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L’imaginaire de l’«avant» 11 septembre 2001: recomposer la fin du siècle dans «La logeuse» d’Éric Dupont

Jimmy Thibeault
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Article paru dans Quelques échos littéraires du 11 septembre 2001, sous la responsabilité de Jimmy Thibeault (2023)

   

Dans la foulée de la chute du Mur de Berlin, en 1989, Francis Fukuyama suggérait, dans un article intitulé «The End of History?» (1989), que nous assistions peut-être alors à la victoire de la démocratie libérale et, en même temps, à la fin des grands conflits idéologiques qui contribuent à maintenir les inégalités entre les peuples. Cette idée de la «fin de l’histoire», que Fukuyama fait remonter à Marx et, surtout, à Hegel, suggère que la disparition des tensions entre les idéologies politiques amènerait l’humanité à son plus haut niveau d’évolution sociale par la création d’un monde plus égalitaire. Pour Marx, la fin de l’histoire ne pourrait être atteinte que par la victoire du socialisme; pour Fukuyama, l’histoire ne devait connaître sa fin qu’avec la victoire de la démocratie libérale —comme il tentera d’ailleurs de le démontrer dans son ouvrage The End of History and the Last Man (1992). La dissémination de cette dernière sur l’ensemble du globe pouvait bien représenter une victoire qui nous amènerait, au-delà de la fin de la guerre froide, au «point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain» (Fukuyama [1989] 1989, 458). C’est dans cette victoire de la démocratie libérale que l’humanité devait voir disparaître les grandes inégalités planétaires, les luttes de pouvoir entre les États les plus puissants et, ce faisant, les grands conflits qui maintenaient un état constant d’angoisse nucléaire. Dans un monde où règne la démocratie libérale, où les responsabilités et les récompenses sont partagées, il devient possible pour les victimes d’inégalités de s’élever au-dessus de leurs conditions pour trouver une voie/x par laquelle il serait possible de se faire entendre. Certes, Fukuyama relativise quelque peu cette promesse d’égalité dans son ouvrage de 19921Parlant de l’article publié en 1989, Fukuyama affirme: «Je suggérais en outre que la démocratie libérale pourrait bien constituer le “point final de l’évolution idéologique de l’humanité” et la “forme finale de tout gouvernement humain”, donc être en tant que telle la “fin de l’Histoire”. Alors que les anciennes formes de gouvernement étaient caractérisées par de graves défauts et des irrationalités qui finissaient par entraîner leur effondrement, on pouvait prétendre que la démocratie libérale était exempte de ces contradictions fondamentales. Non que les démocraties stables d’aujourd’hui —comme la France, les États-Unis ou la Suisse— ne connussent ni injustices ni graves problèmes sociaux; mais ces problèmes venaient d’une réalisation incomplète des deux principes de liberté et d’égalité, fondements mêmes de toute démocratie moderne, plutôt que de ces principes eux-mêmes. Certains pays modernes pouvaient bien échouer dans l’établissement libéral et d’autres retomber dans des formes plus primitives de gouvernement comme la théocratie ou la dictature militaire, l’idéal de la démocratie libérale ne pouvait pas être amélioré sur le plan des principes.» (1992, 11), mais il n’en demeure pas moins que, pour lui, malgré quelques inégalités localisées, sur le plan global, les grandes tensions idéologiques et inégalités planétaires sont vouées à disparaître avec la fin de la guerre froide, et que la mise en place de la démocratie libérale comme forme ultime de gouvernement amènera une paix relative à l’échelle planétaire.

En 2016, Jennifer Welsh, dans son ouvrage The Return of History: Conflict, Migration, and Geopolitics in the Twenty-First Century, revient sur cette notion de «la fin de l’histoire» telle que la présentait Fukuyama et remarque qu’«[u]ne décennie [après la publication de son article], on a pu en effet constater que la fin de la guerre froide et l’augmentation subséquente du nombre de démocraties libérales avaient été accompagnées d’un recul marqué des guerres internationales et interethniques, ainsi que d’une baisse du nombre de réfugiés et de personnes déplacées» ([2016] 2017, 13-14). L’euphorie de cette victoire et la promesse de l’universalité n’allaient cependant être que de courte durée puisque, depuis le début du 21e siècle, souligne Welsh, on assiste plutôt à une forte résurgence des tensions planétaires qui se traduisent par un état de crise constant alors que des populations entières fuient la misère des champs de bataille sans nécessairement trouver de lieu où s’établir. Si des conditions inhumaines touchent essentiellement des populations du Moyen-Orient, l’Occident n’est pas à l’abri de l’accroissement des inégalités et de la formation de nouvelles tensions, comme le démontre notamment la montée du populisme et du racisme en Europe et en Amérique du Nord2Welsh illustre bien les différentes tensions planétaires qui sont autant de symptômes des inégalités entre l’Occident et le reste du monde, et montre que les sociétés occidentales n’échappent pas, comme le suggérait Fukuyama, aux inégalités fondamentales entre les individus. Aux États-Unis, par exemple, porte-étendard de la démocratie libérale, «les querelles qui opposent la branche exécutive à la branche législative ont atteint une intensité sans précédent et rendent le gouvernement fédéral dysfonctionnel, voire presque impuissant à faire voter des lois. Les discours populistes résonnent avec une ferveur grandissante, comme on l’a vu au cours de la compagne à l’investiture républicaine de 2016, qui a été dominée par plusieurs candidats prétendant se présenter “contre Washington”. Mais rien n’inquiète davantage que les inégalités économiques, qui ont atteint des niveaux historiques, au point de détruire le rêve américain pour des millions de citoyens des États-Unis et d’empêcher nombre d’entre eux, parmi la jeune génération, de réaliser leur plein potentiel.» (Welsh [2016] 2017, 221-222). En fait, les démocraties libérales sont confrontées à de nouvelles inégalités qui contribuent à effriter la solidarité sociale et «à nourrir un ressentiment qui risque de dégénérer en violence révolutionnaire» (Welsh [2016] 2017, 255), notamment à l’égard des classes privilégiées qui se sentent instituées d’une légitimité «qui peut les pousser à des actions susceptibles de contribuer à l’érosion de la confiance sociale et du bien commun» ([2016] 2017, 256). On assiste donc au retour des grandes tensions qui déchirent l’humanité et qui nous ramènent forcément à un «retour de l’histoire»: «Les phénomènes qu’on a observés au cours des cinq dernières années […] obligent […] à s’interroger sur la promesse d’un avenir pacifique qu’avaient fait naître la fin de la guerre froide et la thèse de la “fin de l’histoire”.» ([2016] 2017, 41) Fukuyama, dans l’extase de la fin d’une histoire, celle de la fin de la guerre froide avec l’effondrement du mur de Berlin et de l’Union soviétique, s’était pris à rêver la fin de l’histoire comme de la possible réalisation d’un monde fondé sur l’universalité des libertés et droits individuels. Welsh nous rappelle pour sa part que les tensions n’ont jamais disparu complètement et que le début du 21e siècle nous aura confrontés à notre incapacité collective à réaliser cette promesse d’universalité et, surtout, à la nécessité de revenir sur l’Histoire afin de bien saisir les enjeux auxquels l’humanité doit faire face pour s’assurer d’un avenir moins sombre.

Welsh, dans le bilan qu’elle propose de l’état du monde contemporain, ne pose pas d’emblée les attentats du 11 septembre 2001 comme un point pivot du «retour de l’histoire»; en fait, elle n’en fait pas mention. Pourtant, il semble que l’attaque sur le World Trade Center ait pu jouer un rôle important dans ce «retour de l’histoire», comme tendent à le montrer les chercheurs de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques dans l’ouvrage L’effet 11 septembre. 15 ans après (2016). Les événements du 11 septembre, qui ont été vécus en direct par l’ensemble de la planète, ont effectivement marqué les mémoires à un point tel que:

le 11 septembre 2001 nous oblige à parler d’un «avant» et d’un «après». On ne compte ainsi plus les publications expliquant que le 11 septembre a bouleversé les priorités de nos sociétés, nos discours et convictions relativement au rôle que nos gouvernements devraient jouer dans le monde, notre manière de concevoir le terrorisme, de faire la guerre et le droit ou encore de définir l’identité nationale de nos pays. (Collectif Chaire Raoul-Dandurand 2016, 20)

Pour les auteurs, il ne fait aucun doute «que nous vivons encore aujourd’hui —et peut-être plus que jamais— selon le cadre de référence qui s’est imposé dans nos sociétés à la suite de ces événements tragiques» (2016, 21), comme si nous subissions toujours les contrecoups d’un tremblement de terre dont la violence a été à la mesure de la puissance symbolique du lieu de son épicentre. Tout se passe effectivement comme si ces événements et, plus particulièrement, les récits qui en ont raconté les horreurs étaient devenus de puissants intertextes planétaires dont il est difficile de se défaire. Comment, par exemple, interpréter la crainte populaire à l’égard de l’autre —souvent musulman— qui semble s’être cristallisée au cours des dernières années autour des notions de sécurité et de protection sans avoir en mémoire l’état de guerre constant dans laquelle les attentats du 11 septembre 2001 ont plongé les sociétés occidentales? Comment ne pas percevoir chaque attentat contre l’Occident ou chaque action militaire au Moyen-Orient comme autant de résonances du 11-Septembre? Comment ne pas percevoir le repli identitaire prôné par un certain discours politique populiste comme une réaction à l’impression d’être constamment attaqué dans les valeurs qui nous fondent en société et ce, par un ennemi d’autant plus redoutable qu’il reste innommable, bien que tellement présent à l’esprit depuis le 11-Septembre? L’importance du «moment 11 septembre» et de ses effets sont tels qu’on peut se demander, avec Bertrand Gervais et Patrick Tillard, s’ils ne symboliseraient pas un moment de fracture dans l’histoire de l’humanité:

La question s’est souvent posée: quand saurions-nous, au-delà des chiffres, que nous sommes rendus au vingt-et-unième siècle? Les événements du 11 septembre 2001 ont répondu à cette interrogation. L’effondrement des tours jumelles du World Trade Center, la brèche ouverte dans le mur du Pentagone et l’écrasement du vol United 93 en Pennsylvanie ont marqué notre entrée dans le nouveau millénaire, de la même façon que l’explosion des bombes atomiques larguées sur Hiroshima, puis Nagasaki, il y a plus de cinquante ans, avait signalé le passage à l’ère nucléaire. Certains événements sont leurs propres balises. (Gervais et Tillard 2010, 9)

Et de la même manière que l’ère nucléaire a marqué l’imaginaire de la seconde moitié du 20e siècle, les images du 11 septembre 2001 se sont ancrées dans l’imaginaire du 21e siècle. Dans cette représentation de l’événement en moment de fracture historique, le 11 septembre 2001 représente à la fois une fin, un début et un retour: la fin d’un siècle, le début d’un autre, mais surtout le retour à une histoire qui nous rappelle que nous sommes des êtres de tensions et que chaque effondrement amène forcément une relecture de nos frontières imaginaires, celles qui permettent aux individus de maintenir une certaine emprise sur un monde qui semble sombrer lentement vers sa fin.

La représentation de l’événement comme un point de fracture divisant le temps entre un «avant» et un «après» le 11 septembre 2001 suppose qu’il se produit une redéfinition du temps de l’«avant» à partir de nouvelles données puisées dans l’«après». Autrement dit, le désarroi ressenti face à l’événement lui-même, la quête de sens qui a suivi l’événement et qui a provoqué des actions qui n’ont elles-mêmes de sens que dans une certaine interprétation de celui-ci, nous amènent forcément à repenser l’«avant» à la lumière du nouvel état du monde qui a pris forme dans l’«après». Au-delà de la fracture, une mise en relation entre ces temps de l’«avant» et de l’«après» propose un imaginaire de l’«avant» qui serait tributaire, à rebours, du moment où prend forme le désarroi. Dans cette relecture du temps de l’«avant», qu’en est-il de l’enthousiasme qui avait amené Francis Fukuyama à annoncer la fin de l’histoire? Enthousiasme contagieux qu’il n’était d’ailleurs pas le seul à sentir et qui ouvrait la voie à la rencontre, aux échanges culturels, aux promenades planétaires de nombreux individus s’affirmant désormais citoyens du monde et remettant en question une manière de se raconter alors perçue comme désuète. Le retour de l’histoire que perçoit Jennifer Welsh dans les grands récits géopolitiques et culturels contemporains permet d’entrevoir un retour à l’histoire qui prendrait forme dans le récit de l’«avant», c’est-à-dire en évoquant dans ce récit de l’«avant» la présence d’une histoire qui n’a jamais véritablement cessé. Cette relecture d’une histoire qui retrouve sa place dans le récit contemporain est assez présente dans la littérature québécoise récente où plusieurs œuvres revisitent la période des années 1980 et 1990 en soulignant l’échec de l’humanité à maintenir les promesses d’universalité qui y avaient été formulées. C’est le cas notamment des ouvrages suivants: Lignes de faille (2006) de Nancy Huston, La Logeuse (2006) et La fiancée américaine (2012) d’Éric Dupont, Le Ciel de Bay City (2008) de Catherine Mavrikakis, Tarmac de Nicolas Dickner (2009), Arvida de Samuel Archibald (2011), la trilogie 1984 (2016) —Hongrie-Hollywood Express (2011), Mayonnaise (2012) et Pomme S (2013)— d’Éric Plamondon ainsi que L’année la plus longue (2015) et Françoise en dernier (2018) de Daniel Grenier, pour ne donner que quelques exemples. Autant de romans où les événements du 11 septembre 2001 s’inscrivent en filigrane aux récits, à la manière d’un écho qui résonne au loin et qui, sans être toujours dominant, teinte notre lecture du monde. C’est cette lecture à rebours qui trouve dans l’écho des événements du 11 septembre 2001 l’amorce d’un retour à l’histoire que je propose d’explorer par l’étude du roman La Logeuse d’Éric Dupont (2006), un roman dont l’action s’inscrit dans le sillage de l’effondrement de l’Union soviétique, du grand ennemi de la démocratie libérale, pour se terminer à la veille des attentats sur le World Trade Center.

Je m’intéresserai plus particulièrement à l’utilisation et à la portée des deux visions de la finitude historique qu’ont développées Fukuyama et Welsh et qui se rapportent à la guerre froide, d’une part, et à l’effondrement des tours du World Trade Center, d’autre part. Dans le roman de Dupont, ces deux visions incarnent autant de pôles interprétatifs qui en délimitent la trame narrative. De fait, la narration, bien qu’elle se termine en janvier 2001, propose une réflexion sur le véritable impact de la fin de la guerre froide dans la représentation du monde qui entoure les protagonistes en cette fin de 20e siècle. Même si les attentats ne sont pas explicitement au cœur du roman, ce dernier ne s’inscrit pas moins dans un «imaginaire de l’avant» alors que des échos des événements se font entendre dans une narration qui, elle, se situe clairement dans le temps de l’«après». Pour mettre en lumière les multiples ressorts de cette dialectique entre l’«avant» et l’«après» dans le roman de Dupont, il s’agira d’étudier trois types d’effondrement. J’explorerai, dans les deux premières parties, comment la relecture de l’«avant» permet de rendre compte de l’effondrement de deux idéologies identificatoires antithétiques, la première ayant trait au communisme et la seconde au capitalisme. Dans la dernière partie, j’analyserai comment l’ombre des tours du World Trade Center permet de percevoir l’effondrement du rêve de l’universalité.

   

Premier effondrement: Notre-Dame-du-Cachalot et la fin du rêve communiste

S’il est possible d’associer La logeuse d’Éric Dupont à l’idée d’un «retour de l’histoire», c’est que ce roman repose en grande partie sur la relecture de la période qui a immédiatement suivi la fin de la guerre froide, et que cette relecture est fortement marquée par les tensions qu’entraîne un certain état de guerre qui s’impose au lendemain des attentats du 11 septembre et qui définit l’avènement du 21e siècle. C’est comme si, le recul aidant —aussi court soit-il—, Dupont travaillait par son roman à présenter la contrepartie de la lecture que proposait Fukuyama et qui affirmait la fin des tensions idéologiques et des inégalités: le monde décrit par Dupont est un monde où se maintiennent, justement, les inégalités entre les individus selon des critères d’origine sociale, d’appartenance nationale et d’identité raciale, un monde où les protagonistes sont constamment confrontés aux risques de débordements inhérents à la radicalisation liée à l’augmentation de ces inégalités. Chez Dupont, la fin de la guerre froide, l’effondrement du bloc communiste et la victoire de la démocratie libérale sont effectivement loin d’ouvrir le discours identitaire à une célébration de l’universel alors que l’espace urbain que l’héroïne du roman, Rosa Ost —dont le nom de famille, par sa traduction de l’allemand, renvoie d’emblée à l’imaginaire de l’Est—, découvre à Montréal repose sur une interprétation rigide de l’espace identificatoire québécois, comme en fait foi la marginalisation systématique des figures d’altérité qu’elle rencontre dès son arrivée en ville. Bien que la narration ne l’exprime jamais explicitement, on comprend bien que l’univers narratif est empreint d’une lucidité qui ne peut trouver sa source que dans un contexte où l’optimisme des années 1990 a cédé la place à un certain cynisme.

Dans la «Préface» qu’il ajoute à l’édition de 2013 de son roman, Éric Dupont en explique l’origine en racontant comment, après une absence de quinze ans, il était revenu au Québec en 2003 pour se rendre compte que la société qu’il retrouvait n’était pas tout à fait la même que celle qu’il avait quittée et que les changements qu’il relevait n’étaient pas nécessairement pour le mieux. Si les premiers temps de son retour s’étaient faits dans l’euphorie de retrouver un espace où il pouvait vivre en français sans avoir l’impression de commettre un acte politique, les commentaires qu’il recevait au quotidien l’ont rapidement amené à déchanter:

Bientôt, je me rendis compte que le pays que j’avais quitté à la fin des années 1980 avait changé. Certains de ses habitants eurent aussi la candeur de me rappeler que j’avais pris d’autres airs, que je n’étais plus « tout à fait québécois », pour reprendre une de leur formulation préférée. Bref, au contact des étrangers, j’avais pris une certaine odeur, semblait-on me dire. (Dupont [2006] 2013, 8-93Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle L, suivi du folio, et placé entre parenthèses dans le texte.)

Le désenchantement qu’engendre le sentiment d’être désormais perçu comme un étranger en son propre pays était d’autant plus fort qu’il n’arrivait plus à trouver de véritable magie dans la production littéraire contemporaine: «Je ne retrouvais dans nos livres ni la grandeur presque irréelle de nos paysages ni la folie de nos légendes. La vraisemblance, la psychologie et le matérialisme régnaient sans partage dans l’imaginaire québécois […].» (L, 9) Le récit de Rosa Ost et des personnages qui l’entourent, tant à Notre-Dame-du-Cachalot, petit village de la Gaspésie, qu’à Montréal, permettent de reconstituer en partie les changements qui se sont opérés au Québec en l’absence de l’auteur sur le plan identitaire: plutôt que de s’ouvrir au monde, l’espace québécois semble plutôt se replier sur lui-même et maintenir l’illusion que l’altérité représente une menace à la survie de la collectivité.

Ces changements prennent d’abord forme dans la reconfiguration du monde qui se produit à la fin des années 1980 et qui influence jusqu’au village natal de la jeune Rosa. Il faut d’emblée préciser que l’existence de ce village repose sur une expérience communiste servant à contrecarrer la victoire et le monopole annoncés des démocraties libérales:

Dans les années 1970, alors que la faillite des économies planifiées de l’Europe de l’Est s’écrivait dans le firmament en lettre de feu, quelques barbichettes du MERDIQ, le ministère de l’Épanouissement des régions désolées et isolées du Québec, avaient concocté un plan de sauvetage de l’idéologie marxiste. Il s’agissait de créer à l’échelle d’un village la preuve irréfutable que le paradis socialiste était réalisable, et ce, sans faire subir à la population les navrantes persécutions staliniennes. Le jour où tous croiraient le communisme mort et enterré, le jour où le grand «M» jaune illuminerait même La Havane et Pyongyang, le jour où la dernière cellule du parti disparaîtrait faute d’adhérents, on dévoilerait la vérité sur Notre-Dame-du-Cachalot; et le monde entier, honteux de son erreur, renverserait le courant de l’Histoire pour reproduire à l’échelle mondiale le succès de ce petit village de la côte gaspésienne. (L, 16-17)

Notre-Dame-du-Cachalot n’est donc pas un village entièrement isolé du monde puisque son existence ne semble avoir de sens que dans le maintien des tensions qui marquent la période de la guerre froide. La prospérité du lieu repose même sur ces tensions dans la mesure où c’est dans la volonté des parties de conserver leur avance sur l’opposant qu’elles s’impliquent dans le village. Or, l’effondrement de l’URSS brise cet équilibre et, n’ayant plus à se préoccuper de la menace communiste, les entreprises capitalistes délaissent le village —et les régions en général— pour déménager vers des lieux plus favorables aux profits. Ainsi, dans le déséquilibre qui se crée avec la fin de la guerre froide, le village ne sort pas de l’ombre pour faire rayonner le communisme comme le prévoyait le projet, car c’est désormais le capitalisme qui dicte la bonne santé du village alors que l’usine de papier Petticoat ferme ses portes au début des années 1980, «à la suite de l’effondrement du cours mondial du papier» (L, 20). Malgré les tentatives politiques pour ouvrir l’usine de nouveau, la société Petticoat d’Atlanta précise qu’elle aimerait bien reprendre les activités de l’usine: «Il faut cependant comprendre que les salaires élevés nuisent à la productivité de nos usines canadiennes et que la compagnie est parfois forcée de concentrer sa production dans des usines situées dans des pays où les entraves au commerce sont moins importantes.» (L, 21) Ce qui représentait au départ la réalisation de l’utopie communiste n’aura été finalement qu’une illusion socialiste. Et il ne reste alors au village que sa source d’Ennui qui, mise en bouteille, avait pu être commercialisée, mais même cette matière première du village n’avait pu permettre aux villageois de s’enrichir puisque «le maire Duressac avait signé un bail de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans avec [un milliardaire de Boston] en vertu duquel l’exclusivité d’exploitation de la source apparemment intarissable avait été attribuée à la Boston Boredom Inc» (L, 39). Le projet communiste semble pourtant se maintenir au village, mais que reste-t-il de l’adhésion des habitants de Notre-Dame-du-Cachalot à ce projet idéologique?

Il reste peut-être de l’idéologie communiste, de manière tout à fait ironique, le désir de défection des citoyens et les risques qui accompagnent un tel désir, car les dessous de l’histoire du village sont plus sombres qu’il n’y parait. On trouve d’ailleurs, à l’entrée du village, trois amoncellements de pierres qui rappellent aux villageois qu’on ne dérange pas l’ordre des choses sans en payer le prix. Dans la version officielle du récit du village, inscrite sur un panneau d’informations pour touristes, ces trois tas de pierres, surnommées «Les Trois Sœurs», auraient été découverts par les premiers colons arrivés au 18e siècle et auraient été construits par les Autochtones pour tenir l’homme blanc à l’écart. Cette légende autochtone cache cependant une vérité plus violente: «Chacune des “sœurs” dissimulait en effet le squelette d’un malheureux du village que la foule en colère avait décidé d’occire dans un accès de rage généralisée. Trois spectres hantent ainsi Notre-Dame-du-Cachalot.» (L, 18) En 1942, camarade Baptiste Deloursin, 35 ans, tente de fuir la colère des citoyens que la floraison hâtive de ses lilas avait provoquée, mais est enseveli par les pierres avant de pouvoir traverser le pont couvert qui relie la presqu’île au continent; en 1987, camarade Madeleine Barachois, 55 ans, qui était propriétaire d’un cactus qui fleurissait la veille des tempêtes de neige de décembre, subit à son tour la colère des habitants du village alors qu’elle annonce la floraison de son cactus le 1er novembre; enfin, en 1995, le jeune camarade Kevin Crachin, 8 ans, est condamné à mort pour s’être réveillé en pleine nuit, après un cauchemar, en scandant: «“Quelques conques québécoises craquent dans un cul-de-sac”, sans la moindre trace d’accent gaspésien4Accent marqué par la prononciation des «k» en «g», ce qui rend les habitants de Notre-Dame-du-Cachalot reconnaissables partout dans la francophonie: «Au village, on associait toute prononciation plus dure du “k” à Montréal, donc à la perdition et à la trahison. Si cette manie leur donnait un sentiment d’appartenance à cette terre gaspésienne ingrate, elle poussait surtout leurs interlocuteurs à se demander s’ils n’étaient pas éternellement enrhumés. La rumeur courait d’ailleurs en France que c’était le cas, en raison du climat hostile qui y régnait neuf mois par année, d’où la croyance populaire que le mot “Gaspésie” se prononçait en réalité “Kaspésie”, conviction si forte qu’il était devenu inutile d’essayer de rétablir la vérité.» (L, 31).» (L, 19) Les trois «camarades» paient de leur vie la marque d’étrangeté qu’ils amènent au village: ce qui n’est pas de la norme et ce qui porte l’accent de l’autre doit disparaître, tout comme la vérité s’efface dans le révisionnisme du récit officiel. Ce n’est pas sans ironie que le narrateur, face à cette relecture des événements, constate: «Il en résulte un double enseignement: les Indiens ont le dos large, et l’horticulture et la littérature peuvent parfois être fatales.» (L, 20) Dans ce récit des «Trois Sœurs», le pont couvert, à l’instar du mur de Berlin, se dresse à la limite du village comme une frontière infranchissable pour les victimes; mais ce pont est aussi le lieu d’une fausse mémoire qui maintient symboliquement la crainte de l’Autre, de l’étranger, ce dernier étant perçu d’emblée comme une menace puisque la légende veut que les pierres tiennent l’envahisseur à distance.

Le pont couvert, seule voie d’accès au village, enjambe une rivière dotée d’un nom qui reprend la symbolique de la crainte de l’autre: la rivière au Massacre est nommée à partir du récit historique d’un massacre violent de villageois par des Autochtones. L’histoire du village raconte effectivement que la rivière, qui n’est qu’un petit cours d’eau, a été le lieu d’une querelle entre colons français et amérindiens au 18e siècle:

Bien que la plupart des historiens contemporains n’hésitent pas à ranger ce récit sous la rubrique des légendes, les habitants de la région racontent encore que c’est exactement en ce lieu qu’une bande de guerriers aurait attaqué, scalpé, violé, brûlé et pillé (pas nécessairement dans cet ordre) vingt-deux villageois qui n’avaient d’autre destin en ce pays que celui que Dieu leur avait prescrit. (L, 47)

Bien que les historiens remettent en question la part de vérité de cette légende, pour les citoyens la couleur rouge «sang-de-bœuf […] reste une preuve irréfutable de cet acte barbare» (L, 48). Encore une fois, la vérité s’efface derrière la légende qui, en intégrant avec force l’imaginaire populaire, s’institue en discours officiel. En un sens, il n’est pas étonnant que le pont, l’entrée et la sortie du village, soit gardé par «un homme au visage hâve» et à «l’accent [qui] résonnait comme un écho sorti des âges» (L, 48) qui prend en photo toute personne qui le traverse dans un sens ou dans l’autre: «Ce Cerbère du village enregistre sur pellicule toute entrée et toute sortie par le pont couvert. […] Il vous verra passer par le pont de la rivière au Massacre, il vous verra et votre portrait s’ajoutera à une collection infinie dans sa modeste demeure de bardeaux verts à l’entrée du village.» (L, 48) L’ambiance du village a quelque chose, du moins en apparence, du totalitarisme d’un «big brother» qui surveille, punit et recompose son propre récit pour le rendre acceptable. Pourtant, derrière cette image de «big brother», qui reprend une certaine vision associée au contrôle social des pays communistes, se cache une réalité beaucoup plus pathétique alors qu’on apprend que le gardien n’est qu’un simple d’esprit, un ancien facteur qui a été renversé par une voiture qui a pris la fuite au moment de l’accident. Le gardien reste sur le pont dans l’espoir de retracer le chauffard: «Il se tenait là, dans l’attente vaine que le chauffard repasse sur son chemin pour le prendre en photo. Cette pièce à conviction, à son sens preuve irréfutable de l’agression dont il avait été la victime des années plus tôt, ferait triompher la justice.» (L, 49) Les preuves irréfutables, dans l’imaginaire des villageois, reposent finalement sur des images, des photos, des instantanées, qui puisent tout leur sens dans les paroles que les villageois ont intériorisées à partir de quelques croyances populaires, elles-mêmes instituées en discours officiel, historiques.

Rapidement, on comprend que l’Histoire, dans les représentations qu’en donne le roman, suit son cours et que l’expérience du MERDIQ —son nom le laisse bien entendre— est vouée à l’échec, faisant de l’idéologie socialiste du village une parodie. D’ailleurs, avec la fermeture de l’usine, il ne se trouve guère de villageois qui gardent un espoir inébranlable dans le communisme, à l’exception de Thérèse Ost, mère de Rosa et porte-étendard de l’idéologie socialiste, digne représentante du parti et lectrice de Marx. Ce désengagement idéologique du village apparaît lorsque les mères refusent d’envoyer leur enfant à l’anniversaire de Rosa, soit parce qu’elles reprochent à Thérèse et à son syndicat la fermeture de l’usine, soit afin que leur enfant «n’eût point à être témoin de la folie marxiste dans laquelle Thérèse Ost se vautrait depuis l’écroulement de son rêve» (L, 35). Le rêve utopique sur lequel repose le village s’efface lentement à mesure que le capital vient à manquer aux citoyens. C’est à ce moment que le vent d’Ouest cesse de souffler sur le village et que le rêve de Thérèse —associé à l’idéologie de l’Est/Ost— s’effondre définitivement: elle meurt des suites d’une fuite de gaz d’ennui que l’air stagnant du village a rendu mortel. Elle était en pleine lecture de son texte préféré de Marx, un texte où on peut lire, souligné au crayon rouge: «Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.» (L, 41) C’est dans ce contexte que Rosa décide d’écouter une prophétie qu’un jeu de Scrabble avait énoncée au hasard des lettres quelques semaines plus tôt, en août 2000, alors qu’était apparu sur la planche de jeu le mot «RESIGNE», qui amène Thérèse à se demander: «Qui viendra donc nous sortir de ce bourbier fangeux?» (L, 23) Ce à quoi le jeu répond au moment où Rosa inscrit le mot «ROSE». Un bigorneau viendra, plus tard, lui donner les détails de la prophétie en annonçant son sacrifice: «Montréal, le vent vient de Montréal. C’est là que tu commettras l’innommable pour sauver ton village.» (L, 45) Pour réaliser la prophétie, Rosa quitte donc le village pour se rendre à Montréal dans l’espoir d’y retrouver le vent d’Ouest et de sauver le village.

Si Rosa représente pour le village le dernier espoir, le maire Duressac, lucide, comprend que c’est au prix d’un grand sacrifice et avoue au gardien qu’il a l’impression d’avoir vu la jeune Rosa pour la dernière fois: «Guand elles partent [à Montréal, les petites comme notre Rosa], elles ne reviennent plus. Pour le vent, remargue gue je suis plutôt sceptique.» (L, 52) Et de fait, les images que conserve le gardien des jeunes qui quittent le village les représentent toujours de dos, à l’ombre, sans visage, impossibles à reconnaître: «Aucun sourire, pas un au revoir de la main, pas une larme, seulement des centaines de départs. Silhouettes d’un exode rural.» (L, 50) D’ailleurs, à l’autre bout du pont, «là où l’asphalte de la civilisation reprend ses droits» (L, 53), se trouve un panneau que le maire Duressac et Thérèse avaient installé à la demande du MERDIQ et où on peut lire des règles de conduite «qui, avec le temps, la pluie et le vent, perdaient chaque année un peu plus de leur clarté» (L, 54). En résumé, ces règles servent à avertir le voyageur qui quitte le village qu’un retour au pays natal sera impossible sans risquer de «goûter à l’opprobre et à la rancœur» (L, 55), puisque le départ signifie un désengagement à l’égard de leur identité, de leur appartenance, de leurs origines5Les «six directives à l’intention des citoyens qui abandonnent Notre-Dame-du-Cachalot» se résument en quelque sorte à l’image du goéland qu’offre le maire Duressac au moment du départ de Rosa: «Moi, je pense plutôt gue nous devrions imiter les goélands, gomme celui qui s’avance vers nous, là. Ils ne passent pas leur vie au même endroit à se morfondre. Ils sont toujours en mouvement et ils s’oggupent de leurs oisillons. Ils ne leur permettent pas de guitter le nid. S’ils osent transgresser cette règle, ils sont bannis à jamais. Et si, après une fugue, ils osent rentrer, ils sont avalés tout rond par leurs parents.» (L, 53). Face à ce panneau, Rosa ne peut que répondre «Dûment noté» (L, 55) à voix haute, avant de prendre la route pour Montréal.

   

Deuxième effondrement: Montréal et l’échec de l’universalisme

En quittant Notre-Dame-du-Cachalot, Rosa découvre un monde qui, loin de valoriser la diversité culturelle, maintient certaines tensions qui reposent sur des enjeux identitaires persistants, comme l’origine, la langue ou la classe sociale des personnages: à Montréal, Rosa est confrontée à un monde qui refuse d’adhérer entièrement au rêve de l’universalité et qui, malgré un discours officiel d’ouverture, maintient dans l’ombre un résidu d’opposition à l’altérité. Rosa sera ainsi témoin de la mise en spectacle de la différence, dans un bar de danseuses nues, et, chez sa logeuse Jeanne Royal, du désir d’assimilation culturelle de l’étranger à une représentation traditionnelle d’un «même» québécois. Cette inégalité, qui repose sur des valeurs traditionnelles, passéistes, apparaît dès la sortie de Rosa de son village alors qu’elle prend connaissance de l’existence d’un discours identitaire reposant essentiellement sur le refus de l’altérité. Le monde que découvre Rosa hors de son village, loin de valoriser les rapports universalisants, maintient les décalages identitaires entre le soi et l’autre, entre la ville et la région, entre les gens d’ici et ceux d’ailleurs.

En un sens, ce que trouve Rosa de l’autre côté de la rivière au Massacre n’est pas très différent de la fermeture que semble montrer le village au monde extérieur. D’ailleurs, le panneau qu’ont installé le maire Duressac et Thérèse suggère à ceux qui quittent «de dégorger [leur] sentiment d’appartenance, de le rouler soigneusement en boule et de le lancer dans la rivière au Massacre où il deviendra pâture à saumon» (L, 54), de porter des vêtements à la mode de la ville, «afin d’éviter les regards chargés de reproches», et d’abandonner leur accent, sans quoi ils seront associés à «une minorité audible et ridicule» (L, 54). Certes, l’état du panneau, défraîchi par le temps, semble d’emblée renvoyer à un discours passéiste, qui relève davantage d’une menace d’exclusion définitive en cas de défection que d’un conseil pour survivre en ville, car un retour au village n’est pas envisageable; menace qui rappelle l’ancien monde communiste, fermé, qui, à l’instar du gardien, semble venir «d’un autre âge». Pourtant, lorsqu’elle rencontre la troupe de danseuses en tournée en Gaspésie, ce sont d’abord les vêtements au style de la Première Guerre mondiale et la ruralité de l’accent gaspésien que les danseuses remarquent chez Rosa. Ces filles, qui viennent de pays communistes —Russie, Cuba, Chine, ex-RDA, Mozambique et Angola—, décrites d’ailleurs comme les «Arrière-petites-filles de Lénine», avaient quitté leur pays respectif pour venir vivre leur rêve américain et, pour y arriver, elles avaient intégré une troupe qu’on disait de «jeunes femmes indépendantes» (L, 55). En apercevant Rosa, qui rappelle en quelque sorte le monde qu’elles avaient fui, un monde qui appartenait à une époque révolue, elles se moquent gentiment d’elle en soulignant le décalage entre ce qu’elle représente et le mode de vie contemporain de la ville:

Nous les connaissons, ces enfants des régions, nous voyons leurs gestes ruraux, leur manière de vous dévisager, leur manie de s’adresser à des étrangers comme à un frère. Ils envahissent nos villes. Ils parlent le sépia et suivent des yeux les ambulances que nous n’entendons même plus. Rosa est leur reine. (L, 56)

Malgré la moquerie, les filles acceptent Rosa comme une des leurs et attentent l’autobus qui ne vient pas, jusqu’à ce qu’une camionnette s’arrête et que la conductrice, au physique ambigu qui avait d’abord fait croire aux filles qu’il s’agissait d’un jeune homme, leur propose de les conduire à Montréal. Rosa fait alors la connaissance de Jeanne Joyal, qui suggère de lui louer une chambre le temps qu’elle poursuive sa quête du vent dans la ville.

À l’instar des effeuilleuses, Jeanne relève le décalage qui existe entre la ruralité et l’urbanité alors que, en se moquant de Rosa, elle charge négativement l’idée même de la ruralité à laquelle renvoie son accent et son village, qui lui semble «pas mal trou» et qui, pour cela, «fait un peu rural» (L, 60). Au sujet de l’accent de Rosa, Jeanne lui conseille fortement de s’en départir avant d’arriver à Montréal: «Écoute, Rosa, moué ça m’dérange pas là, mais là, tu t’en vas à Montréal, ok? Moué là, si j’étais toué, ch’frais mon gros possib’ pour prononcer mes “k” comme du monde. Sinon ch’t’avartis, tu vas passer pour une épaisse!» (L, 62). Pourtant, côté accent, Jeanne n’est pas davantage une référence du bon parler français avec son joual qui rappelle la langue populaire des Belles-sœurs (1968), cette langue associée à un moment d’affirmation québécoise. Le lien entre la formulation en joual du discours de Jeanne et son aspect identitaire est d’ailleurs explicité au point de faire du stéréotype langagier québécois une parodie de lui-même: «Jeanne Joyal prononçait un “moué” profond et grave en se frappant la poitrine de l’index droit, comme si elle eût craint que l’on se méprît sur l’identité du locuteur. Ce “moué” résonnait dans l’air comme un beuglement désespéré, un ordre, une menace.» (L, 59) Ici, le «moué» a une double fonction, car il permet bien de définir l’identité de la personne qui parle, de la locutrice elle-même, mais également de démontrer l’appartenance identitaire de cette locutrice à un groupe bien déterminé par l’usage du «moué». En fait, le côté parodique de l’affirmation se précise lorsque Jeanne explique à Rosa qu’elle travaille à l’Office québécois de la langue française comme agente de francisation et que son travail consiste à retracer et à dénoncer ceux qui ne respectent pas la loi linguistique québécoise, les commerces qui affichent en anglais ou dans une langue autre que le français, préservant ainsi le caractère francophone, québécois, des rues de Montréal. Car, semble-t-elle dire, il y a des règles à suivre pour intégrer la ville, et ceux qui ne les suivent pas sont passibles d’exclusion. Et comme pour illustrer que la menace est bien réelle, Jeanne Joyal, qui sent une odeur de cigarette malgré l’interdiction de fumer, arrête la camionnette au milieu du pont Jacques-Cartier en s’écriant «maudzites charognes» (L, 65) et en expulsant sans autres explications le groupe d’étrangères: «Ça leur apprendra! C’te monde-là, ch’te dis! De quelle place ça vient? C’est nos parents qui ont construit le chemin icitte, mais c’est eux autres qui s’en sarvent!» (L, 65-66) Ce passage n’est pas sans faire écho à l’avertissement du panneau défraîchi à la sortie du village, ni à l’ironie historique que représente le pont, nommé en l’honneur de celui qui est venu planter sa croix sur un territoire qu’il prit au nom du roi de France, faisant fi des Autochtones qui occupaient déjà ledit territoire.

Rosa retrouve les «Arrière-petites-filles de Lénine» le soir même alors qu’elle vient d’être embauchée comme réceptionniste de nuit au Butler Motor Hotel, un hôtel de passe qui se trouve aussi être le lieu où logent les danseuses pendant leur séjour à Montréal. Après une formation rapide à l’hôtel, Rosa se trouve en pleine nuit dans les rues de Montréal à la recherche d’un lieu où se nourrir. C’est à ce moment qu’elle entend L’internationale, chanson révolutionnaire, qui provient d’un des rares restaurants encore ouverts. En entrant, elle découvre que le chant vient des filles avec qui elle avait fait la route depuis Notre-Dame-du-Cachalot jusqu’à Montréal: «Rosa n’en revenait pas. Elle était bien consciente de l’océan idéologique qui la séparait du reste de l’humanité, et voilà qu’en pleine détresse, des camarades lui venaient en aide.» (L, 78) Il y a cependant méprise sur la véritable nature du chant puisque ce chant, explique Jasmine, la directrice artistique, ne représente pas pour elles une quelconque nostalgie de la révolution communiste; il s’agit plutôt de la chanson du numéro de danse qu’elles donnent au Night on the Nile, «une institution montréalaise qui a survécu au krach boursier de 1929, à la Grande Misère noire, à la Seconde Guerre mondiale, au yéyé, au disco, à l’internationalisme post-référendaire, à quatre victoires électorales péquistes, à deux référendums et au zèle de l’escouade des bonnes mœurs de la police de Montréal6Il est intéressant de souligner au passage que cette «institution montréalaise», lieu d’un capitalisme qui traverse l’histoire de la ville et les crises qu’elle a connues, renvoie au Nil, le plus grand fleuve du monde traversant l’une des régions les plus anciennes et aussi l’une des voies commerciales, capitalistes, les plus importantes. En un sens, le Night on the Nile, lieu du capitalisme vainqueur, s’opposent par sa grandeur à la rivière au Massacre, petite, communiste et empreinte d’une certaine violence..» (L, 80) Le numéro des «Arrière-petites-filles de Lénine» consiste à enlever, morceau par morceau, un uniforme de l’Armée rouge jusqu’au dévoilement complet de leur corps. Ce numéro, affirme Jasmine, «est toujours un succès monstre» (L, 79), principalement dans la salle du Night on the Nile où se réunissent des politiciens et des hommes d’affaires influents, représentants d’une démocratie libérale victorieuse. À la fin du spectacle, Jasmine prend la parole pour remercier «dans les deux langues officielles le ministère fédéral du Multiculturalisme pour l’obtention des visas des artistes et le soutien financier nécessaire à leur prestation» (L, 89-90). Si le communisme se met symboliquement à nu, laissant tomber les armes —ou l’uniforme— devant le conquérant, se montrant dans sa nudité féminine face à un pouvoir bien masculin, Rosa comprend aussi que les filles qui font leur prestation chaque soir ne sont pas naïves et qu’elles acceptent de jouer le jeu du capitalisme, de profiter du système, en faisant du communisme un fantasme exotique qu’elles vendent comme un objet de désir à conquérir et à posséder pour un peu d’argent7L’idéologie peut bien se vendre puisque, comme le souligne Jeanne au sujet du vent d’Ouest: «Après tout, dans un monde où tout se vend et tout s’achète, […] même l’honneur et la sainteté, il était bien possible que le vent fût devenu lui aussi une marchandise.» (L, 69). Le rapport entre les spectateurs —des hommes blancs, dont plusieurs conservateurs, qui représentent pour la plupart des professions de pouvoir social— et la nudité des femmes n’est pas sans rappeler que la femme, comme le souligne Judith Butler, représente toujours l’objet du désir, le «fétiche de la représentation» (Butler 2005, 86) qui efface en quelque sorte le désir de la femme elle-même. La danse se joue des codes d’un désir masculin de conquête associé à un certain rapport colonial à l’égard du vaincu communiste puisqu’il a l’impression, à travers leur nudité, d’en posséder les femmes —au moins symboliquement puisque les «Arrière-petites-filles de Lénine» ne se prostituent pas. En jouant le jeu, cependant, les ressortissantes communistes comprennent qu’elles peuvent profiter de ce désir masculin pour s’enrichir et s’émanciper financièrement et socialement, pour vivre, en quelque sorte, leur rêve américain, ce qui amènera Rosa à prendre la mesure du fossé idéologique qui se creuse entre elle et ses nouvelles amies en se rappelant les mots de Marx: «C’est à nos yeux la lumière toute vierge, arrachée aux entrailles de la terre: l’argent reflète tous les rayons de lumière dans leur mélange originel, alors que l’or ne renvoie que le rouge, puissance suprême de la couleur.» (L, 79-80) Il n’est pas étonnant que les effeuilleuses, qui assument pleinement leur passage au monde capitaliste, habitent un hôtel où travaillent des prostituées, des filles qui vendent leur corps à des hommes de pouvoir, à des ministres fédéraux, à des avocats, en attendant de gravir elles-mêmes l’échelle sociale, tellement il est vrai que, dans l’esprit du capitalisme, l’origine de l’argent compte moins que sa couleur qui aveugle.

La maison de chambre de Jeanne Joyal s’oppose en quelque sorte au Butler Motor Hotel —que Jeanne, dans son désir de francisation nomme l’Hôtel du majordome motorisé8Lorsque Rosa envoie une lettre à son village pour faire état de sa recherche, le maire et le maître d’école relèveront l’absurdité de la traduction à tout prix alors qu’ils se demandent «ce que diable pouvait être un “majordome motorisé”» (L, 103).— et au Night on the Nile, car elle apparaît comme un lieu de culture où règne l’ordre et la franche camaraderie. À l’instar des filles de la troupe de danse, celles qui habitent chez Jeanne viennent de différentes régions du monde et représentent pour Rosa des figures d’altérité aussi intrigantes qu’attirantes:

Jacqueline représentait pour Rosa la première rencontre d’une personne de race noire. Heather, la pince-sans-rire bilingue, ouvrait la porte de l’ouest infini à Rosa, qui jamais n’avait voyagé. Quant à Perdita, elle trouvait le moyen d’enrober de mystère une altérité déjà désarmante. Originaire du Gourouchistan une ancienne république soviétique du Caucase ravagée par la guerre, la jeune femme se couvrait toujours d’étoffes bleu marine qui ne laissaient entrevoir que ses yeux. Hormis les manuels de mathématiques rébarbatifs qui la passionnaient, Perdita s’adonnait à la lecture des versets de feu Shah Râbbia, leader spirituel de son pays. (L, 120-121)

Les filles du Night on the Nile représentent une marginalité souterraine, nocturne, où se jouent des luttes de pouvoir idéologique; les femmes de la maison de Jeanne représentent plutôt des immigrantes modèles venues étudier ou travailler et qui, à première vue, enrichissent l’espace social et culturel québécois. Pour Rosa, ces filles incarnent effectivement «des fenêtres sur un monde auquel elle n’aurait autrement pas accès» (L, 214), des fenêtres qui donnent sur une humanité plurielle. Pour Jeanne, elles sont plutôt des immigrantes à qui il faut éduquer l’histoire et la culture québécoises. Il y aura d’ailleurs un fossé qui se creusera idéologiquement entre Jeanne et Rosa en ceci que la première tient essentiellement un discours assimilationniste alors que la seconde cherche à enrichir l’expérience québécoise du récit des autres chambreuses. Par exemple, lorsque Jeanne propose de lire un roman historique sur le Québec du 19e siècle, Rosa remet en question l’intérêt d’un récit qui porte sur des drames amoureux vécus dans la haute société plutôt que sur la véritable souffrance du peuple à l’époque et va plutôt réclamer une histoire écrite par une des autres chambreuses. C’est Jacqueline, l’Haïtienne, qui va alors proposer de lire un conte qu’elle a écrit. Pendant la lecture du conte, alors que chacun y va d’une interprétation fondée sur ses expériences personnelles et que la lecture ontarienne de Heather rejoint la lecture socialiste de Rosa, Jeanne se ferme sur elle-même, attaquée dans son identité, en soulignant le ridicule du récit. Se fermant au récit des autres, à tout ce qui ne participe pas à son «nous», Jeanne, en tant que Québécoise bien déterminée, s’isole dans sa chambre. La mémoire collective que Jeanne cherche à mettre de l’avant apparaît ainsi problématique, puisqu’elle est fortement orientée vers une identité québécoise fixe qui ne supporte pas l’altération par le récit de l’autre. Jeanne réagit d’ailleurs mal lorsque ses locataires demandent, pendant sa leçon d’histoire intitulée «Je me souviens», d’ajouter à leur «devouère de mémouère» (L, 218) une réflexion sur leur propre histoire nationale. Lorsque Jeanne affirme qu’«[i]l n’était pas question […] d’inclure dans ses devoirs de mémoire des souvenirs hors Québec» (L, 219), Rosa s’interroge sur l’exclusion de la mémoire de l’autre dans la construction de sa propre mémoire: «Pourquoi faut-il se limiter aux souffrances d’un seul groupe? Moi, ça me fait peur.» (L, 220) Encore une fois, Jeanne refuse le dialogue et, se disant fatiguée d’essayer d’éduquer ses locataires, elle quitte la pièce à bout d’arguments et en laissant retentir un «Mangez donc d’la marde!» (L, 221), ce qui met fin à la soirée.

Cette dernière scène doit cependant être quelque peu nuancée, les chambreuses n’adhérant pas davantage à la vision universaliste de Rosa puisqu’elles opposent à la normalité québécoise de Jeanne leur propre normalité identitaire, entrainant ainsi un éclatement bien marqué de la «franche camaraderie» et faisant émerger à la surface les tensions identitaires entre les différents protagonistes. Ce rapport trouble à l’altérité apparaît de façon brutale à Rosa dans le chapitre intitulé «Je me souviens» où, en l’absence de Jeanne, les trois chambreuses vont critiquer la société québécoise en reprenant un certain nombre de clichés. Tout commence avec des pâtes trop cuites qui amènent Heather à souligner qu’en Ontario, elles n’auraient pas été trop cuites, ce à quoi Perdita ajoute: «Chez nous non plus, mais que veux-tu, on ne peut pas dire que ce pays est le paradis des gourmets.» (L, 209) À mesure que la discussion avance, Rosa se trouve confrontée à un moment de «Quebec bashing» en règle de la part de Heather et de Perdita:

— Ils conduisent comme des fous!
— Ils ne respectent pas les piétons!
— Ils n’apprennent rien à l’école!
— Ils baragouinent une langue qu’ils veulent imposer à tout le monde!
— Ils sont gros!
— Ils sont paresseux!
— Leurs femmes sont des matrones!
— Leurs hommes sont des pleutres!
— Leurs hôpitaux tombent!
— Ils ont un humour exsangue!
— Ils n’ont aucune classe!
— Ils ne comprennent rien, à part le hockey et les frites!
— Ils se font vivre par les immigrants!
— Ils n’arrêtent pas de se plaindre! (L, 212)

De plus, lorsque Heather et Perdita en arrivent à dire que les Québécois sont xénophobes et que Rosa demande comment on mesure cette xénophobie, Heather n’a d’autre vérité à offrir que: «Bien, c’est ce que tout le monde dit!» (L, 211) Comme pour faire écho à ces paroles de Heather, qui avait déjà désigné Toronto comme une ville plus accueillante, le narrateur, après l’énumération des défauts québécois, remarque:

Au moment exact où cet échange crépitait dans la salle à manger de Jeanne Joyal, à des milliers de kilomètres de là, trois étudiants américains assis dans un bar de Berlin venaient d’en arriver aux mêmes conclusions au sujet des Allemands en remplaçant le mot «hockey» par le mot «soccer». À Toronto, deux Brésiliennes proféraient le même acte d’accusation envers la population du Haut-Canada en omettant le mot «frite». En fait, en prêtant bien l’oreille, on discernait de partout dans le monde un concert d’accusations adressées à tous par tous. (L, 212-213)

Face à ce cul-de-sac identitaire, à cette fermeture universelle, Jacqueline ne peut que s’écrier: «Vous avez entièrement raison, ils devraient tous être envoyés à la chambre à gaz ou vendus comme esclaves.» (L, 213)

Après la sortie de Jeanne, devant l’échec de ce «devouère de mémouère» reposant sur la devise du Québec, Perdita explique qu’au Gourouchistan, la devise est plutôt «J’oublie». Si cette devise a été mise de côté pendant la période soviétique, elle s’est de nouveau imposée depuis son indépendance en 1991: «C’est le moyen que le Gourouchistan a trouvé pour permettre la vie en harmonie de tous les groupes humains formant la nation gourouchistanaise.» (L, 221-222) L’amnésie généralisée, présentée comme une politique tournée vers l’avenir, a pour objectif de maintenir l’ordre en effaçant toute raison de souligner les déséquilibres sociaux, ce qui amène Rosa à affirmer: «Mais… mais le Grand Gourou vous a carrément zombifiés!» (L, 222) Pourtant, cette obligation à l’oubli ne fonctionne que dans la mesure où Perdita se souvient du rôle qu’a joué la devise dans l’histoire de son pays: «Le résultat sur la vie politique du pays a été miraculeux. À l’origine déchiré par des conflits tribaux qui n’en finissaient plus, le pays a connu entre 1925 et 1945 deux décennies de paix et de prospérité économique […]» (L, 222-223) La politique de l’oubli a beau être réinstaurée à la fin de l’occupation soviétique, elle n’empêche pas la dissolution ultérieure du pays, qui n’est qu’énoncée rapidement. Comme quoi l’amnésie collective, à l’instar de la mémoire collective, est marquée par une idéologie discutable sur le plan de la reconnaissance des peuples et des individus. C’est par ailleurs à une forme d’amnésie sociale que Rosa est confrontée quelques instants plus tard, alors qu’elle se rend au travail. En chemin, elle rencontre un étudiant qui fait la grève et, en discutant avec lui, Rosa se rend compte que cette grève aux apparences socialistes n’est toujours qu’un faire semblant reposant sur le désir d’une jeune bourgeoisie de garder son confort, sans égard pour les luttes qui leur ont permis d’obtenir ce confort. Qui plus est, lorsque Rosa s’informe des raisons de la grève, l’étudiant répond: «Le gouvernement du Québec veut faire augmenter les droits de scolarité annuels de vingt dollars par étudiant pour aider à payer les coûts des nouvelles bibliothèques. Nous considérons ce geste injustifié. Les étudiants font encore les frais de l’incurie de la génération qui les a précédés.» (L, 226) Et, à Rosa, qui demande de quelle bibliothèque il s’agit, l’étudiant rétorque: «Je ne sais pas trop. Je ne fréquente pas les bibliothèques. […] je préfère acheter mes livres.» (L, 226) C’est ainsi que l’étudiant, par une sorte d’amnésie collective, ne tient pas compte dans son discours des luttes des générations précédentes qui lui ont permis d’être aujourd’hui à l’université et de vivre dans un certain confort. Rosa est ainsi étonnée d’apprendre que ces jeunes «révolutionnaires» rentrent retrouver leur voiture sur la Rive-Sud pour préparer leurs examens de comptabilité, car la grève ne doit pas nuire à leurs ambitions. Ainsi se manifeste un décalage entre les luttes d’une classe relativement privilégiée et celles d’une classe qui vit sous les ponts et qui a besoin d’un réel soutien gouvernemental: «Ceux-là ne sont même pas foutus de lire Noam Chomsky, ils ne font pas la grève. Pour les voitures, on a peur de se les faire voler à Montréal, la ville est tellement peuple, alors on les laisse à Longueuil.» (L, 228) Bref, si Rosa avait pu affirmer à son arrivée à Montréal qu’«une révolution était un renversement brusque et violent d’un régime amenant des transformations profondes dans l’organisation politique d’une société» (L, 117-118), elle constate à la fin du chapitre «Je me souviens» que ni l’amnésie ni le devoir de mémoire permet une véritable universalisation du monde.

   

Dernier effondrement: l’ombre des tours du World Trade Center

À son arrivée à Montréal, la jeune socialiste Rosa éprouve certaines difficultés à tenir les livres du Butler Motor Hotel puisque, même si elle savait «calculer la valeur de la plus-value selon la formule marxiste» et même si «elle avait appris dans ses lectures à faire la différence entre le passif et l’actif et que les deux devaient s’équilibrer» (L, 74), la mise en pratique de ce dernier calcul lui est impossible. Il revient à Gillian et à Cassandra, deux prostituées qui œuvrent au Butler Motor Hotel, d’initier Rosa aux rudiments de la comptabilité: si la première, originaire de New York, comprend bien les règles du libre marché, la seconde est diplômée de l’École des hautes études commerciales de Montréal. Cassandra explique à Rosa qu’elle a travaillé pour de grandes compagnies jusqu’à ce qu’elle se rende compte de la corruption qui accompagne la recherche de plus grands profits et qui efface tout rapport éthique au monde: «À la fin, je les aidais à faire passer pour des ventes de titres les montagnes d’argent qu’ils encaissaient à faire du trafic d’organes au tiers-monde.» (L, 110) Si Rosa trouve d’abord tragique le parcours de la comptable devenue prostituée, Cassandra lui réplique que «les organes, vaut mieux les sucer que les vendre» et que, en définitive, «l’argent, c’est la gangrène du monde. Que les grosses légumes t’en donnent pour cacher leurs crimes dans une firme comptable à Toronto ou pour les faire jouir dans un hôtel minable de Montréal, c’est le même fric.» (L, 111) Et elle termine en affirmant que les billets qu’elle ramasse au Butler, contrairement à ceux qu’elle recevait à Toronto, «ne sont pas couverts de sang et de larmes» (L, 111). Ainsi, c’est sous l’égide des deux prostitués que Rosa fera son éducation capitaliste.

Si Cassandra poursuit en quelque sorte sa quête de richesse en passant par une autre voie que celle de la haute finance, elle est bien consciente que cette quête repose sur un système qui profite de l’exploitation sous toutes ses formes. N’empêche que la destinée de Gillian présente le mieux la montée et le possible effondrement de ce système fondé sur l’exploitation. Cet effondrement, qui ne semble d’abord qu’anecdotique dans le roman, permet d’inscrire, en filigrane dans le récit, l’ombre des attentats du 11 septembre 2001, en écho à l’effondrement du bloc communiste survenu dans le sillage de la chute du mur de Berlin. En effet, l’évocation des attentats au World Trade Center arrive après que Rosa eut tenu tête à Jeanne; cette petite victoire ressemble à «[q]uelque chose comme la première fissure dans le Mur de Berlin, comme la première Noire assise sur le premier banc d’un autobus, comme le premier retrait de l’armée allemande devant Stalingrad» (L, 186). Cette première fissure qui conduit au récit de Gillian est aussi le point tournant du roman, car, dès le chapitre suivant, la vision idéologique de Rosa se brouille au point de la jeter dans un profond désarroi. Gillian, à l’instar des autres filles, désire vivre son rêve américain et, peut-être parce qu’elle est elle-même américaine, parvient à le réaliser grâce à la publication, en janvier 2001 —moment où se termine l’intrigue du roman, la dernière lettre du maire à Rosa étant datée du 3 janvier 2001—, d’un roman autobiographique intitulé Clitoris, roman qui devient un best-seller à la suite du scandale que provoque la sexualité débridée qu’on y retrouve. Le livre, censuré dans plusieurs pays, se trouve un jour dans les mains de Maximilian Brandstätter, un étudiant qui, «dans un train assurant la liaison Vöcklabruck-Salzbourg, […] s’abandonna à une séance d’onanisme dans un compartiment vide du train qui le ramenait chez lui après son dernier cours du mardi» (L, 191). Le jeune Brandstätter se fait prendre par le contrôleur et est conduit au commissariat où sa mère, honteuse, maudissant le roman de Gillian, récupère son fils après qu’il a été «inculpé de grossière indécence, d’agression sexuelle sur la personne d’un fonctionnaire des chemins de fer fédéraux et de vandalisme pour avoir souillé les banquettes bleu royal du compartiment que l’on dut nettoyer à l’aide des chimies les plus caustiques et des brosses les plus dures» (L, 192). L’affaire ayant fait scandale dans les médias, l’ouvrage de Gillian est frappé d’interdit, ce qui en multiplie les ventes et contribue à enrichir l’autrice qui peut désormais vivre son rêve de s’installer à New York:

En bonne excentrique, elle organisait chaque mardi matin des petits-déjeuners littéraires dans le restaurant le plus élevé de Manhattan, pour rendre hommage aux deux phallus blancs qui ornaient la pointe de son île. Le 11 septembre 2001, Allah répondit aux prières de Frau Brandstätter et Gillian connut la vengeance divine, en allant rejoindre le rang des martyres de la littérature. (L, 192)

Ainsi, le 11 septembre 2001 apparaît dans la narration pour sceller le destin d’un personnage secondaire, bien que ce personnage représente un certain idéal moderne de liberté individuelle et de self-made woman. En un sens, la fin de Gillian dans l’effondrement des tours est logique, puisque si ces dernières symbolisent le pouvoir commercial sur le monde, Gillian en représente les travers. C’est peut-être en raison de sa capacité à exploiter ces travers que sa réussite dérange, d’autant plus que les symboles du pouvoir ne sont toujours qu’une façade pour les bien-pensants dont l’esprit conservateur, malgré les apparences, dépasse toute logique d’allégeance religieuse ou politique lorsqu’il est confronté à la vision de l’autre, de ce qui n’est pas conforme à une vision prédéterminée du monde: Gillian se trouve effectivement victime des prières de Frau Brandstätter, cette «brave femme originaire de Styrie et qui avait élevé son fils dans le catholicisme le plus obscur» (L, 191-192), prières qui se réaliseront par les actions de quelques disciples d’Allah en guerre contre l’Occident. Le récit joue ainsi sur la confusion afin d’entremêler les idéologies politiques, identitaires et religieuses qui ont de commun leur refus de la marge, de ce qui est hors des normes dominantes, de ce qui ne respecte pas les règles.

Ce récit sur la destinée de Gillian se présente dans le roman comme un accroc sur une toile: elle attire l’attention sur un monde qui, malgré la disparition proclamée par Francis Fukuyama des grandes tensions idéologiques entre le communisme et le capitalisme, repose sur la multiplication des tensions identitaires. De fait, l’énonciation des attentats du World Trade Center se donne à voir comme une réponse à l’effondrement de l’Union soviétique; par surcroît, elle annonce d’emblée la chute de Rosa, qui débute dès le chapitre suivant avec la désillusion qu’elle vit, comme je l’ai souligné, dans le chapitre «Je me souviens». Ainsi, la vengeance divine dont est victime Gillian prépare déjà celle de Jeanne sur Rosa. Puisque cette dernière appartient à un monde marginal, celui de l’ancienne idéologie socialiste, il semble normal que ce soit avec ceux qui habitent la marge qu’elle trouve un certain équilibre, et c’est à cet équilibre que s’attaque Jeanne Joyal. En témoigne notamment l’idylle qui se développe entre Rosa et l’officier de police Réjean Savoie, un Acadien originaire du Nouveau-Brunswick. Lorsqu’ils se rencontrent, Rosa et Réjean vivent un véritable coup de foudre alors qu’ils se reconnaissent mutuellement dans l’accent de l’autre. L’amour qui s’épanouit entre les deux est cependant tué dans l’œuf quand Jeanne manigance pour les éloigner l’un de l’autre. Plus encore, Jeanne joue de son influence pour chasser les amies de Rosa en utilisant Réjean qui, sur les ordres d’un ministre influent, déporte les «Arrières-petites-filles de Lénine». Notons, du reste, l’ironie de cette expatriation qui n’est pas sans rappeler la lecture que faisait Thérèse de Marx au moment de sa mort, à savoir que la répétition de l’histoire conduit forcément à la parodie, car la déportation des effeuilleuses, dans un chapitre intitulé «Le grand dérangement», évoque celle des Acadiens en 1755. Cette reprise de la déportation est cependant menée par un Acadien qui trahit non seulement Rosa, mais aussi la mémoire de son peuple: «[Réjean Savoie] s’en acquitta avec brio. On déporta ce soir-là comme jamais on le fit.» (L, 275) Et pour bien montrer le rôle de Jeanne dans cette rafle, Rosa la voit surgir de nulle part et se diriger vers Réjean avec un large sourire.

Pour les effeuilleuses, cette déportation est dramatique alors que la narration présente brièvement —avec moins de détail qu’elle ne l’avait fait pour Gillian— le destin tragique des amies de Rosa. Shu-Misty et Ludmilla se suicident; Nelly et Tatiana deviennent dépressives; Blondie est déportée en Thaïlande, où elle sera emportée par le tsunami qui s’est produit dans l’Océan Indien le 26 décembre 2004. Seules les deux Africaines, Suzie et Mimi, déportées en Amérique du Sud, suivent les traces de Pélagie-la-Charrette —évoquée au moment de la rencontre entre Rosa et Réjean— et reviennent deux ans plus tard pour reformer un groupe de danse africaine avec une douzaine d’effeuilleuses recrutées en chemin. Pour ces femmes qui avaient fui leurs pays pour vivre leur rêve américain à Montréal, le drame est donc de se faire refuser l’accès à ce rêve par un pouvoir qui les expulse à la veille des attentats du 11 septembre 2001 sous prétexte qu’elles représentent une menace pour la moralité du pays. Le lendemain, L’Étoile de Montréal écrit d’ailleurs: «Il était temps que quelqu’un arrache ce cancer du cœur de notre ville!» (L, 277) En ce sens, leur dispersion n’est pas entièrement étrangère à la mort de Gillian, que la main divine frappe sous prétexte qu’elle était une menace à la moralité du monde.

Pour Rosa, les conséquences ne sont pas celles d’une déportation ou d’une mort atroce dans un autre pays, mais elles sont tout aussi dramatiques puisqu’avec la disparition de ses amies, c’est toute la structure idéologique de Rosa qui s’effondre, qui perd ainsi, au même moment, toute sa naïveté. Il est intéressant de remarquer à cet égard que cette désillusion repose en quelque sorte sur une vengeance divine qu’elle subit dans une fin de roman plutôt rocambolesque, où Rosa confronte Jeanne. C’est lors de cette confrontation finale que Rosa apprend que Jeanne est un homme qu’on a pris pour une femme toute sa vie et qu’il s’avère en fait être son père. Plus encore, il est nul autre que Jeanne d’Arc, qui n’est pas morte sur le bucher, mais qui a vendu son âme au prince des Ténèbres quelques heures avant de subir sa peine. Pour être délivrée de son immortalité, elle doit être tuée par sa propre progéniture, ce qui explique le rapport d’opposition qu’elle instaure dès leur première rencontre, espérant pousser Rosa à passer à l’acte. À celle-ci, qui se moque de ce désir d’en finir, Jeanne explique:

[…] attends d’avoir vécu cinq siècles pour voir que l’homme reste un loup pour l’homme, que l’on ne fait pas de progrès, que l’on continue de massacrer, d’exploiter, de violer, d’envahir, de voler, de tuer, et tu seras toi aussi écœurée de la vie. Tu voudras que l’on retourne à des valeurs plus anciennes, tu voudras que l’on cesse de bafouer tous les jours ton identité et de laisser entrer n’importe qui sur les terres de France! (L, 297)

Rosa, après une longue dispute, finit par terrasser Jeanne, ce qui ramène le vent d’Ouest au village. Mais la mort de Jeanne, et par là l’éveil de Rosa à la laideur du monde, ne permettent pas à cette dernière de revenir à la normalité de sa vie: au moment où meurt Jeanne, Rosa perd à la fois son accent et son ombre, voire son âme. En même temps, elle hérite de la maison de Jeanne, reprenant son rôle, avec sa vie ordonnée, routinière:

On mangerait des choux d’hiver farcis avec du calmar en boîte venu de Chine, ce midi-là. Pendant l’après-midi, on jouerait au Scrabble. C’est Rosa qui profiterait de la dernière case «mot compte triple» pour vider son chevalet. Dix-huit points en plus des lettres que ses locataires avaient encore entre les mains. Un jour, il faut bien apprendre à compter. (L, 311)

La prophétie est alors réalisée: Rosa voit son monde idéologique s’effondrer et se résigne finalement à un monde qui ne peut être sauvé.

    

* * *

Parlant du roman The Brooklyn Follies (2005) de Paul Auster, qui se termine la veille du 11 septembre, Bertrand Gervais, Alice van der Klei, Annie Dulong et Simon Brousseau remarquent: «Un tel roman marque le coup, certes, mais sans pour autant aborder les attentats de front. Le 11 septembre y est comme une zone aveugle: il est là, on le sent présent, mais il demeure en périphérie. Il est un marqueur temporel ou, plus simplement encore, une limite antérieure ou postérieure à la diégèse.» (Gervais, van der Klei, Dulong et Brousseau 2014, 11) À plusieurs égards, l’imaginaire que met en scène Éric Dupont dans son roman9Il le fait aussi avec La fiancée américaine qui se termine, comme La logeuse, quelques temps avant les attentats du 11 septembre 2001. reprend le même procédé pour proposer une nouvelle vision de l’«avant», à la différence que, contrairement à Paul Auster qui avait commencé l’écriture de son roman avant les attentats, l’écriture de La logeuse appartient au temps de l’«après». Dès lors, l’ombre du 11 septembre 2001 s’impose sur le récit comme pour lui interdire une fin en l’aspirant, moins vers l’événement lui-même que vers l’impossibilité d’échapper à une sorte de suite historique aussi absurde que désolante. Il y a quelque chose de profondément pessimiste dans le retour de l’Histoire, puisque les jalons qui semblent marquer les avancées de l’humanité apparaissent toujours comme des moments de destruction, d’effacement, comme si le progrès relevait finalement d’une tendance autodestructrice. Et c’est peut-être dans cette chute autodestructrice que l’affirmation de Marx, surligné en rouge par Thérèse avant de mourir, prend tout son sens. Cette affirmation mérite d’être citée de nouveau: «Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter: la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.» (L, 41) L’effondrement de l’Union soviétique et l’effondrement imminent des tours jumelles perdent un peu de leur sens dans cette affirmation, car ils viennent s’ajouter à une série de révolutions qui, une fois l’enthousiasme du moment passé, ne peuvent conduire qu’à la désillusion. Et c’est à cette désillusion que renvoie peut-être l’idée que suggère Heather en parlant de sa révolution personnelle: «Tu en as vu plus en trois mois que la plupart des gens en une vie; ça, mon amie, je me fous de ce que tu vas dire, c’est une révolution. Une révolution personnelle d’accord, mais une révolution quand même.» (L, 262) La révolution apparaît alors comme une lente chute en spirale qui ne fait que se répéter indéfiniment en changeant de protagonistes.

Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que cet aspect cyclique est présent dans plusieurs romans qui redéfinissent l’imaginaire de l’«avant» 11 septembre 2001. Dans Tarmac de Nicolas Dickner, par exemple, la fin de la guerre froide permet d’entrevoir la fin de la peur de l’autre, mais, pour le lecteur, appelle, dans l’obsession des personnages pour le Ground Zero à Hiroshima, la mise en place d’un nouveau Ground Zero à New York qui, à son tour, sera créatrice de tensions. Un mouvement cyclique que les personnages résument alors qu’ils regardent les nouvelles au moment de la chute du mur de Berlin. À bout d’informations pertinentes, les journalistes cherchent de nouvelles choses à dire et «chaque jour apportait sa dose d’informations inutiles» (Dickner 2009, 51) alors que les images qui viennent appuyer leur récit restent les mêmes: «En face de la porte de Brandebourg, la même excavatrice continuait de pousser le même pan de mur. Si récente, l’histoire roulait déjà en boucle.» (Dickner 2009, 52) La référence aux attentats fonctionne ici d’une manière semblable que chez Daniel Grenier, par exemple, alors que, dans L’année la plus longue, le 11 septembre 2001 devient un moment pivot où le protagoniste héritera de la richesse de son ancêtre et que, ce faisant, il prendra en quelque sorte sa place. L’ancêtre du personnage naît le jour de la conquête de la Nouvelle-France et ne vieillit que d’un an aux quatre ans, selon le cycle des années bissextiles, ce qui lui donne une vie anormalement longue: il meurt en 1994 dans un crash aérien. Si le protagoniste n’hérite pas de cette longue durée, l’héritage qu’il reçoit quelque temps après le 11 septembre 2001 lui permet de découvrir une formule qui lui donnera une même longévité: l’histoire se répète sans qu’il y ait de véritable fin au récit10Voir Thibeault, 2018.. Seuls les protagonistes changent finalement, comme dans la trilogie 1984 où le personnage reconstitue le récit de différentes figures de l’Amérique moderne qui semblent suivre une trajectoire marquée par un certain mal-être, de façon similaire à sa propre histoire. Encore une fois, le 11 septembre 2001 aspire le récit vers une image autodestructrice puisque l’ombre des tours plane sur un récit de l’«avant» à reconstruire.

Dans cette suite aussi triste que catastrophique d’événements historiques qui se posent comme autant de jalons définissant l’humanité, l’aspect anecdotique du 11 septembre 2001 dans le récit québécois n’est peut-être finalement pas si surprenant si l’on considère que c’est moins l’événement qui a son importance que l’écho de cet événement, d’autant que cet écho, par l’influence qu’il a sur une vision du monde qui dépasse les frontières états-uniennes, dépasse la littérature et, du même coup, nous dépasse. Envisagé dans cette perspective, l’écho s’apparente bien sûr à l’événement, mais il ne l’est pas, il ne s’y assimile pas; il est ce qui en reste une fois que tout a disparu; il est ce qui subsiste dans les gestes de peur, dans le refus de l’autre, dans le repli sur soi. L’écho, c’est cet inquiétant son qui se réverbère une fois la poussière retombée et qui nous garde dans un état de tension. L’écho, en ce sens, est plus inquiétant que l’événement. Ainsi, dans La logeuse, Rosa perd sa naïveté non pas en étant témoin des grands événements historiques qui ont laissé leur trace, mais par le poids symbolique que le récit de ces événements met sur les actions dont elle est témoin à son échelle. On comprend alors le sens de l’affirmation qui ouvre le roman:

Sur un fond bleu marine de mer démontée, en équilibre sur ses deux talons, Rosa Ost, qui ne sait pas encore qu’elle est sur le point d’apprendre à conjuguer au passé, regarde s’affoler dans l’est les deux papillotes rouges qui retiennent ses petites nattes rousses en se disant que ce vent garantira son équilibre jusqu’au jour de sa mort. En Gaspésie, le vent sert de béquille. (L, 11)

Apprendre à conjuguer au passé, c’est d’abord et avant tout apprendre à repenser le passé à partir d’un point précis dans le temps pour mieux définir le présent. En un sens, le 11 septembre 2001 peut apparaître dans la littérature québécoise pour disparaître presqu’immédiatement, n’être mentionné qu’une fois, au détour d’une phrase. Ce qui reste, c’est cette impression d’être aspiré vers une fin imminente dans un mouvement de spirale. L’effondrement comme point final représenterait, en l’occurrence, un long parcours marqué par la destruction. Le retour de l’histoire amène au bout du compte à repenser le sens même de ce que représente la fin de l’histoire : par ce balancement entre l’annonce de la fin et celle de son retour, l’ironie historique rend plus inquiétant que jamais le rapport changeant qu’on entretient avec l’Histoire.

 

Bibliographie

Archibald, Samuel (2011) Arvida, Montréal, Le Quartanier.

Butler, Judith (2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte.

Collectif Chaire Raoul-Dandurand (2016), L’effet 11 septembre. 15 ans après, Québec, Les éditions du Septentrion.

Dickner, Nicolas (2009), Tarmac, Québec, Alto.

Dupont, Éric ([2006] 2013), La logeuse, Montréal, Marchands de feuilles.

Dupont, Éric (2012), La fiancée américaine, Montréal, Marchands de feuilles.

Fukuyama, Francis ([été 1989] automne 1989), «La fin de l’histoire?», Commentaire, n°47, p.457-469.

Fukuyama, Francis (1992), La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. «Histoire».

Gervais, Bertrand et Patrick Tillard (2010), «Ground Zero», dans Bertrand Gervais et Patrick Tillard (dir.), Fictions et images du 11 septembre 2001, Montréal, Figura, coll. «Cahiers Figura», n°24, p.9-18.

Gervais, Bertrand, Alice van der Klei, Annie Dulong et Simon Brousseau (2014), «Introduction: Motifs, figures et fictions. Représenter le 11 septembre 2001», dans Bertrand Gervais, Alice van der Klei et Annie Dulong (dir.), L’imaginaire du 11 septembre 2001. Motifs, figures et fictions, Montréal, Éditions Nota bene, p.7-20.

Grenier, Daniel (2015), L’année la plus longue, Montréal, Le Quartanier.

Grenier, Daniel (2018),  Françoise en dernier, Montréal, Le Quartanier.

Plamondon, Éric (2016), 1984. Hongrie-Hollywood Express/Mayonnaise/Pomme S, Montréal, Le Quartanier.

Welsh, Jennifer ([2016] 2017), Le retour de l’histoire. Conflits et migrations au XXIe siècle., Montréal, Boréal.

  • 1
    Parlant de l’article publié en 1989, Fukuyama affirme: «Je suggérais en outre que la démocratie libérale pourrait bien constituer le “point final de l’évolution idéologique de l’humanité” et la “forme finale de tout gouvernement humain”, donc être en tant que telle la “fin de l’Histoire”. Alors que les anciennes formes de gouvernement étaient caractérisées par de graves défauts et des irrationalités qui finissaient par entraîner leur effondrement, on pouvait prétendre que la démocratie libérale était exempte de ces contradictions fondamentales. Non que les démocraties stables d’aujourd’hui —comme la France, les États-Unis ou la Suisse— ne connussent ni injustices ni graves problèmes sociaux; mais ces problèmes venaient d’une réalisation incomplète des deux principes de liberté et d’égalité, fondements mêmes de toute démocratie moderne, plutôt que de ces principes eux-mêmes. Certains pays modernes pouvaient bien échouer dans l’établissement libéral et d’autres retomber dans des formes plus primitives de gouvernement comme la théocratie ou la dictature militaire, l’idéal de la démocratie libérale ne pouvait pas être amélioré sur le plan des principes.» (1992, 11)
  • 2
    Welsh illustre bien les différentes tensions planétaires qui sont autant de symptômes des inégalités entre l’Occident et le reste du monde, et montre que les sociétés occidentales n’échappent pas, comme le suggérait Fukuyama, aux inégalités fondamentales entre les individus. Aux États-Unis, par exemple, porte-étendard de la démocratie libérale, «les querelles qui opposent la branche exécutive à la branche législative ont atteint une intensité sans précédent et rendent le gouvernement fédéral dysfonctionnel, voire presque impuissant à faire voter des lois. Les discours populistes résonnent avec une ferveur grandissante, comme on l’a vu au cours de la compagne à l’investiture républicaine de 2016, qui a été dominée par plusieurs candidats prétendant se présenter “contre Washington”. Mais rien n’inquiète davantage que les inégalités économiques, qui ont atteint des niveaux historiques, au point de détruire le rêve américain pour des millions de citoyens des États-Unis et d’empêcher nombre d’entre eux, parmi la jeune génération, de réaliser leur plein potentiel.» (Welsh [2016] 2017, 221-222)
  • 3
    Désormais, les références à ce roman seront indiquées par le sigle L, suivi du folio, et placé entre parenthèses dans le texte.
  • 4
    Accent marqué par la prononciation des «k» en «g», ce qui rend les habitants de Notre-Dame-du-Cachalot reconnaissables partout dans la francophonie: «Au village, on associait toute prononciation plus dure du “k” à Montréal, donc à la perdition et à la trahison. Si cette manie leur donnait un sentiment d’appartenance à cette terre gaspésienne ingrate, elle poussait surtout leurs interlocuteurs à se demander s’ils n’étaient pas éternellement enrhumés. La rumeur courait d’ailleurs en France que c’était le cas, en raison du climat hostile qui y régnait neuf mois par année, d’où la croyance populaire que le mot “Gaspésie” se prononçait en réalité “Kaspésie”, conviction si forte qu’il était devenu inutile d’essayer de rétablir la vérité.» (L, 31)
  • 5
    Les «six directives à l’intention des citoyens qui abandonnent Notre-Dame-du-Cachalot» se résument en quelque sorte à l’image du goéland qu’offre le maire Duressac au moment du départ de Rosa: «Moi, je pense plutôt gue nous devrions imiter les goélands, gomme celui qui s’avance vers nous, là. Ils ne passent pas leur vie au même endroit à se morfondre. Ils sont toujours en mouvement et ils s’oggupent de leurs oisillons. Ils ne leur permettent pas de guitter le nid. S’ils osent transgresser cette règle, ils sont bannis à jamais. Et si, après une fugue, ils osent rentrer, ils sont avalés tout rond par leurs parents.» (L, 53)
  • 6
    Il est intéressant de souligner au passage que cette «institution montréalaise», lieu d’un capitalisme qui traverse l’histoire de la ville et les crises qu’elle a connues, renvoie au Nil, le plus grand fleuve du monde traversant l’une des régions les plus anciennes et aussi l’une des voies commerciales, capitalistes, les plus importantes. En un sens, le Night on the Nile, lieu du capitalisme vainqueur, s’opposent par sa grandeur à la rivière au Massacre, petite, communiste et empreinte d’une certaine violence.
  • 7
    L’idéologie peut bien se vendre puisque, comme le souligne Jeanne au sujet du vent d’Ouest: «Après tout, dans un monde où tout se vend et tout s’achète, […] même l’honneur et la sainteté, il était bien possible que le vent fût devenu lui aussi une marchandise.» (L, 69)
  • 8
    Lorsque Rosa envoie une lettre à son village pour faire état de sa recherche, le maire et le maître d’école relèveront l’absurdité de la traduction à tout prix alors qu’ils se demandent «ce que diable pouvait être un “majordome motorisé”» (L, 103).
  • 9
    Il le fait aussi avec La fiancée américaine qui se termine, comme La logeuse, quelques temps avant les attentats du 11 septembre 2001.
  • 10
    Voir Thibeault, 2018.
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