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Exploration virtuelle d’une City of Memory

Laboratoire NT2

City of Memory. Le titre est convenu, en plus qu’il s’agit d’un travail documentaire collaboratif sur la ville de New York.  J’étais tombé sur ce site il y a quelques temps déjà sans en faire grand cas: New York et mémoire renvoient pour moi aux événements du 11 septembre 2001. Au premier coup d’œil la présentation de la carte correspondait à peu près à ce que j’avais pu observer du côté des Emotion Maps de Christian Nold, One Block Radius, in absentia, Un site blanc (qui a stagné depuis sa refonte)… La carte a de la difficulté à se réinventer en dehors du format imposé par Google, Yahoo et compagnie. Mais le projet, mis en branle par l’organisme culturel City Lore, n’est pas un monument virtuel à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre (il n’y a que cinq mentions de l’événement sur près de 250 entrées).


La carte de New York donnée à lire par l’organisme n’est pas originale en soi: elle s’apparente à toutes les cartes numériques du Web 2.0, la carte servant de support à des données disparates, à cette différence près qu’ici il n’est pas question de donner les adresses des meilleurs restos. Le design est quant à lui minimaliste : la surface représentant le territoire de la ville est d’un ton de gris relativement pâle, les principaux axes routiers sont tracés en blanc. Le territoire hors de la ville est signalé en gris foncé et les étendues d’eau d’un ton plus pâle. Les parcs sont identifiés en vert. Des cercles de couleurs sont disposés sur la carte: l’orange pour les contributions téléversées par l’organisme City Lore, bleu pour les contributions des internautes. On suppose le rapport de complémentarité entre les deux types de contributions. Le lecteur de la carte n’est pas étranger à la façon d’y naviguer – il clique, zoome, lit ou écoute les contributions.

Le contenu déposé sur le site est hétéroclite à souhait: bouts de documentaires sur la pêche dans les cours d’eau longeant la ville, des partisans du mouvement Slow Food faisant l’éloge de leur jardin communautaire, un aperçu des tâches du carillonneur de l’église St. Martins, un apiculteur et ses abeilles dans le Bronx, un boulanger parlant de son métier avec amour, Miguel Algarin honorant le poète Miguel Piñero en compagnie des membres du Nuyorican Poets Cafe, le récit d’une femme accouchant dans le métro, la disparition d’enseignes (historiques) dû à diverses modifications de la législation, une performance du poète de rue octogénaire Bingo Gazingo ayant pour titre J-Lo… Ce n’est qu’un trop bref aperçu de ce qui se retrouve sur ce site.

Avec les contours de la ville bien définis et la visée du projet bien en tête, l’internaute sait à quoi s’attendre: l’intention est de créer une collection de récits et vidéos-documentaires portant sur les différents quartiers de la ville, en vue de préserver une mémoire menacée par la «gentrification» de plus en plus forte.

Sans trop de surprise, la ville est mise de l’avant comme lieu de violence qui se révèle par le clivage entre l’ancien et le nouveau. Catherine Keyzer, propriétaire d’un des derniers magasins de bonbons à un sous, résume son expérience de plus de quarante ans dans un quartier difficile: «I speak three languages, English, Spanish and Motherfucker. You’ve got to be tough to survive around here.» (Bed-Stuy’s Storefront: Katy’s Candy). La bâtisse abritant Katy’s Candy a été transformé en appartements de luxe. L’internaute notera que cette contribution provenant du public est tiré de l’ouvrage Store Front: The Disappearing Face of New York, consacré aux anciennes façades de magasins. Un clip du documentaire Flying Cut Sleeves, intitulé «The Death of Black Benjie», plonge quant à lui dans l’univers des gangs de rue des années 70. En plus de servir d’espace de conservation de la micro-histoire new yorkaise, City of Memory fait aussi la promotion d’artistes et de poètes locaux en fournissant des hyperliens vers leur site. Cet espace Web ne se retrouve donc pas en vase clos. La mémoire annoncée par le site, en ce sens, repose aussi sur des tiers partis.

Mais on retrouve aussi la ville qui respire la liberté: «A man in silver hot pants can eat his slice in peace. In New York City, people can be who they are without living in fear. And I fell in love with my city all over again. I live in London now. It’s not the same. I’ll be back.» (Man in Hot Pants). D’ailleurs, c’est principalement à cette histoire du quotidien que s’attarde la majeure partie des contributions, flirtant parfois avec la nostalgie.

La ville (sa représentation) agit ici comme dispositif de visualisation de la  mémoire collective new yorkaise (quoique partielle) et, par le biais de listes de lectures (tours) qui rappellent le parcours déambulatoire d’un piéton, l’internaute saute d’un bout à l’autre de la ville selon certains regroupements thématiques. La carte possède donc des éléments qui se suffisent à eux-mêmes ainsi que d’autres qui possèdent leur propre réseau. Les «tours» terminés, l’internaute se retrouve souvent dans un autre quartier, est incité à cliquer sur l’une des cercles colorés qui se trouve à proximité. L’internaute se trouve en train de flâner dans cet espace lisse, au sens où Deleuze et Guattari l’entendaient: «L’espace lisse est occupé par des événements ou heccéités, beaucoup plus que par des choses formées et perçues. C’est un espace d’affects, plus que propriétés. C’est une perception haptique, plutôt qu’optique1Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris: Éditions de Minuit, p. 598.

La partie la plus intéressante de ce projet réside dans le fait que depuis 2006, de nouvelles contributions sont téléversées sur une base régulière, comparativement à d’autres projets du genre qui se sont essoufflés quelques mois après leur commencement. Recommandé pour les amateurs de cartes, de la vie new yorkaise, des histoires banales et insolites qui réussissent souvent à faire sourire.Anchor

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    Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris: Éditions de Minuit, p. 598.
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