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Poétique de la poésie numérique pour écrans tactiles

Emmanuelle Pelard
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Article paru dans Poétiques et esthétiques numériques tactiles: littérature et arts, sous la responsabilité de Anaïs Guilet et Emmanuelle Pelard (2016)

    

Au début de l’entreprise théorique de la poésie numérique, il s’agissait de définir les formes, les caractéristiques esthétiques et les modalités de lecture du texte poétique hypermédiatique. Des articles comme ceux de Bootz (2006) ou Di Rosario (2010) ont opéré une mise en relation avec les codes esthétiques, les logiques rhétoriques et les traits poétiques des œuvres de poésie concrète et plus généralement des avant-gardes de poésie formaliste ou visuelle. Le déplacement des enjeux poétiques du texte par les poésies du visuel (poésie futuriste, dadaïste ou surréaliste, «poésie graphique» (Pelard, 2012), poésie concrète, lettrisme, spatialisme, poésie combinatoire, etc.) s’est vu réitéré dans la poésie numérique. Ainsi, les textualités numériques ont rejoué le différend qui a contrarié la relation ancienne et bien établie entre poésie et poétique avec l’émergence des expérimentations plastiques du poème. Bien que les critiques adressées à la poésie numérique aient pu rappeler celles émises au sujet de la poésie concrète — où réside la poéticité du texte? Comment une œuvre qui se réduit à quelques «signes picto-scripturaux» (Harris, 1993: 314) peut constituer un poème? —, l’objet de notre article n’est ni de déterminer la teneur poétique des poèmes numériques, ni de verser dans le discours théorique de l’avant-garde (Gervais, Saemmer, 2011: 6) pour appréhender les modalités du texte poétique numérique conçu pour les écrans tactiles. Il s’agit plutôt de mettre en valeur les perspectives qu’ouvre le nouvel espace conceptuel dans lequel s’inscrit à présent la poétique. Notre intérêt se porte donc davantage sur les modalités empruntées, la terminologie créée et les concepts mobilisés pour constituer et élaborer une poétique du poème numérique, et plus spécifiquement lorsque ce dernier prend la forme d’une application pour tablettes tactiles et téléphones intelligents. Dans cette perspective, on peut se demander par quoi se caractérise la poétique des applications poétiques — nous recourrons à cette terminologie pour désigner les applications qui prennent pour objet/sujet le poème — et si elle partage des traits communs avec celle qui s’applique aux autres types de poésies numériques. Pour ce faire, il importe d’abord de s’intéresser aux processus théoriques à l’origine d’une poétique du poème numérique ainsi qu’à ses modalités, puis de déterminer les éléments de définition d’une poétique des applications poétiques.

    

1. Caractéristiques d’une poétique de la poésie numérique

La tentative d’élaborer une poétique de la poésie numérique a abouti, d’une part, à l’établissement de plusieurs taxinomies ou typologies des formes (impliquant une créativité conceptuelle et terminologique) et, d’autre part, à une mise en exergue de la réadaptation des formes traditionnelles de poésie et/ou des figures de rhétorique ou de stylistique.

    

1.1. Critères d’organisation des formes dans les typologies de la poésie numérique: la séquence, l’animation et la génération 
1.1.1. Les théories de la séquentialité et de la temporalité 

Les travaux de Giovanna Di Rosario, de Philippe Bootz, de Serge Bouchardon ou encore d’Alexandra Saemmer en rendent compte: si les classifications des types de poème numérique sont différentes les unes des autres et n’impliquent pas le même vocabulaire, elles relèvent en revanche d’une logique de théorisation commune, à savoir une prise en compte de l’influence de l’hypermédia dans le procès de production de l’œuvre poétique, de ses modes de manifestation et de réception. En l’occurrence, certains critères d’organisation ou de structure de l’œuvre sont similaires entre la classification élaborée par Bootz (2006: 32) et celle développée par Di Rosario (2012). Ces principes structurants de l’œuvre poétique hypermédiatique sont la combinatoire, la séquence et l’hypertexte. Les «formes fondées sur la temporalité» (2006: 32) proposées par Philippe Bootz et les «sequence-based E-poetry» de Di Rosario (2012) semblent relever d’une organisation qui s’inscrit dans un processus temporel, tel que précisé dans l’analyse suivante : «[s]equence-based e-poetry: built on morphological elements with an inner clock, they are always kinetic texts. Because of this inner clock they exert a control over the reading time.» (Di Rosario: 2012) Les formes fondées sur la temporalité, quant à elles, «sont intermédia mais n’utilisent du médium que la lecture sur écran et, éventuellement, la calculabilité et la générativité. Elles constituent une frontière entre formes programmées et formes non programmées. Elles appartiennent au genre des poésies assistées par ordinateur.» (Bootz, 2006: 27) Di Rosario et Bootz recourent au même exemple — le clip The Child sur la musique d’Alex Gopher (H5 1999) — pour représenter leur type respectif. La séquentialité ou la temporalité comme organisation formelle du poème numérique est un élément constitutif récurrent dans les essais de définition d’une poétique numérique. Précisons qu’il ne s’agit aucunement de réduire les particularités de chaque catégorie ou définition, ni même de les faire correspondre, seulement de mettre au jour les traits qu’elles partagent, leur logique de théorisation.

    

1.1.2. L’animation: une autre approche de la problématique spatio-temporelle

Commune à plusieurs propositions de poétique de la poésie numérique, on peut citer également le critère d’animation, présent dans la typologie de Di Rosario, dans la classification de Bootz, mais aussi dans les travaux de Saemmer. Le principe d’animation induit à considérer la visualité et le caractère sonore, liés à l’hypermédia, comme composantes intrinsèques de l’œuvre poétique.

Quand l’écriture sur support numérique redécouvre à son tour l’univers de la «matière», on constate qu’elle se rattache des qualités graphiques qui, pendant des siècles, avaient été réservées à l’image: la couleur, la forme, l’espace, et bien évidemment l’animation. Les signes écrits ne sont plus condamnés à seulement signifier, ils peuvent montrer ce qu’ils désignent ; ils règnent dans l’immontrable et dans le montrable. La redécouverte du potentiel plastique du texte a donc rapidement fait surgir l’utopie selon laquelle les mots et les choses trouvent sur support numérique un nouveau terrain d’entente. Les lieux d’expérimentation de cette utopie sont les figures mimétiques comme l’hypotypose, et surtout le «calligramme animé» […] Sur support numérique, ce calligramme peut même prendre son élan sur la surface de l’écran. Les calligrammes animés remédient ainsi à la fixité du dessin et du mot et les inscrivent dans un déroulement logico-temporel. (Saemmer, 2007: 123; 124)

Si le potentiel plastique et visuel du texte est fortement développé avec les possibilités de l’hypermédia, il existe en revanche un précédent dans l’histoire de la poésie où l’écriture «se rattache des qualités graphiques» réservées auparavant à l’image (couleur, forme, espace)[fn]Exception faite de l’animation, qui offre sans conteste des possibilités visuelles et plastiques supplémentaires et inédites.[/fn]. C’est le fondement des œuvres hybrides de l’avant-garde poétique et artistique Cobra — entre 1949 et 1951, un groupe de peintres, poètes et sculpteurs d’Europe du Nord créent des œuvres reposant sur une fusion des arts, des supports et des médiums propres à la peinture, à l’écriture et à la sculpture. Ainsi, on peut citer les «tableaux-mots» de Dotremont et Alechynski, leurs «sculptures-mots» ou «bouologismes» mais aussi les logogrammes de Dotremont: toutes ces expérimentations plastiques du poème investissent complètement les champs de la peinture ou de la sculpture et partagent un régime visuel équivalent à celui de l’image. Les signes qui les constituent sont autant plastiques que graphiques c’est pourquoi elles participent selon nous du genre de la «poésie graphique» (Pelard, 2012). Par contre, l’introduction de l’animation dans le cadre du poème constitue une révolution fondamentale dans les possibilités structurelles et esthétiques de ce dernier. C’est ce que met en relief Saemmer en s’intéressant au cas du calligramme animé qui, sans conteste, remédie «à la fixité du dessin et du mot et les inscri[t] dans un déroulement logico-temporel» (Saemmer, 2011: 124).

Autrement dit, le passage du texte à une «image-mouvement» (Deleuze, 1983: 8), grâce à l’inscription du poème dans l’hypermédia, remet en question le rapport de l’écriture à la temporalité et, partant, requiert de considérer de nouvelles théories du rythme. L’étude du fonctionnement poétique a toujours été fortement liée à une approche de nature rythmique. Or, dans le cas de la poésie numérique, il n’y a pas encore une véritable théorie du rythme. Les quelques analyses sur le rythme demeurent très peu développées, se limitant souvent à une description des modalités d’apparition ou de manifestation des signes et ne procédant pas à une caractérisation et une classification des structures rythmiques à l’œuvre dans les différentes poésies numériques. Les recherches sur la temporalité du texte poétique numérique appréhendent le phénomène à l’aide d’une approche sémiotique. «La redéfinition sémiotique dans le poème numérique ne se limite pas à la circulation entre systèmes traditionnels. Le caractère processuel marqué de ces réalisations favorise l’utilisation de sémiotiques spécifiques comme la sémiotique temporelle.» (Bootz, 2006: 23) Les processus de séquence, de génération et d’animation mobilisent assurément une sémiotique temporelle, mais ils concernent et interrogent aussi les théories du rythme.

    

1.1.3. Les différentes approches de la notion de génération et d’œuvre programmable

Les différents essais pour qualifier une poétique du poème numérique s’accordent aussi sur la notion de génération. Ainsi, on retrouve les catégories de «générateurs combinatoires de textes», de «générateurs automatiques de textes», de générateur adaptatif» (Bootz, 2006: 32). Il s’agit là d’une déclinaison détaillée répertoriant les différents types et principes génératifs. Mais, la notion de génération peut aussi être investie différemment d’un point de vue théorique. En l’occurrence, si certains répartissent les formes poétiques numériques en trois catégories distinctes en établissant une distinction marquée entre génération, animation et hypertexte — les trois catégories de Loss Pequeño Glazier, l’hypertexte, la poésie visuelle/cinétique et les œuvres dans un média programmable; celles de Mary-Laure Ryan «code poetry, visual poetry, experiments in computerized text generation» (Mary-Laure Ryan, 2005)[fn]Les références et citations de Loss Pequeño Glezier et de Mary-Laure Ryan figurent dans l’article suivant: Di Rosario, Giovanna. 2012, «Electronic Poetry: How to approach it?»,Texto !, vol. 17.[/fn] —, d’autres mettent en relief la transversalité de la génération et la porosité de ces catégories.

However, visual poetry can be also connected to hypertextual/hypermedia construction, and both visual and kinetic poetry can be either interactive or not. Ultimately programmable media (or generative poetry) involves interesting questions such as the figure of the author, but as far as their forms of expression these e-poems reproduce characteristics already present in the other typologies, for instance a generative poem can be kinetic. (Di Rosario, 2012)

La génération peut donc aussi être envisagée comme un principe organisateur, un mode d’engendrement du poème qui préside à plusieurs formes ou types de poèmes numériques. Force est de constater que la génération et l’animation peuvent être liées ou conjuguées dans le cas du poème cinétique.

Il semble donc que ces critères d’organisation des formes de la poésie numérique, non seulement désignent des réalités aussi variées et variables que des figures (figure animée), des types poétiques (le calligramme animé, le générateur adaptatif, etc.), mais aussi sont utilisés et appliqués très différemment dans les processus de théorisation et selon les typologies en présence.

     

1.2. Réappropriation des formes et des termes poétiques établis et adaptation des figures de rhétorique au numérique

1.2.1. Transposition des formes poétiques traditionnelles: le calligramme dans le cadre de l’hypermédia

Un autre des aspects de la poétique du poème numérique que met en relief le propos d’Alexandra Saemmer que nous avons cité précédemment est la réappropriation des formes existantes de poésie par les pratiques hypermédiatiques. Le calligramme est ainsi renouvelé par le principe d’animation. Plusieurs terminologies désignent et qualifient les formes calligrammatiques réinventées par le processus médiatique telles que le «calligramme abstrait», le «calligramme avec modèle physique» (Bootz, 2006: 27, 29) et le «calligramme animé» (Di Rosario, 2010: 202 ; Saemmer, 2011: 123). Les œuvres hypermédiatiques qui correspondent à ces catégories font référence à des formes qui peuvent être très différentes les unes des autres. En l’occurrence:

Formes fondées sur la temporalité […] Le calligramme abstrait. Le calligramme abstrait utilise la temporalité pour notifier des actions. Celle-ci a la fonction syntaxique d’un verbe et l’animation construit, dans le mouvement, un énoncé. On peut considérer que le calligramme abstrait inverse le rapport sémiotique usuel entre mot et image, ici c’est l’image tout entière, dans sa temporalité et sa spatialité, qui devient phrase. […] Formes qui utilisent des signes duaux performatifs. Le calligramme avec modèle physique. Dans cette forme, le poème possède son propre modèle physique interne dont les lois d’évolution sont iconiques de modèles réels. Il peut utiliser un moteur de déplacement géométrique dans un espace (Kac 1996) ou des modèles comportementaux. Cette forme peut être interactive, l’interaction permet d’explorer le domaine paramétrique du modèle, il s’agit alors d’une forme Agie. Sinon il s’agit d’une forme Là. La forme expansive. Cette forme se compose d’un calligramme avec modèle physique pour lequel l’interaction ne se limite pas à une exploration mais possède une incidence sur les possibilités ultérieures du modèle. Il s’agit donc d’une forme Agissante de classe 1. Cette forme n’est plus délimitée aux seuls signes du texte-à-voir, elle déborde sur l’espace du lecteur en lui déléguant la responsabilité de la construction ultérieure. (Bootz, 2006: 28)

Au sein même d’une classification des différentes catégories de poésie numérique, le terme «calligramme» est utilisé pour qualifier trois formes dont les modalités processuelles, techniques et les qualités esthétiques varient beaucoup. Les écarts théoriques se manifestent également d’une typologie à l’autre, dans la mesure où une même œuvre peut s’inscrire dans plusieurs catégories calligrammatiques. C’est notamment le cas de The Child, désigné comme «calligramme animé» (Di Rosario, 2010: 202) ou comme «calligramme abstrait» (Bootz, 2006: 28). La pluralité des désignations choisies, inventées, adaptées pour qualifier les caractéristiques des poétiques ou des esthétiques de la poésie numérique manifeste sa complexité théorique et soulève les aspects problématiques de toutes les tentatives méthodologiques pour la définir: dans quelle mesure le recours aux catégories ou termes qui qualifient les formes poétiques ayant précédé les textualités numériques peuvent-ils s’appliquer adéquatement à ces dernières? Le choix d’un vocabulaire déjà très connoté dans l’histoire de l’esthétique et de la poétique est-il souhaitable? Il semblerait que «la culture numérique se déploie dans des directions inattendues qui nous forcent à renouveler nos catégories esthétiques, voire notre vocabulaire.» (Gervais et Saemmer, 2011: 6) Ainsi, «[c]omment décrire les transformations que subissent les textes par la voie de leur électrification? Quel est le statut de ces œuvres ouvertes (la notion d’Umberto Eco n’a jamais paru aussi pertinente)?» (Gervais et Saemmer, 2011: 6)

     

1.2.2. Des figures de rhétorique appliquées au numérique vers les «figures de manipulation»[fn]Bouchardon, Serge. 2011, «Des figures de manipulation dans la création numérique», Esthétiques numériques (dir. B. Gervais, A. Saemmer), Protée, vol 39, n°1 printemps 2011, p 45.[/fn]

Dès l’instant où le poème sort de la sphère unique du texte, il est manifeste que les champs d’application de la poétique, de la rhétorique ou de la stylistique en sont profondément modifiés. C’est pourquoi l’adaptation des figures de rhétorique aux procédés qu’emprunte le texte numérique peut aussi, à certains égards, être quelque peu épineuse, ainsi que le souligne Saemmer:

Dans le domaine du discours numérique, le terme «figure» s’est rapidement imposé pour circonscrire certains phénomènes de sens émergeant de la combinaison entre le mouvement, la manipulation et le texte ou l’image. À la suite de Stuart Moulthrop, Jean Clément souligne par exemple que, «appliqué à l’hypertexte, le concept de métaphore permet de rendre compte du fait que tel fragment se prête à plusieurs lectures en fonction des parcours dans lesquels il s’inscrit» (Clément, 1995: en ligne). N. Katherine Hayles (2007) propose le terme d’«embodied metaphor» pour désigner la relation entre similarités fonctionnelles et manipulations de l’interacteur dans le domaine des jeux vidéo. Serge Bouchardon (2007) met en relation l’hypertexte et l’ellipse. Nicole Pignier (2005) identifie la présence de figures de style linguistiques dans les bannières publicitaires animées et interactives sur le Web. Dans Matières textuelles sur support numérique, nous avons de même rapproché les «figures animées et interactives» dans la littérature numérique des figures de style classiques comme l’hypotypose, la métalepse, la métaphore et la métonymie (Saemmer, 2007). Bien que les figures, et notamment la métaphore, aient suscité des approches controversées à travers les siècles, une définition manque pourtant souvent dans les analyses rhétoriques citées. Par ailleurs, le transfert des figures linguistiques dans le domaine du discours numérique non seulement nous semble aujourd’hui problématique à cause de la nature pluricode des textes ou images animés et manipulables, mais il aboutit aussi parfois à une taxinomie très étendue qui risque de faire perdre de vue les principes de construction et de fonctionnement généraux. (Saemmer, 2011: 23)

Cependant, il n’en demeure pas moins que le texte numérique peut faire l’objet d’une approche rhétorique, mais davantage dans une perspective sémio-rhétorique. C’est le parti pris des propositions théoriques récentes, notamment celles de Serge Bouchardon, Philippe Bootz, Jean Clément et Alexandra Saemmer. Il s’agit moins de réutiliser les outils stylistiques traditionnels de l’analyse textuelle d’ordre uniquement linguistique que d’en créer de nouveaux. L’élaboration des «figures de manipulation» participe de cette créativité théorique et terminologique qui permet véritablement d’ouvrir l’analyse du texte numérique sur ses caractéristiques hypermédiatiques, participant à sa poétique et/ou à son esthétique.

Le geste de manipulation, tout comme le mouvement pour l’animation, autorise des couplages conventionnels et non conventionnels avec différents médias. Ces couplages donnent lieu à des figures. Cet article s’inscrit dès lors dans une démarche de formalisation d’une rhétorique de l’écriture interactive. Nous pouvons en effet faire l’hypothèse de figures de rhétorique spécifiques à l’écriture interactive (Bouchardon, 2007). Il s’agit d’une catégorie de figures à part entière, à côté des figures de diction, de construction, de sens et de pensée, que l’on peut qualifier de «figures de manipulation». Deux points sont ici à souligner. D’une part, la notion de «figure» peut – et ceci est nouveau – prendre en compte le geste du lecteur. D’autre part, l’écriture interactive, plus que sur des figures de sens comme les tropes, s’appuie sur des figures de manipulation. (Bouchardon, 2011: 45)

Les figures de manipulation rendent compte de tous les phénomènes interactifs qui se produisent à l’écran et qui constituent des éléments de la poéticité du texte. Ces nouveaux procédés permettent d’appréhender toutes les formes de textualités numériques dans tous leurs aspects, sans tirer les cadres de la stylistique vers une dimension où elle ne s’applique pas adéquatement. C’est pourquoi, la voie d’une méthodologie sémio-rhétorique afin de rendre compte de la poéticité ou de l’esthétique du texte numérique semble prometteuse.

La mise au jour d’un certain nombre de processus théoriques, perspectives méthodologiques et critères de définitions d’une poétique du poème numérique (parfois valables pour toute textualité numérique) constitue un point d’ancrage pour envisager de donner des éléments primaires, propédeutiques d’une poétique des œuvres poétiques hypermédiatiques pour écrans tactiles.

    

2.1. Poétique des applications poétiques pour écrans tactiles: tentative de définition

Notre ambition dans cet essai de définition d’une poétique des applications poétiques n’est ni l’exhaustivité, ni une perspective totalisante; il s’agit bien davantage de poser les prémisses d’une réflexion d’ordre poétique sur ces œuvres. Nous ferons donc part de quelques constats et analyses qui s’inscrivent dans une première étape de recherche et de tentative de formalisation.

    

2.1.1. Classement et catégories des applications poétiques: le rôle de l’intentionnalité du développeur et l’impact de la catégorisation par Apple ou Google

Dans la mesure où les œuvres applicatives hypermédiatiques sont accessibles et disponibles uniquement dans l’App Store et/ou le Google Play, elles deviennent tributaires des catégories élaborées par ces compagnies et l’utilisateur est contraint de leur attribuer d’emblée une certaine valeur ou fonction. Suite à une recherche sur les applications dont l’objet ou le sujet est la poésie, nous relevons un certain nombre d’applications qui utilisent la forme poétique avec des démarches et des perspectives différentes, manifestant ainsi l’intentionnalité qui a présidé à la création et au développement de l’application. Certaines semblent avoir une teneur poétique moins forte que d’autres. Il est relativement aisé de percevoir que les applications à visée éducative, bien que se réappropriant des formes fixes de poésie telles que les haïkus, présentent une qualité esthétique ou poétique moindre (par exemple Haïku Learning, 2015). En revanche, les expérimentations poétiques exploitant les possibilités et les ressources de l’écran tactile pour déjouer les codes poétiques et sémiotiques révèlent une visée performative et une démarche très explicitement esthétique (P.o.E.M.M.s (Poem for Excitable Mobile Media), Konsonant, Unicode, Tiny Poems, Unimator, RealBeat, Gravity Clock, etc.). Enfin, entrent aussi dans ce panorama, que nous poursuivrons et  compléterons, un dernier type d’application poétique, à savoir les jeux avec le poème ou autour du poème. Précisons que les anthologies de poésie sous forme d’application n’entrent pas dans notre essai de classement, puisqu’elles ne présentent pas de dimension créative — il s’agit d’une transposition de textes poétiques classiques sous forme numérique, sans démarche d’écriture. A priori, les trois visées principales ou champs dans lesquels s’inscrivent les applications d’ordre poétique — et qui correspondent parfois à la section dans laquelle ces dernières sont proposées dans le Google Play ou l’App Store — sont la pédagogie, le divertissement ou le jeu et la création. Une application peut bien entendu avoir plusieurs visées et, même si elle ne rend pas nécessairement compte d’une intentionnalité esthétique, elle peut néanmoins témoigner d’une certaine créativité.

Nous avons donc opéré un premier classement des applications poétiques pour supports tactiles, qui se veut plutôt être un panorama qu’une typologie à proprement parler. La première catégorie regroupe les applications à réappropriation de formes fixes de poésie (sonnet, haïku), dont la visée peut être éducative, ludique ou esthétique. La fonction ou visée jouant fortement sur le degré de littérarité de l’application. La deuxième catégorie désigne les applications de poèmes sémio-performatifs qui sont des expérimentations poétiques sur les signes de nature performative, avec une intentionnalité esthétique. Il s’agit très souvent d’expériences sur le potentiel hypermédiatique du signe graphique. Enfin, la troisième catégorie fait référence aux applications de jeux-poèmes, où le poème est détourné et organisé selon les modalités d’un jeu, avec une visée ludique, parfois éducative.

Dans la mesure où notre propos est de déterminer les éléments constitutifs d’une poétique des œuvres hypermédiatiques pour écrans tactiles prenant pour objet ou sujet le poème, les applications dont la démarche ou la visée est d’ordre esthétique nous intéresseront plus particulièrement. C’est pourquoi notre analyse porte plus spécifiquement sur les applications à réappropriation de formes fixes de poésie et les applications de poèmes sémio-performatifs.

    

2.2. Une réappropriation des formes fixes de poésie dans les applications poétiques
2.2.1. Le haïku interactif

Nombreuses sont les applications qui s’intéressent à la forme poétique du haïku, ce petit poème très bref, visant à décrire l’évanescence des choses, créé au XVIIe siècle au Japon et introduit en Occident au XXe siècle. La manière dont le haïku est utilisé dans les applications est d’ordre ludique ou pédagogique puisque, soit il s’agit d’enseigner la forme par le jeu et l’écriture, soit il est question d’encourager la création de poèmes. Ainsi, Haïku Learning (2015), classée dans la section «éducation» de l’App Store, propose d’apprendre le fonctionnement du haïku en en composant soi-même. Autre exemple: Haïku Poems (2011) offre la possibilité d’écrire un haïku et de lire tous ceux créés précédemment par les utilisateurs de l’application. Au-delà de la possibilité créative, se constitue un lieu de partage et d’échange, un groupe de lecture et une bibliothèque en ligne de poèmes, interactive et toujours en voie de développement. L’adaptation de la forme du haïku sous forme d’application est très peu exploitée dans sa dimension poétique, à travers par exemple une expérimentation des règles de versification qui le caractérisent à l’épreuve de l’hypermédia. La tentative, si elle avait lieu, pourrait s’ouvrir sur une véritable expérience poétique. Un projet récent qui a investi cette voie, mais qui n’est pas destiné aux écrans tactiles (pour l’instant à tout le moins), est Haïkus interactifs — co-produit par Arte creative et l’Office national du film du Canada en 2015, il constitue une expérimentation hypermédiatique de la forme du haïku à travers douze œuvres d’artistes internationaux.

    

2.2.2. Le sonnet hypermédiatique

Si beaucoup d’applications poétiques s’intéressent à la forme du haïku, en revanche peu d’applications utilisent et exploitent d’autres formes poétiques fixes. Actuellement, une des seules applications sur le sonnet est Spine Sonnet (2011), qui diffère très fortement dans sa forme et son contenu des propositions mentionnées ci-dessus. La présentation de l’application dans l’App Store — qui correspond également à celle donnée par l’auteure/artiste comme introduction de l’œuvre — évoque une pratique générative du sonnet, à partir de titres d’ouvrages théoriques et philosophiques. Les titres sont tirés, entre autres, de la bibliothèque de l’artiste Jody Zellen, et forment les vers. Ils portent notamment sur la photographie, la culture visuelle, l’art, la sémiotique, le situationnisme, etc.

Captures d’écran 1 et 2 – Spine Sonnet – Jody Zellen
«Spine Sonnet is an automatic poem generator in the tradition of found poetry that randomly composes 14 line sonnets derived from an archive of over 2500 art and architectural theory and criticism book titles.»
Source, En ligne (consulté le 20 férvrier 2015).

Jody Zellen se réapproprie la forme du sonnet en introduisant une logique numérique, en l’occurrence générative, en place et lieu de la codification classique — à savoir, 14 vers, deux quatrains et deux tercets en alexandrins. Ce faisant, elle propose une nouvelle esthétique du sonnet. Seule la présence de 14 vers, qui seraient dans ce cas des vers libres, voire simplement des lignes/phrases/titres, rappelle sur le plan formel la filiation du poème numérique au sonnet. Le renouvellement du genre opère à plusieurs niveaux, puisqu’il ne s’agit pas seulement de transfigurer la structure, mais aussi la matière du texte. Ainsi, les titres des livres font l’objet d’un travail typographique (caractères variés et couleurs multiples) qui produit un effet visuel et constitue la substance graphique du sonnet. Et, dans la mesure où la seule image de l’application est une photographie d’une pile de livres, il semble assez manifeste que le titre des livres constitue également le sujet iconique de Spine Sonnet. La forme numérique du sonnet s’enrichit dès lors d’une dimension visuelle, originellement absente de ce type de poème.

Autre adaptation poétique de la forme du sonnet, accompagnée d’une réinterprétation des œuvres de Shakespeare: The Sonnet Project (2013), application élaborée à l’occasion du 450e anniversaire de Shakespeare. Le projet est décrit dans ces termes:

The Sonnet Project is a massive multimedia exploration of Shakespeare’s great poems. We are creating 154 short films, one for each sonnet. Each video stars a different actor and is filmed at a different iconic or historic location in NYC. In the year leading up to Shakespeare’s 450th birthday in April 2014, NY Shakespeare Exchange will release a new video every 2-3 days.

The Sonnet Project mobile app is the perfect interface for this public-access experience. Users will receive a push notification each time a new video is released, and can watch the video right on their mobile device. They can also click through to learn about what makes that location interesting and historic.

The mapping tool allows the user to see where each location is, and to find other sonnets that were filmed in the vicinity. 154 films. 154 actors. 154 locations. 154 SONNETS.
(Source, En ligne, consulté le 20 février)

Le sonnet shakespearien est renouvelé grâce à une recontextualisation et à une esthétique fondamentalement transmédiatique: le poème fait l’objet d’un film, d’un jeu d’acteurs, il est véritablement performé. La réinterprétation procède d’une représentation cinématographique ainsi que d’une performance à caractère dramaturgique.

Le texte du sonnet 13 évoque la beauté de la jeunesse en prise à l’éphémérité de la vie, aux déflagrations du temps qui mène inéluctablement l’homme à la mort. Dans le discours poétique shakespearien, la beauté ne peut être éternelle qu’à travers la filiation et la parenté. L’idée de transmettre, reproduire et rendre pérenne la jeunesse ou la beauté, mise en relation dans un rapport métonymique, passe par l’idée du cycle des générations.

Oh, how I wish you were yourself! But, my love, your identity will only last as long as you’re alive. You should make preparations in anticipation of your inevitable death and pass on your beautiful appearance to someone else. That way, your beauty, which you’ve only borrowed, wouldn’t have to end. Then, even after you died, your beautiful body would be renewed in your children. Who would let such a beautiful house fall into disrepair when prudent maintenance might make it outlast the stormy gusts of winter and the frustrating barrenness surrounding death? Only the most irresponsible spender could do such a thing, you know, my dear love. You had a father—let your son be able to say the same. (Source, En ligne, consulté le 20 février)

La vidéo du poème est accompagnée d’un paratexte donnant des informations sur le lieu de la performance, sur l’acteur qui la réalise, puis propose le texte écrit du sonnet ainsi qu’une analyse. Pour le sonnet 13, l’interprétation suivante est proposée à l’utilisateur de l’application:

Sonnet 13 returns to the theme of procreation as a defense against death and ruin, compared here to preparing for a long winter or natural disaster. The first line “O! that you were your self;” means that Shakespeare wants the man he is describing to remain as he is, unchanged, not aging. The sonnet is quite philosophical in that it asks how can a person have an identity if he is constantly changing? The persistent undertone of time’s advance bringing winter, decay and death, here continues. The young man is urged to shore up his house against this eventual fate. But what seems to emerge more than anything from this poem is the inevitability and sadness of this demise, contrasted with the love and beauty which stands up bravely to fight against it, and the tenderness of Will’s affection for the youth. (The Sonnet Project)

Le texte performé du sonnet 13 est mis en relation dans The Sonnet Project avec le contexte sportif, plus spécifiquement avec la performance des joueurs de baseball. La scène filme un homme qui marche vers, puis dans, le Yankee Stadium, alors vide, en déclamant les vers de Shakespeare. La trame sonore, en arrière fond de la voix de l’acteur, est constituée d’un extrait d’un match des Yankees commenté par un présentateur sportif. L’intensité vocale et sonore, traduisant l’action des joueurs sur le terrain, contraste avec l’image du stade vide, du pas mesuré de l’homme, conjuguée au rythme plus lent de la déclamation du sonnet. Le sonnet s’inscrit également dans une poétique de l’espace, de la ville et transcende son historicité par sa dimension urbaine contemporaine ainsi que par sa forme numérique. The Sonnet Project se donne à lire, voir et entendre comme une expérience collective. Le rôle de l’application dans ce processus artistique-là étant de notifier en temps réel la production, l’exécution et la diffusion d’un work in progress.

La forme fixe du sonnet est donc réinterprétée, se voit réappropriée et est même complètement réinventée grâce à une utilisation des ressources de l’hypermédia, mais aussi et surtout en faisant véritablement jouer les possibilités liées au format de l’application et à l’impact que peut avoir une œuvre sur écran tactile. On assiste à l’émergence d’un sonnet hypermédiatique qui peut se décliner de manière variable, ainsi que le manifestent des œuvres aussi différentes l’une de l’autre que Spine Sonnet et The Sonnet Project. Le sonnet hypermédiatique se définissant comme une adaptation de la forme poétique fixe du sonnet à l’hypermédia, grâce à l’utilisation des modes d’interactivité et à l’investissement des dimensions textuelle, visuelle, sonore et tactile comme composantes poétiques.

La réappropriation des formes fixes de poésie (sonnet, haïku) par les applications pour écrans tactiles est marquée par une certaine hétérogénéité; ce qui est lié, d’une part, à la diversité des formes empruntées, d’autre part, à l’intention et la démarche qui président à la création de l’application et, corrélativement, s’agissant des attentes du lecteur-utilisateur.

    

2.3. Le poème sémio-performatif

[…] Bootz […] affirme qu’aucune des voies adoptées par la poésie numérique ne sont des inventions de celle-ci. Elles existaient toutes au préalable, mais l’informatique permet d’explorer toutes leurs possibilités et favorise leur diffusion. Malgré tout, l’ordinateur ne serait pas un simple amplificateur et multiplicateur de possibilités. La littérature numérique parviendrait à transformer la question littéraire, mais de façon progressive, au moyen d’un déplacement graduel de certaines questions littéraires vers des problèmes qui, traditionnellement, lui étaient extérieurs ou marginaux. (Regueiro Salgado, 2011: 4)

Dans la lignée de ce propos, précisons que les poèmes sémio-performatifs que mettent en œuvre certaines applications poétiques ne sont pas propres aux écrans tactiles. En effet, ce type de poème, que l’on peut définir comme une expérimentation de la matière poétique dans la performativité des signes dans l’hypermédia, n’est pas exclusif aux applications pour tablettes tactiles et téléphones intelligents. La poésie numérique compte beaucoup d’œuvres qui performent le signe en déplaçant ses usages et en perturbant le processus de «sémiose» (Peirce, 1978). C’est d’ailleurs pour cela que certaines applications poétiques sont des transpositions d’œuvres initialement en ligne, sur un site internet. Néanmoins, dans le cadre de l’application, le poème sémio-performatif pousse plus loin, développe davantage encore l’expérience performative, puisque le contact avec l’écran est direct et la manipulation des signes et des langages (réelle ou fictive) est accrue par le médium tactile.

Capture d’écran 1 et 2 – Speak – Jason Edward Lewis

Plusieurs applications proposent une poésie où il s’agit d’interagir avec des signes pour interroger le sens. Les applications poétiques de Jason Edward Lewis: Speak, Know et No Choice About the Terminology, représentent toutes des expérimentations à caractère sémiotique. L’œuvre applicative permet d’approfondir encore davantage l’idée d’une poésie «intermedia» (Higgins, 1966) et «intersigne» (Menezes, 1995), dans la mesure où la relation au signe est de plus en plus poussée et l’implication du lecteur à «toucher» le signe s’accentue. Ainsi, dans No Choice About the Terminology, le défilé incessant des mots crée un «rythme graphique» (Pelard, 2012)[fn]Le rythme graphique se définit comme une dynamique d’organisation graphique non régulière indissociable du déploiement de la signification, fondée sur des retours minimaux de points qualifiés dans la configuration graphique et qui s’appuie sur une dynamique spatiale et temporelle de rétention et de protention sur le plan graphique.[/fn], qui ne peut être stoppé que par la main du lecteur, autrement dit en touchant l’écran. On rejoint là, grâce au mouvement graphique, la logique de la poésie cinétique ou animée. «In kinetic works poems are transformed under the reader eyes due to movement of and within the text. This motion proposes new meanings to the reader and creates new figures and tropes.» (Di Rosario, 2012). Mais on tend aussi à la dépasser par l’apport de la dimension tactile qui interfère avec celle de l’ordre visuel. Le dialogue texte-image qui organise de nombreuses œuvres hypermédiatiques est souvent souligné, mais avec l’application, une composante tactile essentielle se greffe à cette interaction du textuel-visuel.

No Choice About the Terminology is the fifth in a series of P.o.E.M.M.s (Poem for Excitable [Mobile] Media) created specifically for reading via touch interaction. Speak, Bastard, Migration and Smooth are the other four. (Jason Edward Lewis Source)

No Choice About the Terminology at Vital to the General Public Welfare.1 from Obx Labs on Vimeo.

En intervenant pour interrompre le flux de termes, le lecteur crée des phrases, qui peu à peu s’articulent et prennent sens. La composition syntaxique et la signification qui en découlent sont complètement aléatoires. Il semble donc que le poème s’esquisse au fur et à mesure que le lecteur décide d’interagir avec la matière linguistique. Mais — et c’est là le tour de force de cette application poétique — l’articulation des mots et des syntagmes finit par imposer un sens. Pourtant, les multiples mots et lignes de texte qui défilent à l’écran donnent au lecteur l’illusion qu’une infinité de combinaisons possibles s’offre à lui. Finalement, l’auteur prend son lecteur dans le piège de la terminologie, qui ne laisse qu’un choix restreint. No Choice About the Terminology représente un «piège à lecteur interactif», en ce sens que «[l]e piège à lecteur contraint le lecteur à travers l’interactivité. Cette contrainte fonctionne sur une opposition entre les activités noématique et ergodique du lecteur. En clair, les actions nécessaires à la lecture gênent cette même lecture, la rendant difficile. […] la lecture interdit la lecture» (Bootz, 2006:30). La réflexion de Jason Edward Lewis sur les contraintes que les mots exercent sur le sens, mise en œuvre à travers un cycle de cinq applications poétiques ou P.o.E.M.M.s, dépasse le seul champ terminologique en s’inscrivant dans une interrogation d’ordre ontologique.

No Choice About the Terminology is a poem that plays with categories, definitions and the idea that, though we might have some choice about our terminology, we have no choice about our ontology. The title comes from an article in the New York Times describing an old-school ice cream parlor manager who insisted that things be called by their proper names: “A a scoop of ice-cream with topping on it is a sundae.” Coming from a household in which ice-cream was taken very seriously indeed, and often struggling with what terminology to use to describe my ethnicity (Cherokee, Hawaiian, Samoan, raised in northern California rural mountain hippie-redneck culture), and my profession (artist? poet? software developer? educator? designer?), I am acutely aware of both the danger and seduction of neat categorizations. (Jason Edward Lewis Source)

Ces poésies de la lettre sous forme numérique, qu’il s’agisse d’une application ou d’une œuvre en ligne, relèvent d’un phénomène d’«animation syntaxique» (Bootz, 2006). C’est-à-dire qu’il s’agit d’animer les constituants de la phrase, les mots et les lettres, si l’on envisage la plus petite unité linguistique, afin de donner du rythme, de renouveler le sens et de déconstruire les attendus sémantiques. Le rythme représente un élément important quant à la performativité de l’application poétique (surtout dans le cas des poèmes sémio-performatifs) et doit être pris en compte et analysé dans la perspective d’une poétique des applications de poésie pour écrans tactiles.

    

2.4. Le rythme graphique

Film, radio, TV, and internet have developed their own storytelling capabilities, their poeticity, their own “language”: thus it will important to analyse what kind of “new language” is putting forward bypoetry using “new” media such as computer and internet In e-poetry there are strategic elements – such as infographics, the poeticity of the elements, their [il]legibility, the pluri-signification of the relation image-text and the flow of the reading process in the textual rearrangement ― which affect the poem’s structure. They create new tropes and figures and, consequently, a new aesthetic sense. (Di Rosario, 2012)

Le rythme a toujours été et demeure, même dans le poème numérique, un élément poétique essentiel, sinon substantiel dans certaines œuvres. C’est pourquoi il importe d’approfondir les notions de «flux» (Gervais, Guilet, 2011: 89)[fn]Guilet et Gervais analysent dans leur article intitulé «Esthétique et fiction du flux» le flot d’images, de sons et de mots du cyberespace que plusieurs œuvres hypermédiatiques exploitent, jouant sur les fluctuations constantes avec les signes et créant ainsi une esthétique du flux, une forme de rythme inhérent au cyberespace.[/fn], de «caractère algorithmique» (Gervais, Saemmer, 2011: 6), de «processus de lecture dans la réorganisation textuelle» (Di Rosario, 2012), etc., qui sont évoquées dans les analyses de la poésie numérique.

Mais, quelle approche du rythme s’agit-il d’adopter? Nous proposons de nous appuyer sur la théorie du «rythme graphique» (Pelard, 2012) que nous avons élaborée à partir du modèle développé par Lucie Bourassa pour le rythme linguistique, dans Rythme et sens, des processus rythmiques en poésie contemporaine (1993). Le rythme graphique se définit comme une dynamique d’organisation graphique non régulière indissociable du déploiement de la signification, fondée sur des retours minimaux de points qualifiés dans la configuration graphique et qui s’appuie sur une dynamique spatiale et temporelle de rétention et de protention sur le plan graphique. Le rythme graphique caractérise des œuvres dont la dimension visuelle et plastique est aussi forte que la dimension linguistique et qui sont organisées par un mouvement protéiforme, c’est-à-dire de nature graphique, plastique et aussi verbale[fn]Le dernier paragraphe est une reprise de la définition développée dans ma thèse de doctorat «La poésie graphique: Christian Dotremont, Roland Giguère, Henri Michaux et Jérôme Peignot» (2012). Elle est appliquée ici aux poèmes sémio-performatifs.[/fn]. Ce qui est le cas dans les poèmes sémio-performatifs, où le travail du signe opère sur les plans graphique et verbal, mais aussi iconique et parfois sonore. Le signe graphique acquiert une valeur plastique et/ou iconique et opère selon une double fonction sémiotique — nous nous référons aux définitions du signe graphique, du signe iconique et du signe plastique du Groupe μ. Il procède d’un «nomadisme sémiotique» (Pelard, 2012) dans le sens où il déterritorialise (Deleuze, 1980:6) ses fonctions et ses usages et glisse d’un ordre de signes à l’autre en permanence.

Des processus de comparaison et de différenciation des points constitutifs dans la configuration graphique opèrent constamment dans la lecture-visualisation des poèmes sémio-performatifs. On peut ainsi relever des mouvements rétentionnels et protentionnels, sur le plan graphique. Certains points opèrent des liaisons qui ne procèdent pas d’une succession spatiale immédiate, mais du retour de certaines formes plastiques, ce qui crée un mouvement rétentionnel. De même, des segmentations et des ruptures dans la morphologie et dans la structure de la configuration graphique ou dans la forme des signes iconiques créent une dynamique protentionnelle. Des intervalles ponctuent aussi l’espace plastique-graphique et peuvent créer dans le parcours de l’œil sur la surface — procédant par succession — une dynamique de protention.

Le rythme graphique confère une signifiance au poème sémio-performatif, dans la mesure où il permet de considérer des points qualifiés, correspondant à des signes graphiques-plastiques et des séquences constitutives de la configuration graphique, qui structurent le discours visuel et constituent un énoncé iconique lisible dans les signifiés plastiques et iconiques associés aux signes graphiques déterritorialisés dans leur usage et fonction. Et, à ce titre, la dynamique d’organisation graphique est productrice de sens. Le rythme graphique met en évidence le rapport entre la signification et l’esthésis «comprise comme “faculté de percevoir par les sens, sensation […] ; faculté de percevoir par l’intelligence, action de s’apercevoir” (Bailly, 1950:49)» (Bourassa, 1993:13). Saisir le rythme, et partant la signification, ne peut se faire sans des processus de perception et d’aperception; le poème sémio-performatif mobilisant très fortement les modalités perceptuelles et aperceptuelles de l’ordre visuel.

Le rythme, qu’il soit programmé, généré par un logiciel et/ou activé/modifié par le lecteur, se constitue toujours comme une dynamique d’organisation graphique non régulière (en l’occurrence non métrique) qui permet le déploiement de la signification grâce à des processus de comparaison et de différenciation des points qualifiés dans la configuration graphique, créant les conditions d’une rétention et d’une protention (spatiales et temporelles). Le rythme graphique permet de caractériser le mouvement qui organise le poème sémio-performatif ; il constitue en ce sens un des éléments qui peut être retenu dans la définition d’une poétique des applications poétiques.

Plus spécifiquement, comment le rythme graphique opère-t-il dans le poème sémio-performatif? Prenons l’exemple du cycle d’applications poétiques développées par Jörg Piringer, réunies sous l’appellation Bundle dans l’App Store. La performativité du signe graphique est mise en œuvre par des expériences du rythme dans Konsonant, Unicode, Tiny Poems, Unimator, RealBeat, Gravity Clock, abcdefghijklmnopqrstuvwxyz (qui constituent Bundle). Dans abcdefghijklmnopqrstuvwxyz, il est question de signes alphabétiques exploités dans leur dimension linguistique et graphique, mais recontextualisés dans un environnement ludique, tactile et expérimental. Toute l’application poétique repose sur les mouvements du signe graphique, sur une expérimentation rythmique.

Le rythme graphique est une représentation de la loi de la gravité. Le phénomène physique constitue un modèle pour organiser le poème. Jörg Piringer donne à voir, à toucher et à entendre des lettres-sons-graphèmes, «petites créatures» en suspens, offertes au bon vouloir du lecteur. Mais le lecteur peut casser ce rythme pour en produire un autre. Dans les deux cas, que le rythme soit généré par le logiciel ou modifié par l’utilisateur, la dynamique d’organisation graphique est non régulière et engendre une rétention et une protention grâce à la présence de points qualifiés, avec des retours minimaux de points qualifiés (la lettre –a est un point qualifié et elle est répétée) et d’intervalles (un autre signe alphabétique est reproduit et contraste avec une lettre différente). C’est cela qui crée des processus de comparaison et différenciation dans les séquences graphiques qui se forment au fur et à mesure à l’écran. La dynamique d’organisation non régulière du mouvement des lettres est liée au déploiement de la signification du poème: à savoir la réflexion sur le signe, l’expérimentation des capacités de l’alphabet à performer autrement le son et l’image, à produire un sens sans passer par l’articulation linguistique et syntaxique grâce à laquelle le langage naturel produit habituellement le sens. On assiste à une performance du signe ou à ce qu’on pourrait qualifier comme un phénomène d’animation sémiotique, qui s’appuie sur le rythme graphique.

Create and control tiny sound-creatures in the shape of letters that react to gravity or each other and generate rhythms and soundscapes. abcdefghijklmnopqrstuvwxyz is a sound toy, a performance tool and an art work in its own right. You can play with the letter-creatures and watch and listen how they interact with each other or use them to produce soundscapes like you would with an electronic musical instrument. abcdefghijklmnopqrstuvwxyz blends art, biology, fun and physics to create a unique, dynamic and interactive sound ecology. (Source)

Capture d’écran 1 – abcdefghijklmnopqrstuvwxyz – Jörg Piringer

Les mouvements-trajets des lettres créent des tableaux sonores et visuels complètement aléatoires et impossibles à recréer ou à reproduire. Le signe linguistique et graphique performe autrement sa matière, son «signifiant» (Saussure, 1913), offrant ainsi au lecteur/spectateur/joueur une nouvelle expérience perceptuelle et perturbant ses habitudes sensorielles. Les processus de perception et d’aperception sont mis en œuvre dans le poème à travers le rythme graphique.

Captures d’écran 1 et 2 – Gravity Clock – Jörg Piringer

Autre exemple, dans Gravity Clock, les chiffres de l’horloge s’effondrent ou s’envolent, les mots et les lettres qui constituent le texte poétique tombent — il s’agit de tweets sur l’alphabet, de phrases telles que «realistic gravity/physics simulation, letters fall as if they were real objects», etc. La représentation iconique de l’horloge, les tweets et autre commentaire sur le système alphabétique acquièrent une teneur poétique à travers le rythme graphique qui les organise et qui contribue à déployer leur pleine signification. L’activité sémiotique, le mouvement des signes alphabétiques à l’écran procèdent d’une dynamique d’organisation graphique irrégulière. Cette irrégularité opère selon le retour de points qualifiés dans la configuration graphique (la constance des lettres ou chiffres qui chutent), mais avec des intervalles qui créent la différence — le type de signe alphabétique varie, les séquences graphiques également (image de l’horloge, puis tweets, etc.), ce qui initie une dynamique de rétention et de protention pour le lecteur-utilisateur de l’application ainsi que des processus de comparaison et différenciation. Cette organisation du mouvement des signes produit une certaine signification. Et, tout l’enjeu de l’application à poème sémio-performatif repose sur ce potentiel de signifiance du rythme graphique.

Un survol des définitions, typologies, processus théoriques et critères d’organisation des formes poétiques numériques a permis de dégager les éléments communs et généraux qui participent d’une poétique ou d’une esthétique de la poésie numérique. Un des points mis en relief dans cet article concernant l’élaboration d’une poétique de la poésie numérique a été la réappropriation des types de poèmes existants, parfois celle des figures, ainsi que l’adaptation de la terminologie. Cette tendance se retrouve dans la démarche esthétique à l’origine de nombreuses applications poétiques, mais aussi dans le geste de désignation et de théorisation guidant notre tentative de poétique des poèmes numériques conçus pour les écrans tactiles, ou adaptés à ceux-ci (quand ils possèdent déjà une version préexistante en ligne). Ainsi, les applications poétiques possèdent des traits communs aux pratiques de poésie numérique non destinées aux supports tactiles, mais elles ne sont pas pour autant identiques en tout point. C’est pourquoi, en s’interrogeant sur leur spécificité, sur la validité et l’opérationnalité des concepts élaborés pour analyser et comprendre le poème numérique, il a été possible de déterminer quelques caractéristiques de ces œuvres hypermédiatiques à vocation tactile. C’est-à-dire notamment la mise au jour d’une première classification des types d’applications — les applications à réappropriation de formes fixes de poésie (sonnet, haïku), les applications de poèmes sémio-performatifs et les applications de jeux-poèmes —, où l’intentionnalité qui préside à la création détermine en grande partie la littérarité de l’application ou, à tout le moins, sa teneur esthétique. Aussi dans le cas des deux premiers types d’applications poétiques, les constituants du poème sont renouvelés et réinventés grâce aux nouvelles modalités de l’hypermédia offertes par la technologie tactile — les formes fixes de poésie, la performance des signes et de la matière comme objet poétique ainsi que le rythme sont expérimentés à travers tout le potentiel du tactile. Il reste que les éléments proposés dans cet essai de définition d’une poétique de la poésie hypermédiatique pour écrans tactiles sont à envisager comme de possibles pistes, perspectives et outils, utiles pour appréhender les applications poétiques, mais qui méritent d’être davantage développés et surtout complétés par d’autres. Du fait qu’elles n’abordent pas tous les aspects de la question, ces prémisses théoriques pour une poétique des applications de poésie numérique souhaitent ouvrir la voie d’une réflexion sur la nature et le fonctionnement de ces formes véritablement synesthésiques.

       

Bibliographie
      
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