NOTRE MAISON

Date: lundi 6 novembre 2023

Temps qu’il fait: Nuageux, froid et sec. «Grisaille de novembre»

Lieu: Allongée dans mon lit sous les couvertures épaisses avec une infusion bien chaude. 

J’amorce cette entrée de carnet encore inspirée par l’atelier extérieur de l’artiste en danse et médiatrice culturelle Lucy Fandel offert, la semaine dernière, lors de notre immersion à LA SERRE- arts vivants. «Par la chorégraphie, la performance, l’enseignement et l’écriture, elle explore comment se connecter à la poésie du mouvement en nous-mêmes et dans le monde qui nous entoure.» (Fandel, 2023) J’ai été très sensible à sa manière de nous convier «à une sorte d’étude de terrain», comme le ferait sa sœur géologue nous confie-t-elle, en collectant par des notes, dessins, enregistrements vidéos ou sonores, nos observations et sensations lors d’une déambulation lente dans le parc Nicolas-Viel dans le quartier Ahuntsic. Sa quête de «textures vivantes, objets mis au rebut ou oubliés, souvenirs qui ressurgissent et sons qui provoquent le mouvement» (Fandel, 2023) fait écho à ma démarche méthodologique en recherche-intervention qui s’appuie sur une approche pluridisciplinaire au croisement de la recherche qualitative, l’ethnographie sensorielle (Pink, 2015), l’analyse géoculturelle (Zamyatin, 2020), l’écologie humaine (Dansereau, 1973) et la phénoménologie de l’architecture (Norberg-Schulz, 1997). Elle s’inscrit dans une vision de la recherche comme pratique personnelle (en nous) et ancrée dans la société (nous).

Je me remémore ma trajectoire, cette journée-là dans le parc; appel viscéral de me rapprocher de la rivière, arrêt, je remarque un bâton que j’empoigne, détour vers un arbre, rapidement je me demande est-ce un mélèze?, observation et prélèvement d’écorce avec présence de lichen vert. Je me rappelle alors Dona Haraway, biologiste et philosophe des sciences féministe, et sa notion que «nous devenons ce que nous sommes à travers les relations que nous entretenons avec ce qu’elle appelle nos espèces compagnes. Nous devenons avec, en compagnie d’autres êtres.» (Potot, 2014) Je poursuis mon petit  inventaire sensible par la collecte d’un échantillon de première neige. Je dépose le bâton, le lichen et la neige sur une surface rocheuse aux abords de la rivière. Je m’imprègne complètement, de la même manière que pourrait le faire le philosophe Baptiste Morizot selon le paradigme de «réensauvagement» qui signifie d’abord expérimenter son propre corps, sa propre solitude, dans la marche et l’observation contemplative du vivant. (Morizot, 2020) Je ressens une tristesse à voir disparaître/mourir la neige. Je me demande; se pourrait-il que la neige continue à vivre?

Enfin, je me réfugie sous le mélèze. Ses branches me bercent. Ses aiguilles me transpercent de douceur et de réconfort. Comme si cet arbre, nature même de l’hospitalité, dans sa manière d’être, de me recevoir, de m’accorder de la valeur, convoqua en moi une forte mémoire affective. Celle d’une femme en dehors du temps, dans nos coeurs et mon coeur  immortelle : Grand-maman Loulou.

Il y a un an, c’est tout un clan qui se préparait, chaque jour un peu plus, à dire au revoir à une mère, une grand-mère, une arrière grand-mère, une humaine plus grande que nature: Notre MAISON. Ce n’est sans doute pas un hasard qu’elle ait choisi d’avoir ses soins de fin de vie à domicile, accompagnée des siens. Qui rappelle Vivant jusqu’à la mort: suivi de fragments de Paul Ricoeur «qui réinscrit la sollicitude dans la relation au mourant à travers la notion d’accompagnement d’une manière qui porte une empreinte toute personnelle.» (Ricoeur, 2007)

Cette maison c’est celle de l’ATTACHEMENT fort, pur et inconditionnel et du BONHEUR dans les petites choses, mais aussi les fêtes et les tablées toujours bien garnies (surtout en délicieux gâteaux et desserts). Loulou c’est l’AMOUR avec un méga grand “A”. Rassembleuse, attentionnée, chaleureuse, réconfortante et pleine d’humanité : PRENDRE SOIN intrinsèquement du monde qui l’entoure est sans équivoque le legs le plus précieux qu’elle nous laisse et nous a laissé. Sa maison jusqu’à la fin, toujours ouverte, toujours prête à recevoir, a donné place à des instants à la fois émouvants, bienveillants et privilégiés qui ont suspendu le temps.

J’ai voulu conserver une trace de toi Loulou, voilà pourquoi j’ai enregistré ta voix douce. Depuis, j’écoute en boucle tes mots, je me laisse bercer par ta sagesse, ta puissance, ton amour. “Mains froides, coeur chaud” cette phrase tu me l’as tant répété depuis que je suis toute petite entrelaçant mes mains. Une partie de “mon cœur chaud”, c’est toi qui me l’a transmis grand-maman. Je te promets de cultiver ta FORCE INFINIE et ton art d’ACCUEILLIR .

L’arbre et moi, enchevêtrés avec le monde (Ingold, 2011a), où la vie et la mort prennent corps pour accueillir novembre.

Références

Fandel, Lucy.(2023) À propos. En ligne: Internet Médias: https://lucyfandel.com

Chartier, D., Zamyatin, D., Romanova, E., Dobjanskaya, O., Lavrenova, O. et al. (2020). Géocultures: Méthodologies russes sur l’Arctique. Imaginaire Nord, pp.100.

Dansereau, Pierre (1973). La Terre des hommes et le paysage intérieur, Montréal, Leméac.

Ingold T., 2011a, «World of Sense and Sensing the World: A Response to Sarah Pink and David Howes» et «Reply to David Howes», Social Anthropology, 19, 3: 313-317 ; 323-327.

Morizot, Baptiste. (2020). Manières d’être vivant: enquêtes sur la vie à travers nous. Paris: Actes Sud.

Norberg-Schulz, Christian (1981). Genius Loci: paysage, ambiance, architecture. Bruxelles: Pierre Mardaga.

Pink, Sarah (2015). Doing sensory ethnography (2e éd.). London: Sage.

Potot, Olga. (2014) «Nous sommes tou·te·s du lichen». Histoires féministes d’infections trans-espèces. Chimères, 82, p. 137-144.

Ricoeur, Paul. (2007) Vivant jusqu’à la mort: suivi de fragments, France, SEUIL.