Entrée de carnet

«Interdit de cueillir les fleurs, sauf pour faire une déclaration d’amour»

Valentine Auphan
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

   

Je sursaute; soudain de l’eau vient de jaillir sur la paume de ma main droite. Je ressens un liquide froid glisser entre mes doigts. J’aime l’eau et son contact qui me ramène à qui je suis, d’où je viens. Pendant un instant, je vois les grandes étendues de plages de sable fin des côtes bretonnes. Je suis née au bord de la mer et cet attrait prononcé pour le milieu aquatique ne m’a jamais quitté. Soudain, contre mon gré, je sors de mon rêve éveillé (sans ouvrir les yeux car c’est le point principal de l’exercice). Des sons jaillissent, assourdissants et mécaniques: ils proviennent des travaux sans fin de la ville de Montréal. C’est impressionnant de se rendre compte que le silence n’existe pas en zone urbaine. Même dans les parcs, les «poumons de la ville», des bruits parasitent sans cesse nos tympans fatigués et notre cerveau multi-sollicité. Notre attention est partout à la fois et par conséquent «nulle part». Nous vivons dans un monde saturé d’informations visuelles. C’est pourquoi, lorsque l’on se prive de la vue, ce sens si important dans notre quotidien, nous reviennent si nettement des images évanouies. Et si, avec moi, vous fermiez les yeux et marchiez dans l’espace public afin d’entreprendre une expérience somatique. A travers cette brève réflexion essayistique, je vais tenter de vous emmener dans ce nouveau monde aux 4 sens. Avec ma voix (ou plutôt les mots en fonction du format que vous avez choisi), je vous invite à me suivre et à vous laisser guider.

Nous sommes le Lundi 2 Octobre 2023, ce matin, les rayons de soleil caressent ma peau encore endormie. Je me délecte de cette sensation si réconfortante. Je me suis toujours demandé comment les astronautes à bord de l’ISS font pour survivre sans ce doux présent des astres. C’est l’Automne au Canada, des feuilles d’érables rouges sont déjà tombées au sol et j’aperçois une clémentine abandonnée sur un banc. Je vous la confie, elle sera votre objet totem pour le reste de la balade, votre objet souvenir. Vous pouvez, au choix, la garder dans la paume de votre main ou l’éplucher et devenir le petit poucet du quartier Latin. L’artefact est à mes yeux vivant et nomade, il invite à la rêverie, au partage avec autrui par le récit. L’âme vagabonde, sommeillant en chacun de nous, nous incite à rapporter chez soi un micro bout du lieu visité. En vous offrant cette sphère orangée, je tente de signifier le temps de la promenade tout en vous le faisant oublier. Lorsque l’on rêve, on transcende les limitations du réel et un univers de possibles s’ouvre à nous. Il en est de même quand on marche privé de vue. Aveugle, vous ressentez de manière bien plus intense le sol granuleux, les brins d’herbe fraîchement coupés ou les feuilles usées et craquantes sous vos pas. Des souvenirs se dessinent alors derrière vos paupières closes et sans en prendre réellement conscience des images colorées prennent vie, éveillées par votre mémoire textuelle du dehors, votre conscience sensible. Un peu plus loin, des enfants jouent dans un parc; ils glissent sur le grand toboggan bleu et volent dans les airs comme des mouettes sur les petites balancoires jaunes. Ils sont nombreux mais curieusement l’endroit est plutôt silencieux. Une marelle à la craie violette est dessinée sur le sol. Êtes-vous prêt à replonger en enfance en sautant de case en case, de numéro en numéro? Ressentez les vibrations du vivant, ces résonances au plus profond de vous et participez à les revitaliser: prenez part au monde qui nous entoure. Un écureuil se porte déjà au jeu, et gambade joyeusement entre les lignes effacées avant de finir sa course poursuite sur un banc. Devant nous, se tient un jeune homme, il vient de finir sa séance de fitness en extérieur et retient momentanément son souffle. Que peut- il bien faire ? Je crois qu’il tente d’apprivoiser notre autre qu’humain, l’écureuil, avec une barre protéinée aux amandes noisettes. Ce tableau de tissage de liens entre l’humain et l’animal au cœur d’un parc me touche tout particulièrement. Il symbolise notre appartenance au même monde. Être à l’aise avec nos «parents interconnectés», en continuité identitaire avec le milieu, contribue à notre humanité. Nous pensons et sentons en réseau. Celui-ci de façon heuristique et ontologique définit notre rapport au vivant: la vie, la conscience, et l’intérieur sont liés intimement à la mort, au sens et à l’extérieur. Pour terminer ce voyage somatique, je tiens à vous faire part de ma première expérience de ce «sens nouveau». C’était il y a deux semaines, j’ai participé au workshop encadré par Germain Ducros «Danser le corps-paysage» *crépuscule* au parc Mont-Royal à Montréal. Nous avons passé 3h complètement déconnectés de la réalité brutale de nos vies effrénées. Adoptant une posture nomade, nous sommes sortis de nos habitudes et avons fait place à la vulnérabilité, au risque. Nous avons ainsi laissé le temps au temps pour faire symbiose, relation et transition avec les autres qu’humains du parc montréalais. Cet instant «magique» nous a invités à faire l’expérience de la sérendipité, à adopter une posture vivante et sensible face à notre rapport à la vie. Tout au long de cette ouverture à l’inattendu, à l’inconnu, j’ai été émue par la beauté, la fragilité et l’incommensurable richesse de la nature. En regardant mon ombre créée par les frontales de mes camarades j’ai eu l’impression, pendant un instant, de n’être plus qu’une image flottante et lumineuse de ma propre enveloppe corporelle: le fantôme poétique de la journée, qui venait de s’écouler en un seul souffle.

   

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