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Le dilemme du prisonnier

Jean-François Legault
couverture
Article paru dans Romans québécois et canadiens, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Lepage, François. 2008. Le dilemme du prisonnier. Montréal: Boréal, 151 pages.

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Au coeur du roman se trouve la démonstration appliquée d’une théorie complexe : la théorie des jeux. Systématisée pour la première fois en 1944 dans le livre Theory of Games and Economic Behavior par les mathématiciens John von Neumann et Oskar Morgenstern, elle est devenue un système théorique appliqué de prime abord dans les sciences sociales, pour ensuite s’élargir à des domaines aussi variés que la biologie, les mathématiques ou l’informatique. Le roman tire son nom de l’un des programmes stratégiques les plus connus de la théorie, le dilemme du prisonnier (voir Pistes d’analyse c) pour l’explication du théorème).

L’auteur utilise quatre personnages pour faire sa démonstration : Martin Benoît est un professeur d’origine française enseignant les cultural studies au Glendon College à Scranton en Pennsylvanie. Brulé par l’affaire Sokal en 1996, il se voit dans l’obligation de changer de champs de recherche et commence à s’intéresser à la théorie des jeux. Ses résultats peu orthodoxes attirent l’attention d’une université iranienne où il est invité, juste avant les événements du 11 septembre, à donner une série de conférences. Ce voyage, par un concours de circonstances malheureux, servira de motif aux autorités pour le soupçonner de propagande antiaméricaine ainsi que de collaboration avec des cellules terroristes iraniennes.

Laetitia Duperré est une étudiante française venue faire son mastère à Boston. Après une brève et triste liaison avec Martin Benoît, elle décide de s’orienter vers l’aide humanitaire. Elle est engagée par l’ONG Eau Libre Internationale, sous la direction de Pierre Maurice, et part pour l’Afghanistan en tant que chargée de projet. Elle travaille à partir d’un petit village dominé par Ahmed Morgad, un taliban notoire faisant affaire avec Maurice. Suite aux troubles causés par l’occupation du pays par les États-Unis après le 11 septembre, elle parvient à s’échapper des griffes du taliban, pour se voir presque aussitôt soupçonnée par les services secrets américains de collaboration avec les intégristes islamiques.

Les deux derniers personnages principaux sont Pierre Maurice, une « petite crapule » ayant trouvé dans l’aide internationale une couverture parfaite pour son trafic d’armes et de drogues, ainsi que Ahmed Morgad, un taliban notoire. Ce dernier est particulièrement intéressant puisque l’auteur illustre à travers son parcours comment la misère sociale qui s’est installée en Afghanistan suite à l’invasion soviétique a pu pousser certains Afghans à supporter et même à prendre la tête du mouvement taliban. La fin du récit est également intéressante puisque l’auteur propose quatre épilogues plutôt qu’un. Martin et Laetitia se retrouvent dans la position du dilemme du prisonnier, chacun placé devant le choix de dénoncer l’autre ou non, sans qu’aucun ne soit réellement coupable. Quatre épilogues pour quatre combinaisons possibles, la seule issue heureuse du roman est la quatrième où Martin et Laetitia ont tous deux refusé de dénoncer l’autre, en ont eu pour un an de prison chacun, se sont retrouvés par la suite, se sont convertis à l’islam et ont eu plusieurs enfants. Il peut sembler de prime abord que l’auteur a cédé à une pétition de principe dans ce dénouement de conte de fées. Sa démonstration du dilemme du prisonnier n’en reste pas moins exemplaire.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Roman

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Quatre fils narratifs s’entrecroisent par la rencontre des personnages. Narrateur intra-hétérodiégétique.

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

La présence du 11 septembre est générique, les attentats terroristes n’ayant qu’une incidence indirecte sur le récit et les événements n’étant pas représentés explicitement.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

Les événements ne sont pas présentés de façon explicite.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Chacun des personnages, sans entretenir de liens directs avec les événements, entre néanmoins en contact avec les conséquences des événements. À travers le personnage de Martin Benoît, on a accès à un point de vue intéressant parce que peu commun : celui d’un passager sur un vol à destination des États-Unis le matin du 11 septembre. Parce que le ciel des États-Unis fut complètement fermé à la circulation du transport aérien, un grand nombre d’avions durent atterrir ailleurs. L’aéroport d’Halifax, l’un des premiers sur le trajet transatlantique reçut ainsi un grand nombre de ces avions en transition. Il s’agit là d’une conséquence moins dramatique des attentats terroristes, mais qui, dans le récit, a beaucoup d’impact sur le futur de Martin Benoît. Le point de vue de Laetita Duperré est également intéressant puisqu’elle se retrouve en plein milieu du conflit armé entre les talibans et l’armée américaine. Séquestrée, violée et poignardée par le mollah Ahmed Morgad, elle attend de mourir dans sa cellule plongée dans le noir total. À l’arrivée in extremis des soldats, elle croit en avoir terminé avec ce cauchemar. Une fois guérie, elle doit toutefois expliquer sa présence en sol ennemi ainsi que sa participation aux activités d’un trafiquant d’armes.

Aucun des personnages n’est donc impliqué de près ou de loin dans les événements du 11 septembre. Mais ironiquement, l’auteur colle tout de même à un certain « stéréotype » qui n’est pas sans rappeler un certain lien de parenté avec de nombreuses fictions portant directement sur le 11 septembre : les « méchants » meurent violemment alors que les « bons » sont persécutés injustement. Martin et Laetitia se retrouvent dans la position des deux prisonniers prévue par le théorème logique; ils sont condamnés, malgré leur innocence, à jouer un jeu où ils ont toutes les chances de perdre. À Ahmed Morgad et à Pierre Maurice, l’auteur fait prendre une voie sans plus d’issue. Tout porte à croire que la vision des événements que projette l’auteur est celle d’une situation sans espoir, où personne ne gagne.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Pas de sons.

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Pas de travail iconique.

Autres aspects à intégrer

N/A

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

Martin Benoît se sauve. Il file vers le nord, en direction de Montréal. Il veut se réfugier au Canada afin d’échapper aux services secrets américains, qui le soupçonnent d’être une menace pour la sécurité. Pourtant, il n’est qu’un jeune et brillant universitaire. Il n’a choisi ni la voie de l’islam radical, comme Ahmed Morghad, ni celle de l’activisme écologique, comme Laetitia Duperré, ni celle du crime, comme Pierre Maurice. Après avoir découvert la puissance de la théorie des jeux et le fascinant « dilemme du prisonnier », Martin Benoît croit pouvoir répondre à cette interrogation cruciale : quels comportements individuels font des sociétés harmonieuses et stables? Sa réputation intellectuelle l’amène à parcourir le monde et tout va bien jusqu’au jour où, s’approchant du poste frontière de Lacolle, il est sur le point d’être interrogé par une douanière qui porte des pantoufles de Snoopy. Comment saisir le mystère des trajectoires humaines? L’art romanesque est sans doute un outil très sophistiqué pour y arriver, que François Lepage pratique ici avec un plaisir communicatif. En donnant à son intrigue rocambolesque toute l’élégance d’une démonstration mathématique, il nous offre un roman mordant, grinçant, qui nous tient en haleine du début à la fin et tord le cou, en passant, à tout ce qui peut ressembler à de la rectitude politique. Quant à savoir comment il est possible qu’une représentante officielle de Douanes Canada soit chaussée de telle manière pendant l’exercice de ses fonctions, il vous faudra lire Le Dilemme du prisonnier pour l’apprendre.

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

N/A

Citer la dédicace, s’il y a lieu

À la mémoire de Philippe Muray.

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

Impact de l’œuvre

n/a.

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Le premier roman de François Lepage fait partie de ce groupe d’œuvre qui ne porte pas sur les événements du 11 septembre 2001, mais dont l’intrigue en est malgré tout indissociable. Tout au plus, une mention à la page 111 et une autre à la page 121 les nomment directement. Par contre, l’auteur fait appel à plusieurs « thèmes » ou « objets » qu’il n’est plus possible d’envisager sans évoquer presque aussitôt le spectre du 11 septembre : l’Afghanistan et son histoire tourmentée, l’islam et son altérité non résolue avec l’Occident, la propagande pro- et anti- américaine, etc. L’auteur se propose de plus d’illustrer un problème logique dont la caractéristique tragique est de plonger les protagonistes dans un choix déchirant et lourd de conséquences. Cet objectif narratif plane comme une ombre sur le roman, qui ne manque pourtant pas d’humour : le sentiment de menace irrésolue ne trouve sa catharsis qu’après que les événements se soient précipités suite aux attentats terroristes. En ce sens, le 11 septembre 2001 est comme un donné de l’histoire : l’auteur ne s’attarde pas à le présenter, à en fournir une explication; le lecteur possède un bagage suffisant pour remplir les « trous » que la narration laisse. Autrement dit, pour la double raison qu’ils sont inévitables sans être directement le sujet du roman, l’auteur, en ne les évoquant que brièvement, profite d’un raccourci fort utile. Par une économie de mot, il parvient à créer une atmosphère entière sans avoir à passer par de complexes procédés narratifs. Il lui suffit d’inclure le 11 septembre dans son récit pour le doter de toute une charge tragique. Le 11 septembre est devenu un référent universel et facile d’utilisation. Tout compte fait, l’auteur l’utilise comme un catalyseur, dans la définition la plus stricte du terme : une substance, présente en petite quantité comparativement aux autres réactants, qui a pour effet de provoquer la modification (souvent l’accélération) d’une réaction chimique sans qu’elle-même en soit affectée. À l’aide de ses quatre personnages, François Lepage concocte une « réaction chimique », le dilemme du prisonnier, en faisant coïncider leurs histoires afin que le 11 septembre 2001 survienne au moment précis où le catalyseur est nécessaire. Comme le catalyseur n’est jamais qu’un outil, on peut le remiser une fois qu’il a fait son office. Somme toute, le roman apporte une certaine représentation des événements du 11 septembre qui participe de sa mythification. Cet apport est toutefois mince en regard de la place que ces événements occupent dans le roman, les différents espaces et personnages représentés ayant été choisis en fonction de leur « instrumentalité », leur pouvoir évocateur, découlant d’une fictionnalisation déjà effectuée, étant mis à profit dans un souci d’économie narrative.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

“[Martin Benoît] était dans l’avion du retour le 11 septembre 2001, à bord du vol Northwest Airlines 8641. Son avion se posa à Halifax, au Canada, le ciel américain étant fermé à la circulation aérienne. Bien qu’il eût sa green card en main, il fut longuement interrogé par les policiers. Qu’est-ce qu’un Français pouvait bien faire dans un vol Téhéran-New York le jour où des terroristes islamistes détruisaient le World Trade Center? Il dut répondre à de nombreuses questions et fut enregistré et filmé. Il s’en sortit assez bien en évitant de trop parler du contenu de sa conférence. Il était maintenant fiché dans la banque de données de ceux qui bientôt seraient chargés d’appliquer le Patriot Act, qui serait voté par le Congrès des États-Unis et signé par George W. Bush le 26 octobre 2001.” (p. 111-112)

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

Le dilemme du prisonnier tel qu’expliqué par l’auteur : “Le dilemme du prisonnier est vieux comme le monde, mais n’a été présenté formellement qu’en 1950 par Merrill Flood et Melvin Dresher de la RAND Corporation. Ce dilemme se pose dans les situations où le comportement rationnel des agents – chaque agent accomplit l’action qui est la plus avantageuse pour lui – se révèle néfaste à l’ensemble du groupe : il est pareto-suboptimal. Trêve de grands mots.

Deux suspects sont arrêtés par le shérif. Aucune preuve importante ne peut être invoquée contre eux (à part la possession d’armes), mais le shérif pense que ce sont de dangereux bandits sans pouvoir le prouver. Les deux suspects sont isolés et ne peuvent communiquer entre eux. Le shérif fait à chacun la proposition suivante : tu dénonces l’autre ou tu ne le dénonces pas. Si vous vous dénoncez mutuellement, cinq ans de prison chacun. Si vous ne vous dénoncez pas, un an de prison pour possession d’armes sans permis. Si l’un de vous dénonce l’autre et que l’autre ne dénonce pas l’un, le dénonciateur est libre et le dénoncé en prend pour dix ans. Question : qu’est-il rationnel de faire?

Ils ont bien entendu intérêt tous les deux à ne pas se dénoncer mutuellement car un an de prison est préférable à cinq ans. Mais chacun d’eux sachant cela et concluant que l’autre ira dans le sens de l’intérêt collectif, chacun d’eux a tout intérêt à dénoncer l’autre car la liberté vaut mieux qu’un an de prison! L’action la plus bénéfique pour le groupe n’est pas l’action la plus bénéfique pour l’individu. Bref, pour pouvoir profiter de la solution optimale, il faut que les agents croient à la pensée magique, que chacun d’eux croie que l’autre aussi va opter pour l’intérêt collectif, il faut que chacun se sacrifie pour le bien de la communauté. Et lorsque tous le font, la communauté est sauvée!” (page 97-98)

Couverture du livre

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