Entrée de carnet
La posture indigeste
Ces dernières semaines, j’ai beaucoup travaillé à mettre de l’ordre dans mes idées pour les tables rondes de l’OIC, prévues les 13 et 20 avril prochains. En m’amusant avec les notions de jeu, d’intertextualité, de plagiat, de pastiche, de posture d’auteur et de «mauvais genre», j’en suis venue à me poser la question suivante:
Comment [le littéraire dans sa forme actuelle – à défaut d’une meilleure expression] s’accommode-t-il de la posture néo-hipster?
Selon Douglas Haddow et Christian Lorentzen, qui ont tous deux essayé de définir le nouveau mouvement hipster (ce que j’appelle le «néo-hipsterisme»), ce sont avant tout le travail sur «l’appropriation artificielle de différents styles»1Haddow, Douglas (2008) «Hipster: The Dead End of Western Civilization», dans Adbusters, no 79 (sept./oct.). En ligne: http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html (consulté le 21 janvier 2011) et l’attitude de «winking inauthenticity»2Lorentzen, Christian (2007) «Why the hipster must die. A modest proposal to save New York cool», sur Time Out New York. En ligne: http://newyork.timeout.com/things-to-do/this-week-in-new-york/8355/why-the-hipster-must-die (consulté le 21 janvier 2011) qui caractérisent la démarche néo-hipster. Le néo-hipsterisme, comme mode de vie et mouvance culturelle, serait une gigantesque citation accompagnée d’un clin d’œil. Quelque chose comme une photo en Hipstermatic publiée sur Tumblr présentant une édition vintage de The Catcher in the Rye sur un disque vinyle de Blondie.
Mais comment cette attitude se transfère-t-elle à ce que nous pourrions qualifier de «production littéraire néo-hipster»? Prenons l’exemple du Manifeste du dedrabbit – puisque c’est essentiellement sur ce livre que je travaille ces derniers temps. Le dedrabbit est constamment dans une logique de la citation: il calque tout un pan de son intrigue sur Kerouac, il se rejoue Salinger à la réplique près, il emprunte un personnage chez Don DeLillo, il fait débarquer la petite fille aux allumettes juste au cas… Cette mosaïque d’emprunts se pense décidément sur un mode ludique: tout ce qui compte c’est la référence, la citation comme jeu. Mais parallèlement, le dedrabbit ne met en place aucun dispositif pour annoncer cette intention ludique. Walter Isle, dans son article «Acts of willful play»3Isle, Walter (1986) «Acts of willful play», dans Gerald Guinness et Andrew Hurley (éd.), Auctor Ludens: Essays on Play in Literature. Philadelphie/Amsterdam: John Benjamins Publishing Company, p. 63-74., souligne l’importance du regard entre l’auteur et le lecteur pour instaurer la relation de jeu, regard qui s’échange à l’occasion d’un titre, d’une mention sur une couverture, d’une réflexion métafictionnelle, etc. Rien de tout cela chez le dedrabbit. L’inauthenticité néo-hipster est une blague faite à soi-même dont le lecteur se sent exclu, une coquille vide qui ne met rien d’autre en valeur qu’elle-même – bref, une superficialité absolue. De plus, le dedrabbit utilise l’anonymat et le pseudonyme pour substituer à son identité propre une autre, artificielle et désincarnée, qui ne donne aucune emprise sur sa personne réelle… Résultat: on ne sait pas trop à quoi il joue, on ne sait pas s’il essaie de faire passer ce tissu de citations pour quelque chose comme un témoignage ou une autobiographie. Tout ce jeu répond-il d’un projet esthétique littéraire conscient ou relève-t-il plutôt de l’enfantillage, de la faute de mauvais genre de l’aspirant auteur débutant? Ou pire encore: le dedrabbit cite-t-il vraiment, en espérant que le lecteur comprenne et partage son jeu, ou est-il en train de plagier? Qui est le dupe de qui?
Cet exemple de littérature néo-hipster, tout comme la posture culturelle décrite par Haddow et Lorentzen, tombe du côté de l’über-ludisme. Le néo-hipsterisme abolit le premier degré pour ne garder qu’une fine toile de citations, souvent ironiques, arborées comme des bijoux. Ce n’est pas «mal» en soi – le but n’est pas ici de différencier la «bonne» de la «mauvaise» littérature – mais cela me donne envie de m’approprier cette citation de Gerald Guinness: «There are, in short, limits to how much ‘play’ one can stomach and though I know my own capacity, I can’t speak with confidence for what position criticism equally should take»4Guinness, Gerald (1986) «From spells to spills», dans Gerald Guinness et Andrew Hurley (éd.), Auctor Ludens: Essays on Play in Literature. Philadelphie/Amsterdam: John Benjamins Publishing Company, p. 6.. À partir de quand la littérature néo-hipster se tire-t-elle dans le pied en s’aliénant le lecteur? Que se passe-t-il lorsque la citation et le pastiche deviennent des fins en eux-mêmes?
La littérature néo-hipster nous place devant un problème relevant de la sociocritique, ou de ce que Jérôme Meizoz appelle la sociologie des conduites5Meizoz, Jérôme (2009) «Ce que l’on fait dire au silence: posture, ethos, image d’auteur», dans Argumentation & analyse du Discours, la revue électronique du groupe ADARR, no 3. En ligne: http://aad.revues.org/index667.html (consulté le 3 mars 2011). La posture néo-hipster peut-elle survivre à l’intérieur de notre conception actuelle du littéraire? Son identité über ludique entrave-t-elle sa légitimation culturelle? Questions peut-être étranges mais qui, à la lumière des discours anti néo-hipster actuels, ne sont peut-être pas si stupides que ça.
Bibliographie
- 1Haddow, Douglas (2008) «Hipster: The Dead End of Western Civilization», dans Adbusters, no 79 (sept./oct.). En ligne: http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html (consulté le 21 janvier 2011)
- 2Lorentzen, Christian (2007) «Why the hipster must die. A modest proposal to save New York cool», sur Time Out New York. En ligne: http://newyork.timeout.com/things-to-do/this-week-in-new-york/8355/why-the-hipster-must-die (consulté le 21 janvier 2011)
- 3Isle, Walter (1986) «Acts of willful play», dans Gerald Guinness et Andrew Hurley (éd.), Auctor Ludens: Essays on Play in Literature. Philadelphie/Amsterdam: John Benjamins Publishing Company, p. 63-74.
- 4Guinness, Gerald (1986) «From spells to spills», dans Gerald Guinness et Andrew Hurley (éd.), Auctor Ludens: Essays on Play in Literature. Philadelphie/Amsterdam: John Benjamins Publishing Company, p. 6.
- 5Meizoz, Jérôme (2009) «Ce que l’on fait dire au silence: posture, ethos, image d’auteur», dans Argumentation & analyse du Discours, la revue électronique du groupe ADARR, no 3. En ligne: http://aad.revues.org/index667.html (consulté le 3 mars 2011)