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Le village de vacances en régime poétique: les tribulations du poète-estivant houellebecquien
Dans un texte intitulé «En toutes lettres (abécédaire houellebecquien)» (Novak-Lechevalier: 178), Houellebecq a répertorié 26 mots-clés qui sont représentatifs de ses préoccupations personnelles et c’est le terme «Tourisme» qu’il a retenu pour la lettre «T». Ce choix n’étonnera aucun lecteur familiarisé avec l’œuvre houellebecquienne tant l’industrie touristique y apparaît comme un foyer de signification privilégié.
Les travaux académiques qui interrogent les représentations du tourisme dans l’œuvre houellebecquienne ne renvoient cependant jamais au corpus poétique de l’auteur. Personne ne semble s’être avisé du fait qu’il est question de villages de vacances, de touristes et de plages constellées de parasols dans tous les recueils publiés par Houellebecq1Ces recueils sont: La poursuite du bonheur (Houellebecq, 1991), Le sens du combat (Houellebecq, 1996), Renaissance (Houellebecq, 1999) et Configuration du dernier rivage (Houellebecq, 2013).. À cela s’ajoute que ce dernier a veillé à ce que la majorité de ses poèmes touristiques soient réédités en 2014 à l’occasion de la publication de l’ouvrage Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991-2013 –anthologie qui, comme son titre l’indique, a été élaborée par l’auteur en fonction de critères subjectifs2Les poèmes en question sont pour la plupart rassemblés dans la section intitulée «Un triangle d’acier sectionne le paysage»..
Un tel silence critique est plus ou moins étonnant si on considère que les spécialistes de l’œuvre houellebecquienne en particulier et les historiens de la poésie française contemporaine en général font très peu de cas des quatre recueils publiés à ce jour par un auteur qu’on n’envisage trop souvent qu’en tant que romancier. Ce qui est plus étonnant, toutefois, c’est que la poétisation de l’industrie touristique n’ait toujours pas fait l’objet de développements dans les textes des rares critiques qui ont consacré des travaux à la poésie houellebecquienne. Ils ont pourtant tous souligné à quel point cette dernière fait la part belle à quantité de lieux standardisés (et, a priori, très peu poétiques) où s’effectuent des échanges aussi bien économiques que sociaux: l’hypermarché, les galeries marchandes, le métro, les stationnements souterrains, les cinémas et les tours à bureaux, pour ne nommer que ceux-là.
Houellebecq romancier du tourisme de masse
Dans Plateforme (Houellebecq, 2001), qui se présente comme un des plus importants romans français consacrés au tourisme de masse moderne3En ce qu’il est non seulement «peuplé de touristes et ponctué de voyages organisés», mais surtout parce qu’il «dévoile aussi les arcanes de l’industrie touristique. […] Le tourisme correspond donc à la fois à l’élément principal de l’intrigue romanesque, et s’inscrit dans une réflexion critique plus large, et documentée.» (Granger Remy: 277), le personnage-narrateur n’hésite pas à affirmer qu’en ce qui concerne ses déplacements à l’étranger, «[s]es rêves sont médiocres» (Houellebecq, 2001: 34):
Comme tous les habitants d’Europe occidentale, je souhaite voyager. Enfin il y a les difficultés, la barrière de la langue, la mauvaise organisation des transports en commun, les risques de vol ou d’arnaque: pour dire les choses plus crûment, ce que je souhaite au fond, c’est pratiquer le tourisme. On a les rêves qu’on peut; et mon rêve à moi c’est d’enchaîner à l’infini les «Circuits passion», les «Séjours couleur» et les «Plaisirs à la carte». (Houellebecq, 2001: 34)
En soulignant de manière aussi explicite le divorce qu’il existe entre l’acte réputé noble consistant à «voyager» et la pratique jugée beaucoup moins glorieuse qui est celle du «tourisme», le narrateur assume une médiocrité que la plupart de ses contemporains auraient eu tendance à dissimuler. En 1961 déjà, l’historien Daniel J. Boorstin écrivait que le voyage permet de «voir l’inconnu», de «découvrir ailleurs un autre aspect des choses» et, en retour, de «penser plus vite, [d’]imaginer plus grand, [de] désirer plus passionnément [et de] rapporter chez [soi] des idées qui dérangent». (Boorstin: 120-121) Il poursuivait en déplorant le fait que de telles excursions enrichissantes se soient progressivement «diluées dans le convenu, l’arrangé, le préfabriqué»:
Ainsi, le voyage à l’étranger cessa d’être une activité – une entreprise, une expérience – pour devenir une simple marchandise. Dès qu’on se mit en quelque sorte à emballer les éléments d’un voyage et à les vendre en paquets, c’est-à-dire dès qu’on inventa le «voyage organisé», le tourisme était né. […] Le voyageur parcourait autrefois le monde pour aller à la rencontre de l’autre. Maintenant, l’un des devoirs des agences de voyages est d’empêcher de tels contacts. Elles imaginent sans cesse de nouveaux moyens efficaces pour isoler le touriste du monde réel qu’il parcourt. (Boorstin: 128 et 136)
Au tournant du XXIe siècle, de tels propos sont toujours d’actualité. Pour Rachid Amirou, auteur de L’imaginaire touristique (2012), le discours anti-touristique se structure toujours selon la dichotomie «voyageur versus touriste»:
dans les sociétés émettrices de touristes, si le loisir est «bien vu» par diverses instances morales, le tourisme reste une pratique presque honteuse à moins qu’il ne se pare de nombreux alibis «culturels» et actuellement «humanitaires». (Amirou: 12)
Ainsi, le voyageur qui désire s’exposer à l’altérité et qui se déplace parce qu’il est en quête d’une authentique expérience de déterritorialisation (elle-même conforme à la très haute idée qu’il se fait de la diversité culturelle) reproche au touriste «de banaliser le monde –voire de désacraliser le monde du voyage. Il est tacitement accepté que ladite futilité des motifs du voyage touristique disqualifie de fait cette pratique.» (Amirou: 29) De plus, le tourisme «favoriserait les fléaux sociaux dans les pays pauvres», il «constituerait une continuation de la conquête coloniale d’une autre façon» et, finalement, il serait une des «expressions de l’aliénation des couches moyennes occidentales». (Amirou: 29)
En tant que touriste, le personnage-narrateur du roman Plateforme se reconnaît d’emblée «comme un être de la vacuité, de la vacance, comme un réceptacle vide qui ne demande qu’à se remplir d’éléments nouveaux, mais légers.» (Amirou: 29) Cependant, en avouant qu’il rêve d’«enchaîner à l’infini» les différentes formules proposées, il admet aussi qu’elles sont peu satisfaisantes et trompeuses, que la «passion» et les «plaisirs» qu’elles promettent ne se présentent que très rarement, voire jamais, et que tout est toujours à recommencer.
Dès avant la publication du roman Plateforme, Houellebecq avait déjà jeté les bases d’une telle représentation de l’expérience touristique pensée en termes de forfaits tout à la fois désirés et décevants. C’est par exemple le cas dans le court récit intitulé L’abaissement de l’âge de la retraite (1995), où l’irrépressible attrait pour le tourisme est associé au désenchantement et à l’insatisfaction des estivants:
Jadis nous étions animateurs de villages de vacances; nous étions payés pour amuser les gens, pour essayer d’amuser les gens. […] Plus tard, nous sommes retournés en village de vacances, en tant que clients cette fois. Des jeunes ont tenté de nous amuser. […] Nous ne nous sommes pas beaucoup amusés. (Houellebecq, 2015: 87)
En 2000, Houellebecq récidive avec Lanzarote, récit qui s’ouvre par un dialogue entre un narrateur et une voyagiste, cette dernière informant le premier sur «les possibilités ludiques et culturelles des stations de divertissement offertes à son catalogue». (Houellebecq, 2002: 12) Très significativement, elle lui propose différentes destinations dans une langue qui ne manque pas de faire écho aux propos tenus par les contempteurs du tourisme, lesquels soutiennent, comme l’a formulé Rachid Amirou, qu’il est une «continuation de la conquête coloniale d’une autre façon». En effet, la voyagiste lui dit: «On a la Tunisie. […] On a aussi le Sénégal» (Houellebecq, 2002: 12); tout se passe comme si ces pays africains n’étaient pas seulement réduits à l’état de destinations, mais qu’ils étaient de plus envisagés comme des «propriétés» de l’agence de voyages occidentale en question. De telles formulations, évidemment chargées d’une part de provocation, rappellent que Houellebecq est très au fait des débats idéologiques entourant l’industrie touristique. Il renchérit d’ailleurs quelques lignes plus loin en faisant référence à un autre des torts qu’on reconnaît fréquemment à l’industrie touristique, à savoir qu’elle n’encouragerait pas à la découverte des pays étrangers et aux échanges avec les populations locales, mais bien plutôt à des moments de loisir vécus en vase clos et assurés par un confort matériel maximal, lequel détonne toujours outrageusement par rapport aux conditions de vie des populations autochtones. Voici comment la voyagiste décrit l’archipel des Canaries, où le personnage finira par se rendre:
On a une promotion pour le Bougainville playa. Trois mille deux cent quatre-vingt-dix francs la semaine tout compris, départ de Paris les 9, 16 et 23 janvier. Hôtel quatre étoiles sup., normes du pays. Chambre avec salle de bain complète, sèche-cheveux, air conditionné, téléphone, TV, minibar, coffre-fort individuel payant, balcon vue piscine (ou vue mer avec supplément). Piscine de 1000m2 avec jacuzzi, sauna, hammam, espace de remise en forme. Trois courts de tennis, deux terrains de squash, minigolf, ping-pong. Spectacles de danse typiques, excursions au départ de l’hôtel (programme disponible sur place). Assurance assistance/annulation incluse. (Houellebecq, 2002: 13)
L’essentiel de cette énumération vise à décrire le luxe propre aux installations du village de vacances. Ce n’est qu’à sa fin que sont données des informations ayant un lien direct avec la destination. Bien sûr, compte tenu de tout ce qui précède, le caractère «typique» des danses paraît plus qu’improbable; quant aux «excursions» proposées, celles-là mêmes qui pourraient éventuellement permettre au client d’entrer en contact avec le pays visité, avec ses habitants et leur culture, on comprend qu’elles sont strictement organisées et qu’elles ne laissent que très peu de place à l’initiative individuelle. D’ailleurs, il est significatif que les détails les concernant ne fassent tout simplement pas partie des connaissances attendues de la part des préposés parisiens de cette agence de voyages: il revient au touriste de s’informer lui-même «sur place».
Houellebecq n’en avait toujours pas fini avec la grisaille des villages de vacances une fois Plateforme publié. Le roman suivant, La possibilité d’une île (2005), s’ouvre par une scène qui se déroule dans un «club all inclusive de Turquie». (Houellebecq, 2005: 19) C’est là que le personnage de Daniel vit «les premiers instants de [s]a vocation de bouffon» (Houellebecq, 2005: 19) à la faveur d’un incident d’une extraordinaire banalité dont il est le témoin: la frustration d’un estivant causée par le manque de saucisses au buffet du matin. Inspiré par cette scène, il compose son tout premier numéro:
À partir de cet incident, je composai un petit sketch relatant une révolte sanglante dans un club de vacances, déclenchée par des détails minimes contredisant la formule all inclusive: une pénurie de saucisses au petit-déjeuner, suivie d’un supplément à payer pour le mini-golf. […] Ma prestation obtint un succès très vif, beaucoup riaient aux larmes et il y eut des applaudissements nourris. (Houellebecq, 2005: 20)
Ici encore, le village de vacances où Daniel «passait un mois d’août plutôt morne» (Houellebecq, 2005: 20) est un espace déceptif pour la majorité des vacanciers –comme l’atteste le succès de son premier spectacle: si le public réagit de manière aussi enthousiaste à la «révolte sanglante» imaginée par Daniel, c’est qu’il a déjà ressenti des frustrations similaires ou, pour les plus chanceux d’entre les spectateurs, parce qu’ils les imaginent sans peine.
Enfin, dans La carte et le territoire (2010), qui est sans conteste le plus «touristique» des romans houellebecquien depuis Plateforme, c’est la France qui est envisagée par le narrateur comme une sorte de séjour-club géant à échelle nationale, où l’ensemble du territoire est artificiellement (ré)aménagé de manière à renforcer, chez l’habitant comme chez le touriste, le sentiment de se trouver, peu importe son emplacement sur la carte, dans quelque salle d’un vaste musée à ciel ouvert. Cette francisation de l’espace touristique n’a pas empêché Houellebecq de poursuivre son travail de représentation de l’industrie touristique en milieu tropical. C’est le personnage de Jean-Pierre Martin qui lui en fournit l’occasion. En tant qu’architecte dirigeant un cabinet spécialisé dans la conception et l’aménagement de stations balnéaires, ce dernier affirme ceci à son fils:
je t’avoue que j’espérais autre chose de ma carrière d’architecte que de construire des résidences balnéaires à la con pour des touristes débiles, sous le contrôle de promoteurs foncièrement malhonnêtes et d’une vulgarité presque infinie. (Houellebecq, 2010: 208)
Tous les extraits de romans dont il vient d’être question mettent en évidence que le tourisme, chez Houellebecq, est indissociable du «village de vacances», d’une industrie qui rationalise les déplacements et prend en charge la vie d’estivants désireux de se délasser dans un lieu qui met le monde à leur disposition. Ils rappellent aussi que la félicité attendue est loin d’être garantie dans de tels parcs grillagés et coupés du monde; là, les occidentaux ne font finalement rien d’autre que changer leur mal de place, que de relocaliser leur mal-être.
«Certains êtres en s’aimant ont fait trembler la terre, / D’autres vont à l’amour comme on va à la mer4Houellebecq, Configuration du dernier rivage, 2013: 71»
La poésie houellebecquienne a la réputation de n’évoquer que des lieux emblématiques de la consommation ordinaire comme le supermarché, l’aire d’autoroute ou le RER. Elle intègre pourtant tout un paysage à caractère touristique qui rend compte d’un autre type de consommation, celui de l’ailleurs exotique. Bien qu’il ne soit pas parisien, urbain ou même périurbain, le très tropical «Séjour-Club» est assurément un haut-lieu de cet univers de transactions généralisées que Houellebecq est depuis toujours attaché à poétiser.
Les pages qui suivent seront consacrées à l’analyse détaillée de deux de ces poèmes, à savoir «Séjour-Club 2» et «Séjour-Club5Contrairement à ce que son titre laisse croire, le poème «Séjour-Club 2», d’abord paru en 1991 dans le recueil La poursuite du bonheur, n’est pas une suite du poème «Séjour-Club», lequel a été publié cinq ans plus tard, en 1996, dans le recueil Le sens du combat.». Cette paire de poèmes met en scène un très atypique poète-estivant qui compromet sa santé –aussi bien physique que mentale– à force de voyager en «tout inclus». Bien qu’usé par des vacances qui sont loin d’être de tout repos, il récidive et ses séjours multipliés font de lui un observateur pour le moins atypique de ces sites d’activités et de leurs sociabilités.
Séjour-Club 2
Le soleil tournait sur les eaux
Entre les bords de la piscine;
Lundi matin, désirs nouveaux,
Dans l’air flotte une odeur d’urine.
Tout à côté du club enfants,
Une peluche décapitée
Un vieux Tunisien dépité
Qui blasphème en montrant les dents.
J’étais inscrit pour deux semaines
Dans un parcours relationnel,
Les nuits étaient un long tunnel
Dont je sortais couvert de haine.
Lundi matin, la vie s’installe;
Les cendriers indifférents
Délimitent mes déplacements
Au milieu des zones conviviales. (Houellebecq, 2014: 122)
Le vers liminaire de ce poème, qui évoque une nature enchanteresse –grandeur que ne manque pas de suggérer le pluriel des «eaux»–, est immédiatement suivi par un autre qui réduit tout ce sublime à peu de chose: ces très pompeuses «eaux» ne sont finalement autres que celles pompées par le filtre d’une piscine. Le ton est donné: en Séjour-Club, on passe du naturel à l’artificiel, de l’immense au resserré. La seconde paire de vers fonctionne selon la même logique: le début d’une nouvelle semaine coïncide avec l’éveil de fraîches appétences, mais l’«odeur d’urine» freine les ardeurs du soupirant. L’indication temporelle «Lundi matin» retient l’attention: elle rappelle qu’en Séjour-Club, le temps des vacances n’est pas différent de celui du travail. Dans de telles stations de divertissement, où la vie est routinière et le temps compté, il ne faut pas espérer vivre un réel dépaysement qui brouillerait les repères temporels usuels: comme dans la vie normale, où le salarié reprend contact avec le monde du travail les lundis, le vacancier commence une nouvelle semaine le même jour, et ce, dans un cadre où il est pourtant dégagé de ses obligations professionnelles. Ce brouillage des frontières entre le monde du travail et celui des villages de vacances, voilà justement ce que cherchent à supprimer les publicités imaginées pour le compte des entreprises qui commercialisent les voyages de type «tout inclus». Dans un article où ils analysent la rhétorique publicitaire développée dans les années 90 pour le groupe Club Med, Boualem et Djaouida Kadri indiquent que le «village», qui renvoie «à l’une des premières formes humaines d’organisation complexe et hiérarchisée tant du point de vue social qu’économique» (Kadri: 37), est resémantisé dans les brochures du Club Med afin de passer pour l’exact contraire de ce qu’il est dans les faits, c’est-à-dire «pour un lieu éloigné de la ville et structuré à l’inverse de la société urbaine» (Kadri: 38). Au cœur de cet espace qui est dit hors du monde, le client pour qui «Tout est là, disponible» (Kadri: 38) est censé pouvoir temporairement vivre le rêve qui consiste à jouir sans entrave au centre d’un Éden tropical de la consommation.
Le poème «Séjour-Club 2» travaille simultanément à saper une telle illusion et à montrer l’odieux de cette volonté de puissance qui ne manque jamais de tourner court. Cette incursion de termes renvoyant au monde du travail dans un texte consacré aux vacances est encore lisible un peu plus loin, au moment où le sujet lyrique fait son apparition dans le texte et dit: «J’étais inscrit pour deux semaines/ Dans un parcours relationnel». On comprend alors qu’une transaction a été effectuée dans l’espoir d’un échange des corps sur le site, échange qui n’aura évidemment pas lieu. Dans ce type de vacances, les affaires sont les affaires et la drague, un travail. La «haine» ressentie par le sujet au sortir de ses nuits passées seul est certainement liée au fait que des promesses commerciales n’ont pas été tenues, que les estivantes désirées n’étaient pas, comme lui, soucieuses de rentabiliser la dépense.
Enfin, l’emploi de l’expression «parcours relationnel», typique de la novlangue commerciale donnée à lire dans les brochures promotionnelles, rappelle que Houellebecq est un écrivain soucieux d’épingler la terminologie à la mode, de mettre en lumière les mots-clés et les phrases toutes faites qui alimentent la rumeur ambiante, mais aussi –et surtout– de souligner leur vacuité. Le terme «parcours», qui connote la trajectoire du voyageur en mouvement, prend un tout autre sens lorsqu’il s’adresse à des touristes sédentarisés par le mur d’enceinte d’un Séjour-Club et lorsqu’il est qualifié par l’adjectif «relationnel»: ceux qui s’inscrivent dans un tel parcours participent à une variante soft du tourisme sexuel et rêvent moins d’une aventure dépaysante que d’une aventure sentimentale dans un cadre exotique standardisé. Non sans humour, le poème «Séjour-Club 2» démontre l’artificialité d’une telle expression, imaginée pour le compte d’une industrie qui capitalise sur le désir à bon marché et le désarroi de célibataires désespérés.
La deuxième strophe est consacrée aux «autres», à ceux qui peuplent le Séjour-Club, c’est-à-dire les vacanciers «normaux» (les familles évoquées par la mention du «club enfant») et les employés (le «vieux Tunisien dépité/ Qui blasphème en montrant les dents» est certainement un confrère de ce préposé à l’entretien ainsi présenté dans un autre poème touristique de Houellebecq: «Un Algérien balaie le plancher du «Dallas»/ Ouvre les baies vitrées; son regard est pensif6Les origines nationales de ces hommes rappellent que dans les villages de vacances fréquentés par une population socio-économiquement favorisée et essentiellement blanche, c’est aux populations locales qu’incombent les tâches les plus ingrates. La présence de ce «Tunisien» dit «dépité» et de cet «Algérien» qualifié de «pensif» illustre laisse penser que Houellebecq n’est finalement peut-être pas aussi insensible qu’il ne l’a dit face aux inégalités sociales reconduites par l’industrie touristique. Ici, nous pensons tout particulièrement à la préface qu’il a signée en tête de l’ouvrage L’imaginaire touristique de Rachid Amirou, où il vante la «supériorité éclatante» de cet essai par rapport aux autres publications françaises consacrées au tourisme, «publications qui oscillent communément entre gauchisme résiduel (sur le «néo-colonialisme» touristique) et bondieuseries écologisardes déplorant l’authenticité perdue des populations autochtones.» (Amirou: VII-VIII).» (Houellebecq, 2014: 125) Les deux vers centraux de cette strophe sont très explicitement liés («Une peluche décapitée / Un vieux Tunisien dépité»). Le premier rappelle une image fréquente du cinéma post-apocalyptique qui montre, dans un espace ravagé duquel toute trace de vie a disparu, une peluche parmi les décombres, artéfact poignant d’un passé où la vie battait son plein et rappel cruel d’une innocence à jamais perdue. Cet imaginaire de la fin, en contexte touristique, suggère qu’une telle destination est un no man’s land, un désert de piscines inhospitalier. Par métonymie, la «peluche décapitée» est aussi l’enfant à qui on a coupé la tête: l’imagination, faculté traditionnellement associée à l’enfance, n’est effectivement pas très sollicitée dans un tel univers ou les petits –comme les grands– sont invités à se laisser prendre en charge par toutes sortes de «gentils organisateurs7Dans leur article déjà cité, Boualem Kadri et Djaouida Hamdani Kadri citent cette phrase incroyable découverte dans une brochure du Club Med datant de 2001: «On joue tout le temps, sauf quand le G.O dit “bonne nuit”». (Kadri: 38)». Enfin, la proximité entre cette «peluche décapitée» et le «Tunisien dépité» permet d’insister sur la détérioration généralisée de la condition humaine en pareil lieu, où le servi se montre négligeant et le servant mécontent.
La quatrième et dernière strophe débute par un rappel de l’indication temporelle «Lundi matin» précédemment rencontrée au début du poème: «Lundi matin, la vie s’installe». Le sujet lyrique, sorte de mort en sursis sous le soleil ayant fait le deuil de la relation espérée, est exclu de cette «vie». Il se tue à petit feu en fumant compulsivement et les cendriers qu’il «fréquente» se montrent aussi «indifférents» à sa présence que les humains. Parfaitement transparent, cet estivant regardant, mais n’étant jamais regardé se retrouve seul au centre d’un espace pourtant censé favoriser les rencontres. En effet, l’expression «zones conviviales» rappelle non sans sarcasme qu’en Séjour-Club, la «vie» ne s’installe pas où elle veut: la convivialité a ses «zones», tout comme les enfants ont leur «club».
«Tout près des parasols, différents mammifères/ Dont certains sont en laisse en font bouger leur queue8Houellebecq, Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991 – 2013, 2014: 124»
Dans le poème «Séjour-Club», le poète parvient à s’extirper des «zones conviviales» et à prendre place au «bord de la piscine» (Houellebecq, 2014: 121); mais, se rapprocher des «corps des estivants» (Houellebecq, 2014: 121) n’assure pas de pouvoir obtenir sa place sous le soleil de l’amour.
Séjour-Club
Le poète est celui qui se recouvre d’huile
Avant d’avoir usé les masques de survie
Hier après-midi le monde était docile,
Une brise soufflait sur les palmiers ravis
Et j’étais à la fois ailleurs et dans l’espace,
Je connaissais le Sud et les trois directions
Dans le ciel appauvri se dessinaient des traces,
J’imaginais des cadres assis dans leurs avions
Et les poils de leurs jambes, très similaires aux miens
Et leurs valeurs morales, et leurs maîtresses hindoues
Le poète est celui, presque semblable à nous,
Qui frétille de la queue en compagnie des chiens.
J’aurai passé trois ans au bord de la piscine
Sans vraiment distinguer le corps des estivants,
La surface des peaux traverse ma rétine
Sans éveiller en moi aucun désir vivant. (Houellebecq, 2014: 121)
«Le poète est celui qui se recouvre d’huile»: ce vers extraordinaire est à la fois très drôle et très sérieux. Sa drôlerie est due à la nature du dialogue intertextuel qu’il instaure avec le corpus poétique français du XIXe siècle, dans lequel abondent des portraits de poètes souffrants et, de ce fait, géniaux. Chez Musset, dans «La nuit de mai», le poète est celui qui «se frapp[e] le cœur avec un cri sauvage,/ Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu, […] que le voyageur attardé sur la plage/ Sentant passer la mort se recommande à Dieu» (Musset: 248); chez Vigny, dans «L’esprit pur», le poète est celui qui «soutien[t] encor dans les hauteurs,/ Parmi les Maîtres purs de nos savants Musées,/ l’IDÉAL» (Vigny: 224); chez Hugo, dans «Fonction du poète», ce dernier est celui qui «en des jours impies/ Vient préparer des jours meilleurs./ ll est l’homme des utopies,/ Les pieds ici, les yeux ailleurs.» (Hugo: 243); chez Baudelaire, dans «L’albatros», le poète est celui qui «semblable au prince des nuées/ […] hante la tempête et se rit de l’archer» (Baudelaire, 1996: 38).
La liste pourrait s’allonger, mais elle est suffisamment longue pour faire ressortir le comique du portrait proposé par Houellebecq. «Le poète est celui qui se recouvre d’huile»: cette assertion, énoncée immédiatement sous le titre «Séjour-Club», donne à lire qu’à la fin du XXe siècle, le poète souhaite avant tout bronzer, qu’il est ce «voyageur attardé sur la plage» que le poète de Musset n’a pas su rappeler à ses devoirs spirituels. Parmi les descendants de tous ces prestigieux aïeux souffrants, se trouve un très commun poète-estivant voyageant en «tout inclus».
Mais le comique vire au sérieux dès le vers suivant: «Le poète est celui qui se recouvre d’huile/ Avant d’avoir usé les masques de survie». Soudainement dématérialisée, l’«huile» dont se recouvre le poète n’est plus celle qui vise à parfaire le hâle du vacancier, mais, plus métaphoriquement, celle qui empêche le poète d’avoir à souffrir toute forme de contact direct avec ses semblables. Le poète-estivant houellebecquien ne serait donc finalement pas si différent de ses illustres devanciers: comme eux, il souffre et vit mal au contact de ses contemporains. Ainsi présenté, il est difficile de dire si le «poète» qui fait son apparition dans le premier vers doit être pris pour une figure essentiellement littéraire, pour un être de papier n’ayant de réalité qu’intertextuelle, ou pour un sujet plus incarné, «réaliste», tel que l’est celui qui prend la parole dans le poème précédemment analysé.
Le deuxième portrait qui est donné de lui, dans la troisième strophe, n’arrange pas les choses, car il met en évidence que le poème travaille très consciemment à entretenir l’ambiguïté constitutive de son identité: «Le poète est celui, presque semblable à nous,/ Qui frétille de la queue en compagnie des chiens». Le voilà présenté comme un «être à part», dissocié d’un «nous» qui, en regard des individus mentionnés dans le poème, désigne des êtres humains. En effet, «Nous», c’est d’abord le «monde docile» du troisième vers –étant entendu que le terme «monde», polysémique, peut aussi bien désigner l’espace, le paysage environnant, que les clients du «Séjour-Club» qui forment une masse disciplinée; «Nous», c’est aussi le «je» faisant son apparition dans un vers particulièrement ambigu brouille d’autant plus l’identité du sujet lyrique: «Et j’étais à la fois ailleurs et dans l’espace»; «Nous», ce sont les «cadres» que le locuteur imagine voyageant dans les avions qui survolent le Séjour-Club, de même que leurs «maîtresses hindoues»; enfin, «Nous», ce sont les «estivants» dont il est question dans la dernière strophe.
Ainsi, le «poète» est «presque semblable» à tous ces gens parce que contrairement à eux, qui pensent toujours qu’il est possible de trouver le bonheur en compagnie de leurs semblables, il préfère pour sa part «frétille[r] de la queue en compagnie des chiens». Houellebecq fait ici allusion au poème en prose de Baudelaire intitulé «Le chien et le flacon», où un chien appelé par son maître qui souhaite lui faire sentir un parfum rare arrive en «frétillant de la queue» (Baudelaire, 1973: 35). Parce qu’il est repoussé par l’odeur, le chien est immédiatement rejeté par son maître en ces termes:
—Ah! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies.» (Baudelaire, 1973: 35)
Dans le poème de Houellebecq, les rôles et les statuts s’inversent, de sorte que cet «indigne compagnon» qu’est devenu le chien baudelairien est ici considéré comme l’animal de compagnie idéal, la seule créature capable d’assouvir les désirs d’un poète ennuyé par les raffinements de l’homme contemporain.
Le rapprochement entre le poète et le chien ne manque pas non plus de renvoyer à l’imaginaire des Cyniques de l’antiquité (le terme «cynique» vient du grec kuôn qui signifie «chien»), qui s’envisageaient comme les «vrais chiens toujours prêts à aboyer contre la médiocrité ou l’hypocrisie des gens biens, déchirants à belles dents toute forme d’aliénation, de conformisme ou de superstition.» (Paquet: 3) De prime abord, le poète qui se recouvre d’huile au cœur d’un village de vacances n’a plus rien à voir avec un Diogène vivant misérablement dans son tonneau, pratiquant par là une «ascèse corporelle à finalité morale» (Goulet-Cazé: 54) lui dictant de se tourner «vers la pauvreté et la frugalité, vers l’élémentaire et le strict nécessaire.» (Louette: 20), Mais les connotations sexuelles que traîne à sa suite l’expression «frétille de la queue en compagnie des chiens» ne manquent pas de rappeler le scandale qu’avait provoqué Diogène en «se manuélisant en public» (Louette: 24); de plus, la solitude revendiquée par le «poète» rappelle celle du philosophe grec, indépendant farouche manifestant par là son hostilité aux conventions qui régissent la vie en société.
Ce deuxième portrait n’aide donc pas à incarner le «poète», qui semble de plus en plus «fictionnel» et allégorique en regard de tout l’appareil intertextuel qui sert à sa représentation. Il est maintenant temps de revenir à l’énonciateur, qui s’inclut dans le «nous» servant à désigner les hommes, mais qui parle de lui de manière à pouvoir être confondu avec la très symbolique figure du poète:
Hier après-midi le monde était docile,
Une brise soufflait sur les palmiers ravis
Et j’étais à la fois ailleurs et dans l’espace,
Je connaissais le Sud et les trois directions.
La conjonction «Et», par laquelle débute le vers introduisant le «Je», introduit une distinction: contrairement au «monde docile», c’est-à-dire aux clients disciplinés qui vivent à l’heure du Séjour-Club, le sujet lyrique est d’emblée présenté comme étant là, mais aussi absent: l’«ailleurs» évoque les domaines visités grâce à l’imagination d’un individu capable de s’échapper du réel, tandis que l’«espace» renvoie plus concrètement au site du club, aux diverses «zones» qui le quadrillent. Dans son essai L’imaginaire touristique, Rachid Amirou parle lui aussi du village de vacances comme d’un «espace». Il écrit: «Paradoxalement, le touriste impatient d’aller “dehors” ne rêve que d’un “dedans”: le club ou le village. L’espace de vacances est une scène séparée du monde ordinaire, un simulacre d’île –un espace transitionnel qui unit l’ici et l’ailleurs, l’extérieur et l’intérieur.» (Amirou: 157) Si l’idée du Séjour-Club pensé comme une «scène» sur les planches de laquelle se joue une comédie était déjà suggérée par les «masques de survie» portés par le poète, le locuteur pointe lui aussi du doigt cet exotisme de façade dans un vers comme celui-ci: «Une brise soufflait sur les palmiers ravis». Ce vers évoque un décor idyllique en mobilisant le grand signe tropical qu’est le palmier. Cliché symbolisant le Sud, les vacances et le dépaysement, arbre iconique qui figure sur toutes les brochures touristiques consacrées aux «destinations soleil», le palmier est dit «ravi», cette personnification permettant de suggérer qu’en Séjour-Club, tout est mis à la disposition des estivants, y compris une nature qui se réjouirait d’offrir un spectacle à la hauteur de leurs espérances. Le locuteur, qui n’est pas dupe des apparences, serait donc moins «docile» que le reste du «monde». À la manière du poète hugolien, qui a «les pieds ici et les yeux ailleurs», il visite lui aussi un «ailleurs» depuis l’«espace» où il se trouve. Il «connaît» le reste du monde (le «Sud», où il se trouve, mais aussi les «trois autres directions») et «imagine» des scénarios fictifs à partir du réel. Lorsqu’il précise que les «poils des jambes» des «cadres» en vol au-dessus de lui sont «très similaires» aux siens, le sujet lyrique établit un rapprochement entre lui et le «poète» qui, rappelons-le, est «presque semblable à nous», ce même «nous» duquel le locuteur semble progressivement se séparer lui aussi.
Enfin, dans la dernière strophe, l’autoportrait du locuteur participe à sa déréalisation:
J’aurai passé trois ans au bord de la piscine
Sans vraiment distinguer le corps des estivants,
La surface des peaux traverse ma rétine
Sans éveiller en moi aucun désir vivant.
Aucun estivant «réel» ne passe «trois ans au bord de la piscine» et le caractère invraisemblable de la durée de son séjour est à prendre au sérieux. Il s’agit moins d’une exagération visant à exprimer l’ennui d’un vacancier blasé qu’une ultime indication de sens soulignant que le «je» échappe à la temporalité commune, qu’il est de la confrérie du «poète» et que, comme lui, il se «recouvre d’huile», glisse entre les mains de ceux qui voudraient le retenir et est incapable d’entrer en contact avec «le corps des estivants». Cette dernière expression est intéressante à plus d’un titre. Elle souligne d’abord la corporalité des vacanciers: ce sont avant tout des chairs, des «organismes qui portent des sandales» (Houellebecq, 2014: 69). Ensuite, le terme «corps» présente la foule des vacanciers comme un bataillon homogène duquel personne ne se démarque et, surtout, qui ne présente aucun intérêt pour celui qui prend la parole. Pendant trois ans, les touristes sans cesse renouvelés ont défilé au bord de la piscine et, comme l’écrivait Baudelaire dans «Les foules», personne n’aura valu la peine d’être visité. Celui qui sait voir «au-delà» du «Séjour-Club» ne sera finalement jamais arrivé à «voir» quoi que ce soit d’intéressant «au-dedans», c’est-à-dire derrière les peaux d’estivants vidés de toute substance.
«Il faudrait que je meure ou que j’aille à la plage.9Houellebecq, Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991 – 2013, 2014: 124»
Le cadre spatiotemporel du premier poème analysé est réaliste: le «séjour-club» est un lieu dûment décrit (il est question de ses aires, de ses infrastructures, des formules proposées aux clients, etc.) et les signes qui renvoient à la durée («lundi matin», «deux semaines») sont cohérents par rapport au sujet traité. Le locuteur, non moins vraisemblable, est un loser du «parcours relationnel», un célibataire frustré qui se déplace dans le village de vacances comme un animal en cage. Mais ce loser est un poète intraitable; refusant de tomber seul, il s’assure que le récit de son échec aille de pair avec celui d’un autre effondrement: l’endroit où il se trouve, qui s’avère décevant, devient sous sa plume un véritable «non lieu».
Dans le deuxième poème analysé, le cadre spatial du «Séjour-Club» est à la fois évoqué par le terme flou d’«espace» et par le beaucoup plus concret «bord de la piscine»; sauf que cette donnée spatiale réaliste est en quelque sorte déréalisée par une indication temporelle invraisemblable: les «trois ans» qu’y passe le locuteur. Le «bord de la piscine» fait alors plutôt songer au contour d’un gouffre, au pourtour d’un précipice, au rebord que refuse obstinément de quitter un locuteur statufié, incapable de prendre un «bain de multitude». Nous sommes loin ici du «poète actif et fécond» de Baudelaire, capable d’entrer quand il veut dans le personnage de chacun. Celui qui est mis en scène dans ce poème apparaît comme le modèle abouti et définitif du poète houellebecquien en état de crise: et c’est au «Séjour-Club» que le vide prend les proportions nécessaires au développement d’une telle névrose.
Dans ce poème, le dialogue intertextuel avec les œuvres des poètes français du XIXe siècle (et tout particulièrement Baudelaire) témoigne d’une volonté manifeste de filiation –elle-même renforcée par la forme du poème, où est adoptée une métrique classique– il est vrai assez ouvertement secouée. Cependant, si les devanciers du XIXe soulignaient la singularité du poète par rapport à ses contemporains, force est de constater que chez Houellebecq, les choses se sont encore gâtées: non seulement le poète n’est plus si différent des autres que cela (comme eux, il est un estivant qui choisit d’aller passer ses vacances au Séjour-Club), mais en plus, il se retrouve en marge par défaut, incapable qu’il est de s’intégrer dans un monde qu’il a pourtant payé pour fréquenter.
Dans une perspective plus immédiatement sensible, la thématisation du «Séjour-Club» chez Houellebecq permet d’interroger la souffrance, la solitude et l’égarement de l’homme contemporain. Ses malheurs et ses déplaisirs, que l’industrie touristique lui promet pourtant d’oblitérer momentanément, ont malgré tout la vie dure en pleine zone conviviale. Et cette permanence du désarroi chez le touriste houellebecquien donne tout son sens au vers suivant, tiré d’un poème paru dans le recueil Le sens du combat: «Il faudrait que je meure ou que j’aille à la plage» (Houellebecq, 2014: 124). Le contraste brutal entre le grave et le léger, qui fait irrésistiblement sourire, peut d’abord donner l’impression que la conjonction «ou» n’a d’autre fonction que de séparer deux propositions antithétiques. Mais en regard de l’imaginaire houellebecquien du tourisme, ce «ou» ne marque pas nécessairement une alternative: il peut tout aussi bien signaler une équivalence. Chez Houellebecq, «aller à la plage», c’est toujours aussi un peu «mourir».
Bibliographie
- 1Ces recueils sont: La poursuite du bonheur (Houellebecq, 1991), Le sens du combat (Houellebecq, 1996), Renaissance (Houellebecq, 1999) et Configuration du dernier rivage (Houellebecq, 2013).
- 2Les poèmes en question sont pour la plupart rassemblés dans la section intitulée «Un triangle d’acier sectionne le paysage».
- 3En ce qu’il est non seulement «peuplé de touristes et ponctué de voyages organisés», mais surtout parce qu’il «dévoile aussi les arcanes de l’industrie touristique. […] Le tourisme correspond donc à la fois à l’élément principal de l’intrigue romanesque, et s’inscrit dans une réflexion critique plus large, et documentée.» (Granger Remy: 277)
- 4Houellebecq, Configuration du dernier rivage, 2013: 71
- 5Contrairement à ce que son titre laisse croire, le poème «Séjour-Club 2», d’abord paru en 1991 dans le recueil La poursuite du bonheur, n’est pas une suite du poème «Séjour-Club», lequel a été publié cinq ans plus tard, en 1996, dans le recueil Le sens du combat.
- 6Les origines nationales de ces hommes rappellent que dans les villages de vacances fréquentés par une population socio-économiquement favorisée et essentiellement blanche, c’est aux populations locales qu’incombent les tâches les plus ingrates. La présence de ce «Tunisien» dit «dépité» et de cet «Algérien» qualifié de «pensif» illustre laisse penser que Houellebecq n’est finalement peut-être pas aussi insensible qu’il ne l’a dit face aux inégalités sociales reconduites par l’industrie touristique. Ici, nous pensons tout particulièrement à la préface qu’il a signée en tête de l’ouvrage L’imaginaire touristique de Rachid Amirou, où il vante la «supériorité éclatante» de cet essai par rapport aux autres publications françaises consacrées au tourisme, «publications qui oscillent communément entre gauchisme résiduel (sur le «néo-colonialisme» touristique) et bondieuseries écologisardes déplorant l’authenticité perdue des populations autochtones.» (Amirou: VII-VIII)
- 7Dans leur article déjà cité, Boualem Kadri et Djaouida Hamdani Kadri citent cette phrase incroyable découverte dans une brochure du Club Med datant de 2001: «On joue tout le temps, sauf quand le G.O dit “bonne nuit”». (Kadri: 38)
- 8Houellebecq, Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991 – 2013, 2014: 124
- 9Houellebecq, Non réconcilié. Anthologie personnelle 1991 – 2013, 2014: 124