Le contemporain et l’actuel

Bertrand Gervais
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Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2010)

Le contemporain est-il l’actuel?

La question mérite d’être posée car, comme le signale Giorgio Agamben, reprenant à son compte une déclaration de Roland Barthes tirée d’une note de ses cours au Collège de France, «Le contemporain est l’inactuel».

Agamben, dans cette brève introduction à un séminaire donné à l’université de Venise et publié sous le titre de Qu’est-ce que le contemporain? (Paris, Payot/Rivages, 2008), affirme à la suite de Barthes et de Nietzsche l’inactualité du contemporain: «Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps» (p. 9-10).

Il continue plus loin, en précisant: «La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme» (p. 11).

De telles affirmations sont intéressantes, mais elles viennent buter contre le projet de décrire et de comprendre l’imaginaire contemporain, expression qui, on l’a vu précédemment, repose sur l’adéquation du contemporain et de l’actuel. Les deux termes, en effet, ont comme signification courante le fait d’être de notre temps, immédiatement.

Si le contemporain est ce qui résiste à son temps, comment rendre compte de l’imaginaire contemporain, qui serait donc l’imaginaire de ce qui résiste à sa propre actualité? Appliquée à l’imaginaire, une telle conception du contemporain semble impliquer une régression à l’infini.

En fait, il convient d’examiner de plus près la posture d’Agamben, car elle consiste essentiellement à définir une figure, et non à étudier un imaginaire. Et cette figure qu’il décrit, c’est celle d’un intellectuel, de ce sujet qui, identifié comme Sujet Contemporain, est capable de comprendre son siècle et d’en prendre la mesure.

Ce n’est pas n’importe quelle forme de contemporanéité qui est en jeu, mais celle d’un sujet, d’un être doté d’un esprit critique qui parvient à adopter une position de retrait face au monde, à ses événements et à leurs lignes de force. Il n’adhère pas au monde et à ses appâts, il reste critique, suspicieux, en porte-à-faux, posture qui lui permet de résister à l’envoûtement que le chant du monde contemporain suscite. Le Contemporain n’est pas plongé dans ce monde, il ne baigne pas dans ses eaux ensorcelantes. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes et, comme le philosophe platonicien, il est capable de considérer ce qu’il voit comme de simples ombres, ombres  d’une vérité que le détachement permet de ramener à leur juste valeur.

Le Contemporain est un être capable de voir à travers la lumière, surtout celle qui se donne comme pure totalité. «[Le] contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité» (p. 19). Il parvient donc à déceler les zones d’ombre là où les moins percevants, esclaves de leur temps, ne voient qu’un spectacle baigné de lumière. Si le monde était une scène, il en verrait les coulisses et saurait retrouver la source des faisceaux lumineux qui éclairent le tout. Il verrait qu’il n’y a là que des projections, dont les dispositifs, quelque magiques qu’ils puissent paraître, peuvent à tout instant être démontés.

Le Contemporain est poète (p. 19).  Il n’est pas un être de lumière, mais d’obscurité, d’une obscurité révélée comme vérité, tandis que la lumière visible n’est qu’une apparence trompeuse. Nous sommes avec Agamben en plein mythe de la caverne: «Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité» (p. 21).

Le Contemporain est philosophe. Il se méfie de la lumière du siècle, recherche l’obscurité qui en révèle le caractère factice, et parvient à retrouver cette véritable lumière qui s’y cache. Être contemporain, «cela signifie être capable non seulement de fixer le regard sur l’obscurité de l’époque, mais aussi de percevoir dans cette obscurité une lumière qui, dirigée vers nous, s’éloigne infiniment» (p. 24-25).

Le Contemporain se doit de recevoir «en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps» (p. 22), et surtout d’en témoigner, de faire l’expérience de la contradiction et d’en rendre compte. Le Contemporain sait trouver les mots pour disséquer cette obscurité et faire apparaître cette autre lumière, qui ne doit rien au spectacle des représentations, mais tout aux contraintes de l’intelligibilité, de la pensée rationnelle, de ce regard perçant qui sait se dégager des apparences pour rejoindre les vérités.

Je n’ai rien contre cette figure d’un Sujet Contemporain, poète et intellectuel soucieux de faire ressortir les zones d’obscurité dans cette lumière qui se donne comme seule réalité, seule vérité, totale et actuelle. Mais il faut comprendre qu’elle est essentiellement une figure. Si nous avons besoin de ces Contemporains, de ces Agamben au regard pénétrant, ceux-ci ne sont pas le contemporain. Pour le dire simplement, ce contemporain-là ne permet pas de comprendre l’imaginaire contemporain.

Peut-être cet imaginaire n’est-il qu’une construction, un savant jeu de lumière qui nous fait prendre une scène pour notre seule réalité. Mais cette scène est notre seul théâtre des opérations. Nous ne sortirons jamais de la caverne. Et il convient, non pas de le rabattre au rang d’écran, mais de l’investir comme principale surface de connaissance.

Quels récits nous racontons-nous maintenant? (Et non: quels récits devrions-nous nous raconter pour ramener de l’inactualité et, par conséquent, de la densité dans notre époque?)

Quelles images nous fascinent maintenant?

Quelles zones de tension se profilent? Quelles failles?

Il ne s’agit pas de prendre un pas de recul, mais au contraire de faire un pas de plus et de se colleter aux difficultés que pose l’étude de ce qui se passe immédiatement sous nos yeux. Non pas de refuser le spectacle, mais de pousser à l’extrême sa logique de façon à en voir les limites.

Le contemporain n’est pas un écran, il n‘est pas un plan à deux dimensions, mais un espace complexe à trois dimensions, un espace capable de recueillir des situations, des tensions, tout comme des représentations.

Il ne faut pas se retirer, mais s’immerger. Or, s’immerger ne veut pas dire abandonner tout esprit critique, mais plutôt de travailler de l’intérieur et de construire, de l’intérieur, des espaces de réflexion et de l’analyse. D’ailleurs, à travailler de l’intérieur, à ne pas se séparer de la situation étudiée, on peut espérer y intervenir.

L’approche n’est pas exclusivement analytique, elle a une composante pragmatique fondamentale. Étudier l’imaginaire contemporain, c’est agir sur cet imaginaire, sachant fort bien que l’étude d’une idée en modifie essentiellement la portée ou la forme, à moins évidemment de l’avoir immobilisée préalablement.

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.

D’ailleurs, quand ces règles ne sont plus adéquates, quand elles ne sont plus confirmées dans leur agir et ne servent plus à comprendre adéquatement, nous voyons apparaître des situations de crise. C’est le mode de présence du sujet au monde qui est précarisé et qui demande à être renégocié. Or, s’il est impératif d’étudier l’imaginaire contemporain, c’est que la relation du sujet au monde est actuellement, et sur de nombreux plans, précarisée. Et face à une telle crise, il convient non pas de se retirer, mais de s’impliquer, de s’engager. La négociation n’est possible que de l’intérieur, que par un investissement dans l’objet même qui est décrit.

Cet article a d’abord été publié sur Salon Double le 11 septembre 2009.

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