Entrée de carnet
Grandir en banlieue, c’est comment?
Des générations d’artistes/intellectuels qui ont grandi ou vécu en banlieue entretiennent un rapport disons… ambivalent (du mépris à la gêne) avec leurs origines (peu nobles dans le sens esthétique du terme), à tout le moins avec le mode de vie que l’espace suburbain représente. Les municipalités de banlieue n’apparaissent pas en effet comme un terreau culturel particulièrement fertile.
Dans le catalogue accompagnant l’exposition Suburbia. An Exhibition Examining the Nature of Suburbia and Its Effect on the Contemporary Psyche1Gary Michael Dault, Ihor Holubizky, Judy Daley, Suburbia. An Exhibition Examining the Nature of Suburbia and Its Effect on the Contemporary Psyche, Brampton (Ont.), Art Gallery of Peel et Peel Heritage Complex, 2001, 32 p., ayant eu lieu à Brampton (Ontario) en 2001, le conservateur David Somers rappelle que la banlieue est le plus souvent considérée comme «a cultural wasteland». Or, elle représente plutôt selon lui «a breeding ground for contemporary anxieties» (p. 1). Dans un autre texte issu du même ouvrage, le peintre, écrivain et critique canadien Gary Michael Dault affirme : «Suburban phobia remains an intellectual cliché, the mantra of the urban refugee against the commercial culture […].» (p. 6) Et pourtant, abondant dans le sens de ce cliché, il conclut son article en remettant en question la possibilité qu’une quelconque forme d’art puisse émerger de (ou à propos de) la banlieue : «So what kind of art does that engender? Ironic art? Reactive art? Overcompensatory art? […] What kind of art does it make? I dunno. Maybe none at all.» (p. 10) N’y a-t-il donc rien à dire, rien à faire de la banlieue au plan artistique ou imaginaire? Dault reconnaît qu’il existe quelque chose comme une «idée de la banlieue» circulant tant dans le discours social que dans les représentations artistiques, mais pour lui, elle est «too wide to ford, too shallow to summarize, too fluid to study (though many have), and too rough and prickly to enjoin». C’est cette idée de la banlieue, dans son caractère à la fois trop vaste et trop superficiel, évidente et insaisissable, qui m’intéresse. Il y a bien un là là. Les « littles boxes » de Malvina Reynolds ne transmettent qu’un versant de l’expérience banlieusarde. Laquelle, si l’on se fie aux représentations qui en sont faites depuis la fin des années 1940 — et cela expliquerait peut-être pourquoi elle est devenue un objet de fascination dans la culture nord-américaine contemporaine —, apparaît beaucoup plus ambiguë que l’on pourrait le croire.
Gary Michael Dault avoue que l’espace de la banlieue l’angoisse : «Suburbs are the middle way, lying somewhere between the extreme, polarized conditions of urbanity and the rural. The great thing about polarizations is that you always know where you are. […] the middle way is by definition neither here nor there.» (p. 10) Ni ici, ni là, nous ne savons pas où nous nous trouvons, prétend-il. Pourtant, nous sommes assurément quelque part en Amérique du Nord (le bungalow n’est-il pas devenu un symbole aussi fort du rêve américain que la statue de la Liberté?). Plus encore, lorsque nous nous trouvons dans n’importe quelle banlieue, nous savons où nous sommes, ou du moins nous croyons le savoir. Nous croyons connaître ses habitants, leur mode de vie, leurs valeurs, leurs ambitions, nous croyons voir à travers les corps et les maisons. Mais la banlieue est-elle si transparente? Dault n’arrive pas, à mon avis, à cerner de manière juste ce qui fonde le caractère indéterminé de la banlieue. Je m’y essaierai moi-même à partir de différentes œuvres, car c’est sous le signe de l’entre-deux, du liminaire, que je souhaite placer ma réflexion sur la banlieue dans les prochaines semaines.
Dans Suburbia2Bill Owens, Suburbia, San Francisco, Straight Arrow Books, 1973, [n.p.]., publié en 1973, le photographe américain Bill Owens pose sur la banlieue un regard sensible, sans complaisance ni ironie. Dans sa dédicace, il présente ainsi sa démarche: «This book is about my friends and the world I live in. […] The people I met enjoy the life-style of the suburbs. They have realized the American Dream. They are proud to be home owners and to have achieved material success. To me nothing seemed familiar, yet everything was very, very familiar.»
Une femme tenant dans ses bras un bébé arrose son parterre où le gazon vient d’être semé : «My husband, Pat, has a theory about watering our newly seeded lawn. The water has to trinkle from heaven and fall like tender little rain drops… otherwise the lawn won’t grow properly.»
Un jeune homme grimpe dans un arbre pendant que son père racle les feuilles mortes : «My dad thinks it’s a good idea to take all the leaves off the tree and rake up the yard. I think he’s crazy.»
Un couple et leur garçon posent devant leur garage, assis confortablement dans des chaises de jardin : «Our house is built with the living room in the back, so in the evenings we sit out front of the garage and watch the traffic go by.»
Une famille se tient devant une toute nouvelle Pontiac Trans Am blanche : «This isn’t what we really want – the tract house, the super car, etc. But as long as we are wound up in this high speed environment, we will probably never get out of it! We don’t need the super car to be happy; we really want a small place in the country where you can breathe the air.»
Alors grandir en banlieue, c’est comment? Ça ressemble à peu près à ça : grandir au milieu de gens qui désiraient seulement avoir un chez-soi quelque part en dehors de la ville où ils pourraient respirer un peu d’air.
*La photographie en noir et blanc est tirée du site officiel de Bill Owens.
Bibliographie
- 1Gary Michael Dault, Ihor Holubizky, Judy Daley, Suburbia. An Exhibition Examining the Nature of Suburbia and Its Effect on the Contemporary Psyche, Brampton (Ont.), Art Gallery of Peel et Peel Heritage Complex, 2001, 32 p.
- 2Bill Owens, Suburbia, San Francisco, Straight Arrow Books, 1973, [n.p.].