Entrée de carnet

ILOVEYOU, une hospitalité inattendue

Lou Villapadierna
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

      

Je suis à Montréal, je travaille depuis chez moi, à mon bureau qui se situe dans ma cuisine à côté de ma chambre. Il y a quelques schémas, notes, livres sur le mur en face de moi qui retracent de manière non-hiérarchique les recherches que je mène depuis mon arrivée au Canada l’année passée1Donner le «lieu d’où [je] parle» Haraway, D. (1988). «Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective». Dans Feminist Studies, 14 (3), p.575  599. https://doi.org/10.2307/3178066. C’est une invitation dans mon espace domestique; je joue la carte de l’hospitalité.. Ces recherches affichées alimentent conjointement mes deux pratiques, théorique et littéraire. Elles nécessitent des enquêtes successives qui portent sur les notions de voix, d’amour, d’écologie, de bouche et d’altérité. Il fait nuit et je repense à cette question énoncée il y a quelques jours en cours: de quoi ma pratique est-elle l’hôte? Elle me trouble par sa brûlante actualité, parce qu’elle reconfigure le rapport que j’entretiens à la nécessité de produire de l’art et à l’altérité, fictionnelle ou non. Finalement, l’idée est d’être étranger et/ou d’accueillir, soit, qui est qui ou qui est où et où est qui. C’est une histoire de cohabitation2DESPRET V. (2019). Habiter en oiseau, Actes Sud – Nature – Mondes sauvages, et/ou, peut-être, de contamination.

Il y a virus3En biologie, «un virus est un agent infectieux nécessitant un hôte, souvent une cellule, dont les constituants et le métabolisme déclenchent la réplication.» BLOCH, O. et VON WARTBURG, W. (1964). Dictionnaire étymologique de la langue française, P.U.F., s.v. virus, 674. informatique du nom de ILOVEYOU qui apparut aux Philippines en 2000. Ce dernier s’est répandu très rapidement sur un grand nombre d’ordinateurs en Asie, en Europe et aux États-Unis, avec un principe très simple: un mail venant d’un contact connu, avec en guise d’objet la phrase ILOVEYOU ou LOVE LETTER FOR YOU. Ce mail contenait alors un fichier texte – en réalité un faux fichier texte – qui une fois ouvert exécutait un script qui s’introduisait dans la boite mail de la personne et s’envoyait à tous les contacts enregistrés sous la même forme. Son but était alors de détruire tous les fichiers texte de l’ordinateur hôte. La raison pour laquelle je me suis intéressée aux virus informatiques à la suite des cours sur la notion d’hospitalité, vient de la lecture croisée d’un article de Timothy Morton intitulé Queer Ecology4MORTON, T. (2010). Guest Column: Queer Ecology. PMLA, 125(2), 273–282. http://www.jstor.org/stable/25704424. Cet article dans lequel Morton développe l’idée, déjà posée par d’autre5GAARD, G. (1997). Toward a Queer Ecofeminism. Hypatia, 12(1), 114–137. http://www.jstor.org/stable/3810254, d’un croisement potentiel entre les théories queer et écologistes, croisement absolument actuel qui reconsidère la frontière assumée comme fixe entre naturel et synthétique, entre étranger et hôte, entre le vivant et le non-vivant. Il y a donc une phrase de Morton qui s’est accroché au contexte dans lequel je l’ai lue que je traduis ici: «un virus est un cristal macromoléculaire ordonnant aux cellules de produire des copies de lui-même. Si un virus est vivant, alors on pourrait considérer qu’un virus informatique l’est tout autant. Les formes de vie elles-mêmes sapent les distinctions entre naturel et non naturel6Op.cit. MORTON, T. (2010). Guest Column: Queer Ecology.» Cette phrase, et donc les recherches sur les virus informatiques qu’elle a déclenchées, est venue éclairer d’une nouvelle lumière les recherches que je suis en train de faire sur la création d’un nouvel être vocal. Sommes-nous les hôtes de notre/nos voix? Suis-je l’étrangère vocale d’une autre entité? La voix peut-elle contaminer d’autres voix? Les cours et cette lecture m’amènent à déterritorialiser7DELEUZE, G. et GUATTARI, F. (1980). Mille Plateaux, Éditions Minuit, 645 le concept de voix, de la rendre plus abstraite en somme, par différentes tentatives, littéraires, théoriques et plastiques. La voix a toutes les caractéristiques d’un être vivant, mais elle est en réalité bien différente de ce à quoi elle renvoie morphologiquement. Pourquoi pas raconter l’histoire d’une entité qui va découvrir cette voix et qui va tenter de comprendre ce nouvel objet vocal et ce qu’il contient. L’histoire pourrait raconter la trajectoire d’un être dont la finitude est remise en question par un objet extérieur, quasi parasitaire, et oblige une hospitalité inattendue. Cette histoire pourrait-être une enquête sur l’ontologie, sur la voix et l’exclusivité humaine qu’on lui confère.

Pour conclure, l’histoire du virus ILOVEYOU est un parallèle de celle de cette projection vocale que je suis en train de mener. En réalité, cette lettre d’amour empoisonnée qu’est le virus informatique, qu’on peut donc supposer être aussi vivant qu’un virus biologique, est très similaire à la voix abstraite que je cherche. C’est parce qu’elle a la fonction d’un cheval de Troie, qui s’impose sans être invité et qui arrive aussi bien dans mon enquête que dans un ordinateur. Ce renouvellement vocal vient redéfinir à la fois la nature non seulement de la voix commune, mais aussi de l’entité qui se fait hôte — l’ordinateur ou l’être qui porte la voix — et la structure de son monde. Je pense que c’est une des questions que pose le virus ILOVEYOU, ou les voix de la fiction que je projette de faire. C’est cette possibilité qui doit permettre de reconsidérer les limites fabriquées entre les différents modes d’existence sur lesquels reposent aussi bien l’histoire du capitalisme que les définitions strictes de genres et d’espèces qui l’accompagnent.

  • 1
    Donner le «lieu d’où [je] parle» Haraway, D. (1988). «Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective». Dans Feminist Studies, 14 (3), p.575  599. https://doi.org/10.2307/3178066. C’est une invitation dans mon espace domestique; je joue la carte de l’hospitalité.
  • 2
    DESPRET V. (2019). Habiter en oiseau, Actes Sud – Nature – Mondes sauvages
  • 3
    En biologie, «un virus est un agent infectieux nécessitant un hôte, souvent une cellule, dont les constituants et le métabolisme déclenchent la réplication.» BLOCH, O. et VON WARTBURG, W. (1964). Dictionnaire étymologique de la langue française, P.U.F., s.v. virus, 674.
  • 4
    MORTON, T. (2010). Guest Column: Queer Ecology. PMLA, 125(2), 273–282. http://www.jstor.org/stable/25704424
  • 5
    GAARD, G. (1997). Toward a Queer Ecofeminism. Hypatia, 12(1), 114–137. http://www.jstor.org/stable/3810254
  • 6
    Op.cit. MORTON, T. (2010). Guest Column: Queer Ecology
  • 7
    DELEUZE, G. et GUATTARI, F. (1980). Mille Plateaux, Éditions Minuit, 645
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