi, il est possible d’apprécier les vêtements féminins, mais de ne pas avoir d’intérêt pour le maquillage ou les bijoux. Plus fondamentalement, les propos des répondantes illustrent que l’adoption de vêtements, comportements ou activités est rarement réfléchie en dehors des attentes normatives de genre. Les répondantes évoquent plusieurs motifs permettant d’expliquer leur adhésion: le plaisir qu’elles prennent dans les activités et rituels reliés à l’embellissement physique et dans des activités considérées comme féminines; l’approbation sociale, de la part des pairs et de la famille; le succès rencontré auprès des garçons, etc. Les propos des jeunes femmes interrogées indiquent de plus que ces éléments concourent à une intégration positive des adolescentes dans leur milieu scolaire, voire dans leur famille.
Les groupes d’amies apparaissent jouer un rôle crucial dans le contrôle des filles sur les différents aspects reliés à la sexualité et, pour ce qui m’occupe, dans l’imposition de l’hétérosexualité normative. Ce contrôle s’exerce sur l’apparence et les comportements de manière à ce que ceux-ci soient en adéquation avec la féminité normative. Les groupes d’amies sont des lieux où se développe et s’actualise la culture de la féminité, qui concentre les intérêts des filles autour de la romance hétérosexuelle. De nombreuses conversations tournent autour de l’importance accordée au fait d’avoir un chum. La mise en couple apparaît être une exigence normative forte à l’adolescence, à laquelle les deux tiers des répondantes se sont conformées.
Mon analyse a permis de dégager deux éléments importants à l’œuvre dans ces engagements : leur initiation par les garçons et l’influence de la dynamique des rapports sociaux de sexe. Les analyses indiquent que les raisons qui ont motivé une réponse positive à des avances reçues d’un garçon relèvent de la pression à l’engagement hétérosexuel qui anime les groupes d’adolescentes. L’idéologie romantique et la poursuite d’un objectif de mise en couple sont très présentes dans ces groupes, à tel point qu’elles supplantent les intérêts et les désirs des filles. L’engagement de leurs amies dans des relations hétérosexuelles joue également un rôle. En effet, les amies en relation limitent leurs activités entre filles et ont tendance à avoir des activités sociales avec leur petit ami. Les filles qui n’ont pas de petit ami éprouvent alors un sentiment d’isolement, découlant du fait qu’elles ne prennent plus part à certaines activités. Plusieurs des jeunes femmes interrogées relatent s’être trouvées dans de telles situations et se sont engagées dans une relation hétérosexuelle de façon à mettre fin à ce sentiment d’isolement et être en mesure de partager des activités avec leurs amies.
Toutefois, quelques jeunes femmes parmi les interviewées rapportent avoir gardé une distance à l’égard de la romance hétérosexuelle. Les principales raisons avancées par les répondantes pour ne pas s’engager dans des relations «amoureuses» au secondaire relèvent de la dimension du développement personnel et social, souvent associé à l’investissement dans la réussite scolaire. Elles soulignent ainsi qu’elles étaient très occupées, participant à des activités parascolaires sportives, culturelles et, pour certaines, des activités d’engagement social par le biais du bénévolat. Ces répondantes n’expriment pas un désintérêt pour les relations amoureuses hétérosexuelles en soi, mais plutôt pour ces relations lorsqu’elles prennent place au secondaire, car elles ne les estiment pas suffisamment sérieuses:
On voyait d’autres personnes obsédées par : se trouver un chum, se trouver une blonde, c’est important. Et puis les peines d’amour à plus finir avec des relations qui durent deux semaines. Tu sais, on en a vu autour de nous. Mais nous, je pense qu’on était un peu à l’extérieur de ça, on regardait ça et on trouvait ça très drôle. Je crois qu’on avait cette idée que c’était un peu trop tôt pour se lancer dans une relation sérieuse de toute façon, ça va mener à rien, donc ça sert à rien de perdre du temps avec ça pour le moment. (Emma, 21 ans)
Leur non-engagement dans la romance hétérosexuelle ne peut donc pas être lu comme une absence d’intérêt à l’égard de celle-ci. Au contraire, l’idée d’engagement durable et de permanence des sentiments est un élément crucial de l’idéologie de la romance hétérosexuelle servie aux filles (Lebreton, 2008), et c’est cet élément qui, du fait de son absence, motive le non-engagement de ces répondantes dans les relations amoureuses hétérosexuelles.
L’engagement dans les relations hétérosexuelles semble accorder un certain prestige aux adolescentes. Ce résultat est cohérent avec l’analyse des facteurs qui favorisent l’accès à la popularité pour les filles. Parmi les caractéristiques centrales du statut populaire des filles figurent le succès rencontré auprès des garçons et la capacité à s’engager dans les relations hétérosexuelles. Ces aptitudes contribuent à la perception positive des filles par les pairs:
C’est sûr que ça paraît bien dans le sens… tu sais, ça paraît bien, t’as un chum, tu sais, comme c’est plus les cool qui avaient des chums. (Annie, 20 ans)
Le succès auprès des garçons se manifeste notamment par le fait d’être sollicitée par ceux-ci dans le contexte d’une relation «amoureuse». La plupart des jeunes femmes soulignent que le fait d’être choisie a joué dans leur décision de s’engager dans une relation hétérosexuelle. Dans quelques cas, le statut élevé du garçon, généralement plus âgé que la répondante, semble avoir placé les jeunes femmes dans l’impossibilité de refuser les avances:
C’était dans une danse. C’était un garçon beaucoup plus âgé, il avait 18 ans et moi 14. C’était un gars très populaire et très beau, je me sentais obligée de sortir avec lui parce qu’aucune fille ne refuserait de sortir avec lui. Donc je me sentais un peu pognée, je me disais: «je n’ai pas le choix, sinon je pourrais passer pour une lesbienne». (Amélie, 24 ans)
On voit plus précisément dans ce cas le rôle joué par l’hétérosexisme dans la décision de cette jeune femme de s’engager dans une relation hétérosexuelle. L’engagement des jeunes femmes de cette étude dans la romance hétérosexuelle et souvent dans la sexualité hétérosexuelle résulte de la contrainte à l’hétérosexualité.
Conclusion
Les résultats présentés montrent que le milieu socioculturel dans lequel les jeunes lesbiennes évoluent est hostile à la formation d’une identité sexuelle lesbienne: invisibilité et dénigrement du lesbianisme; prédominance d’une culture de la féminité centrée sur l’adhésion aux exigences normatives de la féminité et la romance hétérosexuelle; injonction à l’engagement dans la romance hétérosexuelle. Ces données illustrent le rapport que la construction sociale de l’identité des femmes, en tant que femmes, entretient avec la sexualité. Plutôt qu’un stade développemental, l’adolescence constitue un moment crucial de la construction identitaire des filles, un moment clé où la consolidation de l’identité de sexe/genre est étroitement reliée à la socialisation à l’hétérosexualité.
En effet, les relations entre pairs sont centrées sur la romance hétérosexuelle et constituent des espaces de construction des identités de sexe/genre. Autrement dit, la socialisation à l’hétérosexualité s’y trouve actualisée de façon importante. Ces résultats appuient la thèse de Rich, selon laquelle les contraintes à l’hétérosexualité «conduisent à la conviction chez les femmes que le mariage et l’orientation sexuelle vers les hommes sont des composantes inévitables de leur existence» (1981: 23). Cette thèse est tout aussi valable pour les adolescentes que pour les femmes adultes. Il faut toutefois souligner que la plupart des répondantes rapportent que cette conviction est déjà ancrée alors qu’elles entrent tout juste dans l’adolescence. La socialisation qui a lieu dans les relations entre pairs renforce l’obligation d’adhérer aux exigences normatives de la féminité, lesquelles sont liées à l’impératif de s’engager dans la romance hétérosexuelle.
Il ressort des analyses que la contrainte à l’hétérosexualité agit simultanément en imposant et en interdisant. D’une part, au moyen de la socialisation, elle impose l’idée que l’hétérosexualité est le destin naturel des femmes afin que les filles se conforment aux exigences normatives de la féminité. D’autre part et dans le même mouvement, elle interdit l’exploration d’autres identités sexuelles en déclarant déviantes ou «anormales» les femmes qui expérimentent des sentiments ou des désirs invalidant l’idée de destin hétérosexuel naturel. Ce processus d’interdiction constitue à son tour un élément structurant des expériences relatées par les répondantes et permet d’expliquer les sentiments négatifs qui ont marqué la formation de leur identité sexuelle (Lebreton, 2014).
En examinant les modalités contemporaines de l’apprentissage de la sexualité par les adolescentes, dans une perspective critique à l’endroit des représentations et des pratiques dominantes, ces données illustrent le rôle structurant des rapports sociaux de sexe dans l’engagement des filles dans la romance hétérosexuelle. Il serait intéressant d’examiner la formation de l’identité sexuelle des filles hétérosexuelles à partir d’une perspective féministe matérialiste qui considère, comme dans cette recherche, que cette identité n’est pas donnée, mais construite et nécessaire à la reproduction des rapports sociaux de sexe.
Références
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- 1Organisme qui propose des interventions sous forme d’ateliers permettant de démystifier l’homosexualité en milieu scolaire au Québec.
- 2Cours de Formation personnelle et sociale, dans lequel était abordée l’éducation sexuelle.