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L’exploration du haïku par la poésie numérique: une voie de renouvellement pour la poésie?

Gwendolyn Kergourlay
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Article paru dans Les formes brèves dans la littérature web, sous la responsabilité de Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond (2017)

À une enquête menée sur la situation de la poésie en France, Jacques Roubaud répond: «Le constat de l’absence de la poésie est souvent fait, n’est plus à faire; on pourrait même dire qu’il occupe plus de place que la poésie elle-même» (Roubaud, 1989: 187). Pourtant, en 2012, alors que l’appropriation des nouvelles technologies par des auteurs et éditeurs français suscite de nombreux débats, Paul Fournel entrevoit un second souffle pour le genre grâce au numérique et au web: «Le livre électronique peut donner une chance à la nouvelle, à la poésie. Si tous les matins, on peut recevoir par abonnement un bon poème sur son iPhone, qui dit qu’on ne prendra pas l’habitude de le lire dans le métro?» (Ferniot et Lanrot, 2012). Contre la marginalité de la poésie contemporaine dans le secteur du livre, le numérique et internet pourraient réinvestir un genre qui semble avoir perdu sa place dans la culture vivante. Qu’en est-il donc du haïku, forme poétique brève par excellence? Quelle fortune connaît-il auprès des poètes numériques?

Le haïku est un poème court d’origine japonaise de 17 syllabes, souvent représenté en traduction sous la forme de trois vers de 5, 7 et 5 syllabes. Dans sa conception traditionnelle, il comporte un mot indiquant une saison, et un mot césure. L’émotion naît de la contraction et de l’implicite du poème, de la brièveté et de la simplicité des moyens mobilisés.

Dès la fin du XIXe siècle, la forme connaît un très fort succès en France et exerce un attrait sans précédent sur les poètes occidentaux comme contrepoint à la poésie classique. Si l’appropriation de la forme et sa traduction ont souvent été controversées (Etiemble, 1995), il n’en demeure pas moins que sa simplicité apparente lui a acquis une renommée internationale.

Ce que nous nommons poésie numérique ne rencontre pas la même popularité et une tentative de définition semble nécessaire. Leonardo Flores la présente comme «une pratique poétique rendue possible par les médias et les technologies numériques» (Flores, 2014: 155) ce qui comprend des créations fort différentes étant donné la diversité et l’évolution de ces technologies d’une part, et l’extension du terme poésie d’autre part. De manière assez consensuelle, la poésie numérique désigne un genre caractérisé par un processus d’hybridation littéraire et artistique, et recouvre un domaine qui hérite à la fois d’une tradition poétique d’avant-garde, et des évolutions de la création artistique contemporaine dans le domaine numérique. Les œuvres de poésie numérique sont des créations composées pour et avec l’ordinateur, exploitant les possibilités graphiques et sémantiques du texte linguistique, et les potentialités d’autres signes comme l’image, la vidéo et le son. Ces œuvres tirent parti d’un programme informatique, mais également d’un dispositif de lecture spécifique qui peut faire appel à divers flux d’informations tels internet, des générateurs de données ou l’interaction du lecteur. Comment les poètes numériques se sont-ils donc appropriés une forme, le haïku, et quels sont les enjeux de cette appropriation?

    

1. Le haïku: une source d’inspiration ambivalente pour les poètes numériques

Au sein du domaine, deux manières de s’inspirer du haïku se dessinent. Ces modalités d’appréhension sont ancrées dans les réflexions engagées sur la forme du haïku à partir des années 70 en France, par des poètes tels Jacques Roubaud, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, ou des théoriciens comme Roland Barthes. Notre propos n’est pas de rendre compte de la finesse de toutes ces analyses et de la richesse des différents points de vue. Cependant, ces discours ont influencé les auteurs de notre corpus1Nous avons sélectionné des œuvres en langue française entretenant un rapport explicite avec la forme du haïku: Haïkus (2001) de Philippe de Jonckheere, Instant Memory (2004) de Patricya Rydzok et Pedro Vitorino (cette création n’est plus accessible sur internet mais nous avons pu rencontrer l’auteure et faire des captures vidéo de l’œuvre), un générateur de haïku et Mes Contre-Haïkus (début en mars 2012) de Jean-Pierre Balpe, gener_hâtif haïku (2006) de Luc Dall’Armellina, La Séparation (2015) de la compagnie Alis et du collectif I-trace, Haïku poncture (2002) de Philippe Bootz (cette œuvre n’est pas parue sur internet mais dans le numéro 14 de la revue alire) et Rébus (2003-2004) d’Alexandra Saemmer. selon deux modes que nous voudrions détailler: d’un côté, l’attrait d’une forme qui relèverait d’un idéal poétique; et de l’autre, une attirance plus subversive pour la forme.

      
Un idéal poétique

Le choix d’une forme qui représenterait un idéal poétique est très fort dans le discours des auteurs que nous avons pu interroger pour ce travail2Enquête par questionnaire auto-administré par mail aux auteurs. Nous utilisons les réponses de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Luc Dall’Armellina et Alexandra Saemmer. Sauf mention contraire, les expressions citées sont extraites de ces questionnaires.. Pour Luc Dall’Armellina par exemple, le haïku est «une sorte d’idéal de la forme poétique», «la forme poétique parfaite». Pour Alexandra Saemmer, «le haïku ouvre, plus encore que d’autres formes poétiques, des interstices de sens dans lesquels le lecteur est invité à s’engouffrer – comme une invitation à la méditation.» Nous retrouvons dans ces discours une fascination pour la forme qui est proche de celle de Philippe Jaccottet dans «L’Orient limpide» (Jaccottet, 1987: 145) ou dans l’introduction à son recueil de transcription de haïku (Jaccottet, 1996), où le poète a souvent recours à l’hyperbole.

Cette conception du haïku a évidemment un écho dans les œuvres des auteurs. L’adaptation transmédiatique de Philippe de Jonckheere, «Haïkus», est exemplaire à cet égard.

Haïkus (2001) de Philippe de Joncheere.

Au gré d’une navigation sur le site de l’auteur, desordre.net, nous pouvons découvrir fortuitement cette adaptation. Sur fond noir, chapeautés par une image de clair de lune, défilent aléatoirement, à un rythme régulier, onze haïkus. Un bruit sec accompagne chaque changement de poème. L’internaute, en cliquant sur l’image, peut faire apparaître un nouveau haïku.

Cette adaptation est révélatrice d’un imaginaire du haïku chez certains auteurs de poésie numérique française, directement hérité des lectures de Barthes ou de Jaccottet. En effet, l’accès aux haïkus peut se faire en cliquant sur l’hyperlien «Haïku» présent dans la remédiatisation d’un extrait de Préparation du roman I et II de Roland Barthes. De plus, six des onze haïkus visibles dans l’œuvre de Philippe de Jonckheere sont des transcriptions de Jaccottet. Dans cette adaptation, l’artiste fait le choix de conserver une mise en page courante de la traduction de ces petits poèmes japonais en Occident: ces derniers sont présentés en tercets, centrés au milieu de l’écran, comme ils le sont dans la page chez Jaccottet. Dans le choix des sons, il est difficile de ne pas penser à l’introduction du même recueil où le poète, après avoir cité le premier vers d’un poème des Illuminations d’Arthur Rimbaud, développe une longue métaphore associant le bruit de l’éventail à l’illumination déclenchée par le haïku, tout en l’opposant à la lourdeur occidentale du tambour et des trompettes de Jéricho3«”Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie”. Ici, il n’y a pas de besoin de tambour, il a suffi du heurt d’un éventail contre une vitre […]. Il se passe quelque chose comme à Jéricho quand la puissance et l’insistance des trompettes ont fait tomber les murs de la ville; à ceci près que cette musique est le contraire d’une musique guerrière, qu’il n’y a pas de trompettes, à peine un bruit d’éventail, plié, déplié, quelques syllabes extraordinairement libres et légères; et que les murs sont ceux qui enferment, en prétendant le protéger, l’esprit. (C’est aussi émouvant qu’un regard d’abord voilé, puis offert par un battement d’éventail: bien que, là encore, ce ne soit pas du même ordre; mais je n’ai pas voulu me priver de cette image).» (Jaccottet, 1996)..

L’influence de Jaccottet dans la réception du haïku se retrouve encore dans l’unique image qui préside à la lecture des poèmes. Le motif de la lune, récurrent dans l’œuvre du poète, est régulièrement mobilisé par Philippe de Jonckheere quand il se réfère au haïku4Dans Désordre, un journal, qui constitue la version remaniée sous forme de livre du blog tenu par Philippe de Jonckheere sur son site desordre, le haïku est évoqué à cinq reprises et pour trois d’entre elles, il est associé au motif de la lune (Jonckheere, 2008).. Objet de contemplation, la lune a l’intérêt d’être une image souvent utilisée dans les haïkus. Elle «devient [alors] allégorie de l’objet poétique, précieux et transitoire, à renouveler sans cesse» (Brillant Rannou, 1992: 182). Alors que la plupart des pages HTML du site de Philippe de Jonckheere comportent des hyperliens qui permettent de naviguer dans le site et qui ont favorisé l’analyse du desordre comme «une mise en abyme de l’Internet» (Brousseau, 2009), les pages HTML des haïkus ne donnent accès qu’à d’autres haïkus, l’activation de la lune n’engendre qu’un autre poème. Le haïku est alors une forme d’aboutissement, quelque chose de l’ordre de la pure poésie.

      

Une attirance subversive pour la forme

Si l’œuvre de Philippe de Jonckheere date des années 2000, années qui marquent l’expansion d’Internet et l’apparition de programmes très performants dans le traitement de l’image et du son, la rencontre du haïku et de l’informatique est bien plus précoce. Jacques Donguy observe qu’en 1968, un générateur de haï-kus était présenté lors d’une exposition organisée à l’Institut d’Arts Contemporains de Londres (Donguy, 1999: 75). Etiemble, quant à lui, mentionne la tentative du supplément littéraire du Times du 18 juin 1970 de «fabriquer à l’ordinateur des haïkus japonais» (Etiemble, 1995). En France, Jean-Pierre Balpe est le premier à proposer en 1985, lors de l’exposition au Centre Georges Pompidou «Les Immatériaux», un générateur de Rengas (Balpe, 2015). Ces programmes «subsistent très améliorés attribués à un de [ses] hétéronymes, Germaine Proust et surtout de façon générative dans le générateur de Haïkus de [son] site.» Dès lors, le haïku n’est plus considéré comme un objet poétique fascinant, mais comme une structure particulièrement apte à «la créativité linguistique», et dont l’assemblage de fragments linguistiques permettrait des potentialités infinies.

Mes Contre-Haïkus (2002) de Jean-Pierre Balpe.

Les deux œuvres de Jean-Pierre Balpe sont d’emblée placées sous le signe de la subversion. Malgré le titre «Haïkus» de la page HTML, Jean-Pierre Balpe nomme son œuvre «Mes Contre-Haïkus» car, selon les propos de l’auteur, ses haïkus «refusent le lyrisme et la mièvrerie qui sont souvent le cas de ce genre.» Les phrases d’introduction du générateur de haïku ne sont pas moins caustiques: «La poésie étant ce que de nos jours elle est, je refuse d’écrire des haïkus si vous n’en manifestez pas le désir en utilisant le bouton ci-dessous. Cependant, si vous en manifestez le désir, ma productivité poétique est infinie…» Le but de Jean-Pierre Balpe n’est pas d’utiliser l’informatique pour imiter la forme, mais de s’inspirer de la forme pour créer une littérature adaptée à l’informatique. Le haïku est donc détourné par Jean-Pierre Balpe afin qu’il satisfasse son goût pour la manipulation du langage et ses «infinies possibilités».

Générateur de haïku de Jean-Pierre Balpe.

Nous retrouvons cette posture subversive chez Philippe Bootz qui parle d’«entourloupe» concernant la transposition de la forme dans la culture occidentale. Ainsi, son œuvre «Haïku poncture» se présente comme une parodie du haïku occidentalisé: le titre met en exergue l’emprunt dévitalisé, la «ponction» faite à la forme japonaise, et le poème refuse la présentation traditionnelle du haïku en tercet.

Haïku poncture (2002) de Philippe Bootz.

Malgré une approche divergente du haïku selon les deux pôles assez classiques de l’imitation idéalisante ou de la modulation subversive, les poètes numériques semblent toutefois d’accord pour faire du haïku une forme particulièrement propice à l’exploration du médium informatique et d’internet.

     

2. Une forme propice à l’exploration du médium informatique et d’internet
Une convergence féconde entre l’appropriation des médias et celle du haïku

Tout d’abord, dans le discours des auteurs, le haïku est une forme «énigmatique» (Philippe Bootz), qui «ouvre» (Alexandra Saemmer), amène le lecteur «vers un en-dehors du texte» (Jean-Pierre Balpe). Si ce «pouvoir d’évocation» (Luc Dall’Armellina), cet ailleurs du texte renvoie évidemment à l’imaginaire du lecteur, il semble pourtant que d’autres lieux mystérieux soient convoqués ici, le programme et l’internet. En effet, les œuvres sont principalement traversées par trois esthétiques: le fragment, l’aléatoire et l’éphémère.

L’idée de fragment est présente dans la forme même du haïku. Dans «L’Orient limpide», Philippe Jaccottet rappelle «que le terme haïku, généralement employé en France pour désigner le petit poème de 17 syllabes en question, s’applique, en fait, de préférence à une forme antérieure, dite aussi renku: sorte d’exercices poétiques en chaîne faisant alterner des groupes de trois et deux vers sur le schéma «5 syllabes-7 syllabes-5 syllabes» et «7 syllabes-7 syllabes», groupes dus à des poètes différents. […] Le haïku proprement dit est, lui, à l’origine, le premier poème, c’est-à-dire le premier groupe 5-7-5, détaché de l’ensemble, ou de poèmes courts appelés tanka» (Jaccottet, 1987: 144). Le haïku serait donc un fragment, ce qui reste d’une totalité perdue.

Cette conception du haïku est très forte en génération de textes où le poème est composé «à partir de fragments d’origines très diverses» (Jean-Pierre Balpe). Mais elle est aussi présente dans les œuvres de poésie animée, tel «Rébus» d’Alexandra Saemmer.

Rébus (2003-2004) d’Alexandra Saemmer.

«Rébus» apparaît sous la forme de trois lignes de cinq carrés constitués par des fragments de photos ou de textes5Cette analyse reprend des éléments du travail réalisé par Everardo Reyes lors du cours Sémiotique des interfaces du master 2 Pratiques Textuelles Numériques de l’Université Paris 8.. Leur contenu s’anime soit automatiquement, soit au survol de la souris. L’inspiration du haïku se manifeste à travers les références à une saison et au voyage, et à travers la brièveté des textes et la structure d’ensemble de l’œuvre. Cependant, c’est tout le dispositif de «Rébus» qui entre en résonance avec la forme du haïku: les espaces blancs entre les rectangles instaurent une scène fragmentaire, tout comme le rythme de l’animation qui interrompt la lecture des textes et des images. Il est impossible pour l’internaute de recomposer la photographie dans son intégralité, attirant son attention sur l’incomplétude de l’œuvre et la technicité d’un dispositif qui lui échappe sans cesse.

L’œuvre de Philippe de Jonckheere inscrit cette esthétique du fragment au niveau du programme même. En accédant au code source de «Haïkus», nous nous rendons compte que nous n’avons accès qu’à onze haïkus alors que le programme en contient trente-cinq. Cette disparition voulue de vingt-quatre poèmes de la surface visible de l’écran renvoie l’internaute aux potentialités de l’informatique et du web dont il ne peut découvrir qu’une infime partie, à l’image de sa navigation dans desordre.

Dans ces créations, l’esthétique du fragment convoquée est fortement imbriquée à un deuxième aspect: la programmation aléatoire. Cette dernière renvoie aussi à une incomplétude ontologique des œuvres tout en révélant l’inattendu, la surprise qui préside à la forme. Certains auteurs choisissent d’ailleurs de rendre visible ce procédé. Dans «Haïku poncture», Philippe Bootz utilise l’image d’un balancier dont l’activation «précipite» la lecture du poème. Luc Dall’Armellina, quant à lui, propose une «mise en scène graphique du poème» qui affiche le flux de la génération.

gener_hâtif haïku (2006) de Luc Dall’Armellina.

Patricya Rydzok suggère aussi une écriture du haïku qui se nourrit de l’aléatoire informatique et du flux du web. «Instant Memory» propose à l’internaute une succession de trois séquences chacune composée d’un sujet, d’une image de fond, de deux mots cliquables, d’une proposition sonore de fond et d’un bruit qui se déclenche au passage de la souris. Chaque élément est sélectionné aléatoirement en fonction de la zone activée. À l’issue des trois séquences, un haïku s’affiche à l’écran, composé sans le savoir par l’internaute en fonction de sa navigation. Le haïku est alors un texte construit à l’insu du lecteur et le fragment d’une totalité refusée.

Instant Memory (2004) de Patricya Rydzok et Pedro Vitorino.

Le troisième élément renvoyant à la fois à la forme du haïku et aux médias est évidemment la labilité des œuvres, leur caractère éphémère. Le temps fugace du haïku est souvent rendu par le dispositif lui-même. L’œuvre de Philippe de Jonckheere offre un rafraîchissement automatique de la page HTML toutes les huit secondes environ. «Rébus» d’Alexandra Saemmer reste stable une demi-seconde. De plus, l’auteure revendique une esthétique de l’éphémère pour ses créations6«Mes créations restent en ligne (sur www.mandelbrot.fr) pendant quelques mois, puis sont retirées à jamais, s’inscrivant en permanence aux frontières de la disparition.», rubrique «Discours (notes)» de la fiche enrichie du répertoire du nt2 sur Mandelbrot.. Ainsi, avec «Rébus», le lecteur est invité à éprouver une forme d’évanescence à travers l’animation et la manipulation du poème, mais aussi à travers le logiciel mobilisé pour créer l’œuvre. En effet, «Rébus» a été programmée avec Flash qui est en voie de disparition. Alexandra Saemmer reconnaît que c’est justement le «côté immaîtrisable» du logiciel qui l’intéresse: «la vitesse de l’animation n’est pas pré-programmée, mais calée sur la vitesse d’exécution de la machine sur laquelle le poème est actualisé. Avec les années, l’animation accélère de plus en plus. Sans doute les textes seront bientôt illisibles. Cette idée d’une “disparition programmée” me plaît beaucoup.» Mandelbrot, le site d’Alexandra Saemmer et de Bruno Scoccimarro, a d’ailleurs quitté le web quelques semaines en 2015 pour réapparaître, actualisé, à une nouvelle adresse. Cette problématique de l’éphémère touche toutes les œuvres de notre corpus sans être forcément revendiquée par leur auteur. Ainsi, «Instant Memory» n’est plus accessible sur internet. C’est en rencontrant l’artiste que nous avons pu faire quelques enregistrements vidéo de l’œuvre. Philippe de Jonckheere, au contraire, «veille personnellement à la pérennité du contenu [de son site]» (Couleau et Hellégouarc’h, 2011: 164).

     

Une exploration contre un web commercial

L’écriture fragmentaire, aléatoire et éphémère des œuvres témoigne d’une convergence féconde entre l’appropriation d’une forme et celle des médias par les auteurs. Cette appropriation se fait aussi contre une utilisation courante et quotidienne du web.

La conception d’un web artistique en opposition à un web commercial se lit surtout au niveau de la navigation et des manipulations proposées par les œuvres. A l’inverse des «productions numériques industrielles [où] la manipulation est souvent mobilisée comme moyen de guidage» (Alexandra Saemmer), les œuvres de notre corpus déstabilisent l’internaute. Dans «Rébus», le lecteur ne peut établir un lien tangible entre l’animation du texte et des images, et le mouvement qu’il exerce sur sa souris. Dans «gener_hâtif haïku», Luc Dall’Armellina retourne la relation attendue entre le geste et l’image: c’est quand nous écartons la souris de l’œuvre que cette dernière se stabilise et devient lisible. «La Séparation» de la compagnie Alis et du collectif I-trace impose quant à elle des gestes insolites au lecteur: il doit couper, faire glisser les mots, les frotter, les faire sauter pour fabriquer du sens. Ces navigations singulières, qui convoquent des gestes rappelant ceux mobilisés lors de la calligraphie du haïku, offrent une expérimentation du web originale, où une pause dans le flux et de la patience sont exigées pour mener à bien la lecture des poèmes.

La Séparation (2015) d’Alis et d’I-trace

À travers ces exemples, il devient aussi manifeste qu’il n’y a pas une poésie numérique mais une diversité de démarches reposant sur des approches différentes de l’objet poétique qu’il faudrait encore analyser. Chacune de ces démarches a cependant fait le pari des nouveaux médias que sont l’informatique et internet.

      

3. L’appropriation du haïku, enjeu d’une lutte symbolique

Objet de fascination ou de subversion, la forme du haïku témoigne des diverses utilisations du web par les auteurs de poésie numérique. Toutefois, le haïku paraît aussi particulièrement apte à rendre compte de la singularité de la poésie numérique et de ses auteurs d’une part, et de leur volonté de s’ancrer dans le champ littéraire en France d’autre part.

      
Singularités du domaine

Tout d’abord, le caractère hybride du haïku, à la frontière des arts visuels et de la littérature, figure le statut singulier de la poésie numérique et de ses auteurs. Le repli du verbal au profit du visuel apparaît dans le détournement des couleurs rituelles de la page. Dans cinq des huit œuvres étudiées, la typographie est blanche, ou de couleur claire, sur fond noir, ce qui permet une meilleure lisibilité des textes, mais offre aussi des couplages texte-image intéressants, tel celui proposé par Philippe de Jonckheere dans «Haïkus». Contrairement à l’adaptation présente sur le site le-terrier.net, l’artiste choisit pour le desordre une mise en scène particulièrement harmonieuse où l’image et le texte sont liés dans les choix chromatiques et la composition de la page. De plus, le jeu sur les différentes tailles des polices permet de suppléer à la perte de visibilité des mots dans le passage de l’alphabet oriental à l’alphabet occidental. Nous retrouvons ce procédé dans l’œuvre de Luc Dall’Armellina, mais surtout dans «La Séparation» où les lettres regagnent leur statut d’images.

L’ambivalence de ces œuvres, entre texte et image, rejaillit sur la situation des auteurs: avons-nous affaire à des artistes, des poètes, des écrivains, des amateurs, des informaticiens? Deux des auteurs interrogés, Luc Dall’Armellina et Philippe Bootz, n’attribuent pas à leur travail le statut d’«œuvre» mais ancrent tout de même leurs pratiques au sein d’une communauté qui cherche à légitimer la poésie numérique. Du reste, ces œuvres relèvent souvent d’une auctorialité plurielle. En effet, si le haïku, en tant que fragment d’un renku, renvoie à une totalité perdue qui résiderait dans la prise en compte du programme, la forme révèle aussi la part du collectif dans ce genre d’écriture. Le programme informatique exige généralement une collaboration entre auteur et technicien. Ainsi, le code source de la page d’accueil de desordre appose le nom de Julien Kirch à celui de Philippe de Jonckheere. Le projet « La Séparation » naît de la collaboration entre la compagnie Alis, le collectif I-trace et l’Université Technologique de Compiègne. Les œuvres créées réinvestissent donc une dimension sociale et ludique à l’origine de la forme au Japon.

      
Une place marginale dans le champ littéraire

Enfin, l’appropriation du haïku correspond évidemment à une volonté des acteurs de la poésie numérique de trouver une place dans le champ littéraire. À travers la médiation de la forme, l’inscription de la poésie numérique dans le champ littéraire semble se faire selon une double dimension: d’un côté la volonté de prolonger une tradition poétique française où la brièveté est considérée comme «une marque formelle de la poéticité» (Gleize, 1991: 33), de l’autre le désir d’innover en utilisant des procédés d’avant-garde.

Ainsi, le travail de Jean-Pierre Balpe sur les haïkus poursuit une réflexion sur la forme déjà initiée par François Le Lionnais dans ses «Poèmes booléens» (Oulipo, 1973: 262-266), par Jacques Roubaud avec son haïku oulipien généralisé (Oulipo, 2002: 40), ou par Jude Stéfan avec ses Stances ou 52 contre-haï-ku (Stéfan, 1991), mais s’oppose aussi à ces créations dans la mesure où ce n’est pas un texte qui compte, mais l’infinité de ses variations possibles.

Dès lors, le choix du haïku est significatif de la difficulté de la poésie numérique à se positionner dans le champ littéraire. Reprenant des procédés qui ont déjà été explorés par la poésie expérimentale et d’avant-garde du XXe siècle, elle situe son originalité dans l’appropriation de médias dont la technicité, la labilité, le caractère ludique et commercial mettent en péril sa légitimité.

     

Pour conclure, plus qu’une voie de renouvellement du genre, la poésie numérique trouve dans l’appropriation du haïku une forme particulièrement apte à rendre compte de ses évolutions et de ses problématiques. En retenant du haïku sa dimension contrainte, programmée, idéale pour la génération, les auteurs témoignent à la fois d’une volonté de s’inscrire dans une tradition poétique, mais aussi d’une singularité de pratiques qui situe le domaine du côté de la poésie expérimentale. Si l’utilisation de l’outil informatique et d’internet exige des compétences et une organisation du processus créatif qui ne sont pas complètement innovantes, elle donne cependant naissance à des œuvres hybrides qui brouillent toujours plus nos catégories de réception. En s’appropriant le haïku, ce sont évidemment les frontières du champ littéraire que la poésie numérique cherche à déplacer, en s’y intégrant. Il n’en demeure pas moins que l’autorité du domaine reste encore à établir.

      

Bibliographie

Balpe, Jean-Pierre. 2015. Entretien avec Jean-Pierre Balpe.
Brillant Rannou, Nathalie. 1999. Le haïku comme mythe de la pure poésie chez Philippe Jaccottet.
Brousseau, Simon. 2009. «Quelques dialogues aux confis du Désordre de Philippe de Jonckheere», dans Expériences hypermédiatiques: rétention/réticences. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n°3. En ligne.
Couleau, Christèle et Pascale Hellégouarc’h. 2011. Philippe de Jonckheere – Tentatives d’autoportrait en HTML.
Donguy, Jacques. 1999. Poésie et nouvelles technologies.
Etiemble, René. 1995. Du haïku.
Ferniot, Christine et Marine Landrot. Littérature et numérique: quand l’écrit invente son avenir.
Flores, Leonardo. 2014. Digital Poetry.
Gleize, Jean-Marie. 1989. Brièvetés.
Jaccottet, Philippe. 1987. L’Orient limpide.
Jaccottet, Philippe. 1996. Haïku.
De Jonckheere, Philippe. 2008. Désordre, un journal.
Oulipo. 1973. La littérature potentielle (créations re-créations récréations).
Oulipo. 2002. Abrégé de littérature potentielle.
Roubaud, Jacques. 1989. Absence de la poésie?
Stéfan, Jude. 1991. Stances: ou 52 contre-haï-ku.

  • 1
    Nous avons sélectionné des œuvres en langue française entretenant un rapport explicite avec la forme du haïku: Haïkus (2001) de Philippe de Jonckheere, Instant Memory (2004) de Patricya Rydzok et Pedro Vitorino (cette création n’est plus accessible sur internet mais nous avons pu rencontrer l’auteure et faire des captures vidéo de l’œuvre), un générateur de haïku et Mes Contre-Haïkus (début en mars 2012) de Jean-Pierre Balpe, gener_hâtif haïku (2006) de Luc Dall’Armellina, La Séparation (2015) de la compagnie Alis et du collectif I-trace, Haïku poncture (2002) de Philippe Bootz (cette œuvre n’est pas parue sur internet mais dans le numéro 14 de la revue alire) et Rébus (2003-2004) d’Alexandra Saemmer.
  • 2
    Enquête par questionnaire auto-administré par mail aux auteurs. Nous utilisons les réponses de Jean-Pierre Balpe, Philippe Bootz, Luc Dall’Armellina et Alexandra Saemmer. Sauf mention contraire, les expressions citées sont extraites de ces questionnaires.
  • 3
    «”Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie”. Ici, il n’y a pas de besoin de tambour, il a suffi du heurt d’un éventail contre une vitre […]. Il se passe quelque chose comme à Jéricho quand la puissance et l’insistance des trompettes ont fait tomber les murs de la ville; à ceci près que cette musique est le contraire d’une musique guerrière, qu’il n’y a pas de trompettes, à peine un bruit d’éventail, plié, déplié, quelques syllabes extraordinairement libres et légères; et que les murs sont ceux qui enferment, en prétendant le protéger, l’esprit. (C’est aussi émouvant qu’un regard d’abord voilé, puis offert par un battement d’éventail: bien que, là encore, ce ne soit pas du même ordre; mais je n’ai pas voulu me priver de cette image).» (Jaccottet, 1996).
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    Dans Désordre, un journal, qui constitue la version remaniée sous forme de livre du blog tenu par Philippe de Jonckheere sur son site desordre, le haïku est évoqué à cinq reprises et pour trois d’entre elles, il est associé au motif de la lune (Jonckheere, 2008).
  • 5
    Cette analyse reprend des éléments du travail réalisé par Everardo Reyes lors du cours Sémiotique des interfaces du master 2 Pratiques Textuelles Numériques de l’Université Paris 8.
  • 6
    «Mes créations restent en ligne (sur www.mandelbrot.fr) pendant quelques mois, puis sont retirées à jamais, s’inscrivant en permanence aux frontières de la disparition.», rubrique «Discours (notes)» de la fiche enrichie du répertoire du nt2 sur Mandelbrot.
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