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Esthétique du désenchantement et perspective janusienne dans le roman «Dans l’œil du soleil» de Deni Ellis Béchard

Hélène Destrempes
couverture
Article paru dans Quelques échos littéraires du 11 septembre 2001, sous la responsabilité de Jimmy Thibeault (2023)

   

«Si tout homme avait la possibilité d’assassiner clandestinement et à distance, l’humanité disparaîtrait en quelques minutes». Cette citation lapidaire de Milan Kundera dans La valse des adieux (1972) évoque un monde de cynisme et de désenchantement qui n’est pas sans rappeler, dans une certaine mesure, l’imaginaire post 11-Septembre. En effet, en marge de la rhétorique gouvernementale américaine affirmant le droit, voire le devoir de remodeler le monde au nom de la sécurité et de la promotion de la démocratie, de nombreuses œuvres publiées dans le sillage des attentats terroristes dessinent les contours d’une remise en question des certitudes sociales, politiques et matérielles issues du rêve américain. Elles renvoient, ce faisant, l’image d’un monde qui s’effondre, de doutes profonds sur les motivations et les actes de chacun, de même que la duplicité des êtres aux prises avec des blessures personnelles et du rapport ambigu à toute forme de violence.

Publié en 2015 dans sa version originale anglaise, sous le titre Into the Sun, puis en traduction française en 2016, Dans l’œil du soleil, Deni Ellis Béchard nous entraîne, de part et d’autre de l’échiquier post 11-Septembre, à suivre le destin de trois Occidentaux qui trouvent la mort dans un attentat à la voiture piégée à Kaboul, dix ans après l’effondrement des tours. De l’avocate québécoise, spécialisée en droit humanitaire, de l’idéaliste religieux américain enseignant dans une école locale à l’ex-militaire devenu contractuel de sécurité, aucun de ces personnages n’est vraiment celui qu’il paraît être; tous cachent une blessure qui les a menés à chercher une rédemption en tentant, en apparence, de sauver les autres.

Dans le cadre de cette étude, il sera question de cette dimension janusienne1Adjectif dérivé de Janus, dieu des portes et des passages, dieu de la transition, représenté par un visage double regardant d’un côté vers le passé et de l’autre vers l’avenir. Il incarne également la potentialité antinomique des êtres, dont l’existence s’inscrit dans la durée et le changement. du récit, autour de laquelle se construit le rapport à la violence et un discours du désenchantement, propre à l’esthétique culturelle des œuvres produites en temps de guerre. Après un court rappel sur l’élaboration du mythe du 11 septembre 2001, nous aborderons ainsi, dans un premier temps, le discours du désenchantement. Il sera notamment question de celui de l’aventurier en sol afghan, une référence au temps présent du récit, qui se déroule à la fin de l’hiver 2012, puis de l’évanescence du rêve américain, renvoyant cette fois au passé proche ou lointain des protagonistes, avant leur départ pour Kaboul. Nous nous pencherons également sur les représentions directes du 11-Septembre et, plus particulièrement, sur la fonction structurante de cet élément dans l’économie du récit, avant d’aborder la dimension janusienne, mentionnée plus haut, régissant également les voix afghanes dans le roman, en l’occurrence celle d’Idris, étudiant, chauffeur et meurtrier de trois expatriés. Nous soulèverons finalement, dans un dernier temps, certains parallèles avec le célèbre essai documentaire de l’auteure biélorusse, Svetlana Alexievitch, Les cercueils de zinc, dont la publication, en 1989, a provoqué une tempête légale et médiatique n’ayant d’égal que le poids des vérités qui y sont énoncées à propos de l’intervention soviétique en Afghanistan.

   

L’élaboration du mythe du 11-Septembre

Dans son article intitulé «De scènes terroristes et d’imaginaire social» (2017), Djemaa Maazouzi rappelle avec justesse que des guerres antiques au terrorisme contemporain, la réalisation d’actes violents imprévisibles et spectaculaires a toujours eu «pour finalité de marquer puissamment les esprits jusqu’à la sidération et d’instaurer la peur» (2017, I), une peur générée, en outre, par la prise de conscience de l’échec des dispositifs de gestion de conflits. Ces actes violents font partie d’une mise en scène terroriste que les médias traditionnels et les réseaux sociaux ont vite récupérée dès les premières attaques du 11 septembre. «C’est une histoire qui dure 102 minutes […] c’est structuré comme un blockbuster!», précise ainsi Alice van der Klei (2014, 249). La diffusion répétitive de cette séquence a de fait cristallisé la représentation des événements en une série d’icônes, tels l’homme qui tombe, le nuage de débris et l’explosion de l’avion dans la tour (Gervais, van der Klei et Dulong 2014, 10). Ce qui distingue, notamment, la représentation hypermédiatisée de l’attentat, c’est son intensité d’un point de vue iconographique, de même que linguistique, alors qu’un champ discursif paroxystique, voire apocalyptique s’impose dans les revues de presse américaine et internationales (Ramel 2004, 118), remettant en question, la «sanctuarisation» de l’Amérique du Nord.

À l’inverse de la destruction du mur de Berlin, qui symbolisait la victoire incontestée des Américains sur les Soviétiques et celle de l’économie libérale sur le communisme, les attentats du 11 septembre représentent indubitablement une perte d’innocence collective, une «défloration du mythe de la toute-puissance de l’impérialisme américain», comme l’écrit Michel Delville (2009, 1) dans un essai sur la production fictionnelle consacrée à cet événement tragique.

Si la guerre froide reposait sur la stigmatisation de la doctrine totalitaire et militariste de l’Union soviétique, la chute des tours jumelles réactive, en un moment, les préjugés occidentaux quant à l’altérité arabo-musulmane, ainsi que l’idée d’une coupure radicale entre l’Orient et l’Occident. C’est également le réveil d’un messianisme américain unissant diffusion de la démocratie et défense des valeurs universelles; d’une croisade qui se traduit par l’invasion, en octobre 2001, de l’Afghanistan par les forces américaines. Tout comme dans les récits du Far West (l’Ouest distant et inconnu, l’Ouest extrême, à défaut de dire pouvoir dire l’extrême Orient) où les justiciers de toutes sortes se donnent pour mission de rétablir l’ordre à la faveur de la civilisation, les héros du nouveau règne de terreur vont se faire un devoir d’aller porter les Lumières (les leurs, évidemment, faisant figure de vérité universelle) en Afghanistan.

    

Désenchantement de l’aventurier en sol afghan

Dans l’œil du soleil, nous entraine, d’entrée de jeu, au front, dans un pays en guerre, en ruine et en reconstruction; un espace géographique et socio-politique janusien, devenu le lieu d’affrontements majeurs et de grande convoitise, tant pour les gouvernements qui y sont représentés, que pour les ONG et les aventuriers de toute sorte qui traversent le roman:

L’hiver était présage. Nous savions que quelque chose se préparait. On le devinait à la désolation et à la misère, aux vagues débris soufflés par le vent, aux hommes poussant des chariots d’ordures, la tête enveloppée de keffiehs en lambeaux, et dont les silhouettes rappelaient les gravures du temps de la peste. (Béchard 2016, 9)

À contre-pied de la référence solaire, le récit s’ouvre sur un tableau de désolation géographique et humaine, dans une atmosphère de doute où de nombreux éléments rhétoriques évoquent la présence imminente, troublante et effrayante de la mort. «Le pays est devenu si impraticable que même la guerre a fini par se trouver paralysée» (Béchard 2016, 9) commente le narrateur. Ce n’est que lorsque le printemps revient avec des averses, où la grêle s’apparente à de la mitraille, que les combats recommencent. Le propos se déplace aussitôt vers le soir d’un attentat raté, où tous les invités d’un ressortissant sud-africain, négociant en portes et en refuges blindés, sont visés par une attaque à la grenade et à la mitraillette. Ils s’en tirent de peu, mais la peur les traverse. Cet attentat devient, à l’instar de la première attaque du 11 septembre 2001, le premier point nodal de l’intrigue. L’assassinat de trois ressortissants étrangers dans une attaque à la voiture piégée, deux jours plus tard, se fait l’écho du premier attentat, comme l’expression de l’effondrement de la seconde tour jumelle, quelque temps après la destruction de la première. À savoir si les deux événements sont véritablement reliés et quelles pouvaient être les motivations du ou des meurtriers, voilà autant de questions qui mènent le narrateur (en fait, la narratrice, dont le nom, Michiko, est écrit en kanji en tête de chaque chapitre ou partie de chapitre qui porte sa voix), à faire enquête.

C’est en grande partie par le biais de ses réflexions, alimentées par sa propre expérience sur le terrain comme correspondante étrangère, ainsi que des documents et des objets qu’elle récupère au fil de ses recherches, tels les ordinateurs d’Alexandra, de Justin et de Steve, ainsi que les journaux personnels d’Alexandra et de Justin, que le lecteur parvient à se forger une image plus précise de Kaboul, à la fois poussiéreuse (comme si elle était couverte des mêmes débris que Ground Zero), polluée, partiellement en ruines, en guerre et assiégée. Loin de constituer un lieu d’enchantement, la ville et, par extension, le pays tout entier, renvoie l’image d’un espace d’une aridité et d’une dureté naturelle qui semble dicter ses propres normes de survivance aux populations qui l’habitent. Lieu âpre, abritant des cultures millénaires, l’Afghanistan de Béchard déroute les protagonistes du roman, venus au pays dans une perspective salvatrice personnelle et collective. Certains, comme Alexandra, avocate québécoise, s’intéressant aux droits de la personne et, plus particulièrement à ceux des femmes, s’imposent comme spécialistes, alors qu’ils ne possèdent qu’une connaissance livresque du pays. De fait, Alexandra incarne cette conscience bien-pensante nord-américaine, déconnectée de la réalité du terrain et qui ne semble pas percevoir la distance entre les discours, ses propres représentations idéalisées et le monde ambiant, en mode survie et profondément violent; (qu’il s’agisse de déflagrations ou de femmes que l’on vend), où domine la loi du plus fort. D’autres, comme Justin, étudiant au doctorat en pédagogie, animés par la foi du missionnaire, s’étonnent du peu de pouvoir dont ils disposent dans le milieu où ils œuvrent ainsi que du pragmatisme des Afghans, prêts à tous pour s’en sortir. Les diverses manigances dont Justin est victime en raison d’une bourse d’étude qu’il doit attribuer, le convainquent, en quelques semaines, de l’échec de sa mission de croisé2Au sens médiéval du terme: croisé désigne un chevalier chrétien occidental (catholique) qui a participé aux croisades du Moyen Âge et qui est appelé croisé parce qu’il a une croix cousue sur ses vêtements.. Le désenchantement qu’il ressent révèle en fait un point aveugle dans sa pensée, à savoir que l’humanité est la même sur tous les continents et que la population afghane n’est pas plus opportuniste que la population américaine, dont certains expatriés sont les représentants dénués de tout scrupules.

Clément Hervey, dit Clay, ancien soldat, devenu mercenaire au service d’une agence de sécurité privée, incarne, pour sa part, l’homme instinctif, marqué d’une violence intrinsèque et d’une nature animale. Parti en Afghanistan après avoir été démobilisé de l’armée pour le meurtre d’un jeune Irakien, il se soucie uniquement de sa propre fortune, dans tous les sens du terme. Dans son esprit, il n’y aucune différence entre le Klondike et l’Afghanistan: on y reste tant qu’on peut y faire de l’argent et que le quotidien nous pousse aux limites de notre être.

Poursuivant son enquête, la narratrice s’interroge sur cette foule bigarrée d’expatriés à laquelle elle appartient. Elle constate l’ignorance ou le peu d’intérêt véritable à l’égard de la population locale. Elle s’étonne également du caractère factice de nombreux d’entre eux, qui se créent un véritable personnage de héros qu’ils diffusent ensuite sur les réseaux sociaux; personnage les dotant d’une réputation ou d’une aura dont ils ne pourraient jouir s’ils étaient restés au bercail. Rien d’étonnant qu’ils préfèrent demeurer en Afghanistan, malgré la peur et les dangers; c’est l’aventure afghane même, qui, en dépit de ses ratés, leur donne une substance et une existence au regard de leur propre communauté.

   

L’évanescence du rêve américain 

Cherchant toujours à élucider les causes de l’attentat piégé ayant causé la mort d’Alexandra, de Justin et de Clay, et au sujet duquel elle songe éventuellement à écrire un roman, Michiko en vient à quitter l’Afghanistan pour explorer les lieux d’origine des trois victimes. Son périple la mène ainsi en Louisiane, au Maine, à New-York et même au Québec. Le portrait qu’elle en tire n’est guère plus réjouissant que celui qu’elle nous a livré de Kaboul. La révélation des parcours individuels de chaque victime expose des vies marquées par la violence psychologique ou sexuelle; des rapports belliqueux entre les membres d’une même famille et, même, entre amis, des ratés amoureuses et professionnelles et des villes (à l’exception du Québec) marquées par la laideur ou un laisser-aller auquel la journaliste japonaise n’est pas habituée. L’Amérique lui semble aussi sale et poussiéreuse que l’Afghanistan, et l’expérience américaine la confronte aux secrets les plus lourds de la vie des expatriés, dont le récit du viol d’Alexandra, vendue par son frère jumeau en échange de 40$ à un adolescent, ou encore, le tir d’une balle par Clay dans l’œil de Justin, qui en deviendra borgne, alors qu’il ne lui pardonne pas d’avoir couché avec sa mère. Il en va de même du discours patriotique américain, qui procède, à son avis, d’une mystification oblitérant la diversité culturelle et le racisme ambiant à l’égard de communautés culturelles, comme celle des Franco-américains notamment. Voilà autant de tableaux par le biais desquels Michiko perçoit l’évanescence du rêve américain et se réconcilie avec cette part d’elle-même qui lui échappait et qu’elle avait si souvent idéalisée, celle héritée de son père; une rencontre d’un soir ayant valu à sa mère d’être rejetée par sa propre famille et une société nipponne qui ne tolère guère la différence. Connaissant mieux l’Amérique, elle lui manquerait moins, conclut-elle, et sa perception du Japon n’en serait que plus nuancée.

   

Le 11 septembre 2001

Si la majeure partie du roman repose sur l’enquête de Michiko, le récit de ses pensées et de ses échanges avec divers personnages, certaines parties cèdent le discours à d’autres voix, en l’occurrence celles des victimes de l’attentat. Ce changement de point de vue amène le lecteur à mieux saisir l’évolution des personnages et les raisons qui ont motivées leur départ pour l’Afghanistan. Dans le cas d’Alexandra, on découvre que son frère, après avoir servi sa peine de prison et erré parmi une jeunesse désœuvrée, s’est engagé comme soldat après le 11-Septembre afin, en quelque sorte, de racheter ses fautes passées. Alors qu’il est déployé en Afghanistan, Samuel tient une correspondance assidue, mais unilatérale avec sa sœur qui se rapproche à nouveau de lui, sans toutefois jamais lui répondre. Lorsqu’il meurt, elle décide de partir en Afghanistan, sans réel intérêt pour le pays, cherchant essentiellement à se réconcilier avec son destin et les actes de violence dont elle a été victime dans sa jeunesse. Les événements du 11 septembre agissent ainsi, dans le roman, comme un catalyseur, un éveilleur de conscience. La vue de ces êtres se jetant dans le vide, du nuage de débris et de la destruction des tours incitent les protagonistes du roman à s’interroger sur leur parcours individuel autant et sinon plus que sur le sort de la nation afghane. Pour les occupants des tours jumelles, le sort en était jeté, mais pour eux, la vie offre encore une chance de rédemption. C’est, du moins, dans cette perspective que Justin, qui a été élevé dans une famille de tradition religieuse et militaire, perçoit les événements du 11 septembre: «Après le 11 septembre, à Lake Charles, Justin et ses parents avaient changé, leur foi et leur militantisme s’étaient fusionnés.» (Béchard 2016, 413) Cette attitude se trouve par ailleurs renforcée par les incitations du pasteur de leur église à racheter le pays par la guerre spirituelle. Justin en déduit également que ce soi-disant accident était la conséquence de son péché de luxure et qu’il s’était suffisamment apitoyé sur son sort: «Il avait compris que le mal était réel et, plus tard, que son propre mal était apparu par son œil.» (Béchard 2016, 188) Effectivement, rappelons-nous que Justin perd l’usage de son œil lorsque Clay lui tire une balle au visage en guise de vengeance pour avoir eu des relations sexuelles avec sa mère. Avec la détermination d’un croisé, il décide alors de se reprendre en mains, de poursuivre ses études, avant d’offrir ses services bénévolement à une école en Afghanistan.

Clay réagit sensiblement de la même façon. Déçu par un père voleur et magouilleur, l’annonce des attentats le convainc de s’enrôler autant pour reprendre le contrôle de son destin que pour défendre son pays: «Il ne pouvait continuer à vivre en marge de l’Amérique. Peut-être que pendant toute sa vie les gens l’avaient vu comme lui voyait son père. Justin avait déjà dit que l’armée faisait des hommes des égaux; le mérite et non pas l’argent les faisait passer d’un rang à l’autre. Clay s’imagina soldat, indéniablement américain.» (Béchard 2016, 268)

La perspective afghane, incarnée plus spécifiquement dans le roman par le personnage d’Idris, un jeune Afghan ambitieux n’ayant connu que la guerre et l’occupation, et qui, nourri de la propagande américaine, rêve de l’Amérique et de ses promesses de prospérité, relance la question du désenchantement mentionnée précédemment. L’hypocrisie des uns et la corruption des autres, de même que l’ignorance du milieu, tels que décrits dans l’œuvre de Béchard, confèrent aux réactions du jeune, lorsqu’on lui refuse, au fil des ans, toute bourse d’étude, une logique, qui permet, à la limite, de comprendre le passage d’un niveau de frustration tolérable à une prise de position extrême, où ce dernier choisit de prendre en mains son destin, même si cela implique l’usage de la violence, voire du terrorisme. En effet, il faut savoir que les bourses sont alors réservées exclusivement aux filles, dont on perçoit l’accès réduit à l’éducation. Pourtant, les jeunes hommes de familles pauvres ou moyennes ont aussi peu de chance d’accéder à l’éducation supérieure et, du coup, à une vie meilleure. Idris participe ainsi de cette dynamique anomique, caractéristique des espaces frontaliers, des espaces de guerre, où la survie de chacun et la loi du plus fort s’imposent comme «dans l’œil du soleil». Une des qualités principales du roman tient notamment au fait que la fiction détache, de la sorte, les motivations terroristes du scénario de l’extrémisme islamique pour les replacer dans une dynamique plus économique et sociale, dévoilant, du coup, les motivations réelles des principaux intervenants civils et militaires.

Opportuniste? Machiavélique? Idris profite de l’offre de Clay, qui travaille pour le compte d’une agence d’enquête privée et peine à résoudre l’enlèvement d’un seigneur de guerre pieux et redouté, afin d’élaborer divers scénarios lui permettant de se rapprocher, d’une part, des Afghans les plus influents, et d’autre part, de s’assurer du soutien de ces hommes puissants, dans l’unique perspective d’amasser suffisamment de fonds et de contacts pour quitter le pays et étudier à l’étranger. Son enfance, marquée par la guerre civile qui lui a dérobé son foyer et a décimé les membres de sa famille; l’exploitation dont il a été victime à l’Académie de l’Avenir, nom programmatique s’il en est un, où il a été relégué au rôle de boy, d’homme à tour faire et logé, de façon symbolique, dans un ancien cagibi, trop exigu pour qu’il puisse s’y étendre de tout son long, le pousse, en désespoir de cause, à commettre un attentat terroriste susceptible de plaire aux Talibans. Or, lorsque celui-ci échoue, il décide de passer de nouveau à l’acte, plaçant cette fois une bombe dans l’auto qu’il conduit pour mener Alexandra, Justin et Clay à l’hôpital, après une attaque vicieuse de ce dernier sur son ancien ami, et ainsi la faire exploser au cœur de Kaboul. Animé de cette justification prospective chère à Machiavel et d’une subjectivité morale déterminée par l’issue de ses actes, il se projette dans ce «Big Bang» comme au début d’un monde nouveau, d’où il renaît non sans porter en lui la tache originelle.

Idris ne prétend pas à l’innocence; il s’interroge d’ailleurs sur son degré de culpabilité jusqu’à la fin du roman. Lorsque la narratrice, qui enquête sur la vie et le meurtre des trois expatriés, le retrouve à Dubaï et l’interview afin de documenter la rédaction de son roman, il lui demande: «Suis-je coupable? Croyez-vous, après tout ce que vous avez appris et vu, que je suis coupable? – Tu es vivant, lui dit-elle. Il inclina légèrement la tête et ferma les yeux. – Oui.» (Béchard 2016, 544)

Tout au long du roman, Kaboul est présenté comme un théâtre de conspirations (Béchard 2016, 286), où la méfiance règne en maître. Il faut y jouer de ruse comme Ulysse, afin de pouvoir y prospérer et les actes terroristes n’y font que figure de cheval de Troie. Dans l’économie du roman, on perçoit d’ailleurs, dans un mouvement antinomique quoique parallèle, les divers leurres entourant l’existence des protagonistes, révélés au fil des épisodes se déroulant en Afghanistan comme en Amérique, alors que l’existence d’Idris se couvre d’un voile de secret, n’ayant d’égal que la perte de son innocence. La dissimulation est de mise dans cet univers chaotique au bord de l’implosion. Les expatriés tentent de cacher les événements marquants et douloureux qui les ont amenés en Afghanistan; ils camouflent sous le couvert d’actes bénévoles ou altruistes leur motivation profonde d’où se trouve exempt un réel intérêt pour la reconstruction de l’Afghanistan. Les forces talibanes et les seigneurs tribaux ne paraissent guère plus nobles dans la mesure où le roman expose l’hypocrisie dont sont empreints leurs discours et leurs actes, animés par l’appât du gain et du pouvoir.

    

Vanité des vanités

Dans un article publié dans le magazine (aparté) en 2016, après avoir séjourné plus de huit mois en Afghanistan, Deni Ellis Béchard tient sensiblement les mêmes propos:

Je suis arrivé à Kaboul à la fin de l’automne 2009, avec en tête peu de plans clairs. La guerre et l’« influx de civils » (un élément de la stratégie américaine visant à « gagner le cœur et l’esprit des Afghans ») avaient entraîné une entrée massive de fonds en provenance de l’étranger. Les expatriés —journalistes, travailleurs humanitaires, diplomates, etc.— étaient débarqués, animés par un zèle messianique, pour transformer l’Afghanistan, mais surtout pour construire leur carrière. Les mercenaires du monde entier avaient aussi déferlé pour protéger ces étrangers et fonder des entreprises de sécurité. À plusieurs égards, Kaboul ressemblait à une ville-champignon du Far West américain.

J’ai écrit sur la façon dont la jonction du réel et de la fiction faisait du roman une forme particulièrement bien adaptée à la confusion propre à la guerre, où se mêlent les rapports contradictoires des rumeurs, des journalistes, des spéculations ordinaires et des discours politiques.

Et de poursuivre :

À chacun de ces voyages, j’ai eu l’impression que le domaine de ce qui m’échappait en Afghanistan ne cessait de s’étendre tandis que je percevais de plus en plus clairement les attitudes messianiques à l’œuvre derrière l’occupation américaine —ces mille façons dont les Occidentaux affirmaient leur valeur (et souvent leur supériorité) par leur capacité à sauver autrui, moins pour l’acte salvateur lui-même que parce que celui-ci leur permettait de s’inventer les personas qu’ils désiraient incarner. (Béchard 2016, §11)

Cet article confirme encore une fois l’importance de dévoiler de façon manifeste les impostures et les abus de pouvoir Dans l’œil du soleil, la vanité des autorités militaires, tribales ainsi que celle des coopérants civils. Outre le récit, rappelons l’appareil paratextuel, en l’occurrence le titre du roman et les deux citations en exergue3La première citation est un extrait de l’Ecclésiaste ou livre de Qohelet, datant du 3e siècle av. J.-C. qui, en regard du déterminisme pesant sur la vie, recommande de tirer le meilleur de chaque jour: «Vanité des vanités, dit le Prédicateur; vanité des vanités! Tout est vanité. Quel profit a l’homme de tout son labeur dont il se tourmente sous le soleil? Une génération s’en va, et une génération vient; et la terre subsiste toujours. Et le soleil se lève, et le soleil se couche, et il se hâte vers son lieu où il se lève. Le vent va vers le midi, et il tourne vers le nord; il tourne et retourne; et le vent revient sur ses circuits. Toutes les rivières vont vers la mer, et la mer n’est pas remplie; au lieu où les rivières allaient, là elles vont de nouveau. Toutes choses travaillent, l’homme ne peut le dire; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se satisfait pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera; et ce qui a été fait, c’est ce qui se fera; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil.» qui renvoient, d’une part, à l’évanescence de ce qui est vain et, d’autre part, à l’éternel recommencement, au soleil qui se lève et se lèvera, tourne et retournera.

Une deuxième citation4La seconde citation, extrait du Cyclopaedia of India and of Eastern and Southern Asia d’Edward Balfour, renvoie à l’étymologie du Khorestan, qui évoque l’image du soleil et d’un lieu de lumière: «Le Khorasan est le nom par lequel les Afghans, les Baloutches et les Brahouis désignent la région que les Européens nomment Afghanistan et Baloutchistan. Il s’agit d’une prononciation adoucie de Khorestan, ou le pays du soleil, ou le lieu de la lumière…», tiré de l’œuvre d’Edward Balfour, rappelle habilement que, dans les temps anciens, l’Afghanistan, dans son acception la plus grande, s’appelait Khorasan, soit le pays du soleil ou le lieu de la lumière.

Dans l’œil du soleil s’offre ainsi comme une incursion au cœur de la réalité afghane, où les Icares modernes encourent le risque de perdre leurs ailes, où une génération perdue, à l’instar des invités de Gatsby ou des expatriés d’Hemingway dans The sun also rises (1926), risque de mordre la poussière, non pas celle de Ground Zero, mais plutôt celle que le vent souffle, remplie de débris humains et d’armes de guerre, sur le paysage montagneux du Khorasan.

   

Correspondances: Les cercueils de zinc

Bien que le projet d’écriture de Svetlana Alexievitch se distingue de celui de Deni Ellis Béchard, en ce qu’il est constitué de centaines de témoignages recueillis auprès d’intervenants militaires et médicaux, ou de membres de leur famille suite au retrait des troupes soviétiques de l’Afghanistan en 1989, les deux œuvres se rejoignent en ce qu’elles révèlent la face cachée de l’intervention internationale depuis 1979 et dénoncent, en quelque sorte, la faillite de l’entreprise militaire et messianique des États-Unis et de l’Union soviétique à l’époque. Plus encore, elles mettent au jour la mystification entourant cette entreprise. Alors que le roman de Deni Ellis Béchard procède, de prime abord, en esquissant des parcours de vie spécifiques, tortueux et trompeurs, l’essai documentaire de Svetlana Alexievitch, par le biais des témoignages, expose la stratégie mensongère de l’État soviétique qui s’efforce, tant bien que mal, de dissimuler l’échec de l’occupation afghane par crainte de voir s’étioler le mythe de sa force militaire et politique à l’échelle mondiale, alors que la révolte gronde de toutes parts en son sein à la fin des années 1980.

Le titre même de l’œuvre, Les cercueils de zinc (Alexievitch 1989), évoque à lui seul l’image d’une débâcle avec des morts que l’on ramène d’Afghanistan dans des cercueils tels des boîtes de conserve et que l’on se dépêche de livrer aux familles des victimes avant qu’ils ne soient enterrés le plus rapidement et discrètement possible. Rien ne doit transparaître de ces tragédies humaines qui puissent éveiller quelque soupçon que ce soit quant au succès de la mission afghane. Et pourtant, le peuple n’est pas dupe de cette omerta nationale. Par le biais des récits des «Afgantsy», le surnom donné aux anciens combattants d’Afghanistan, que l’on préfère tenir à l’écart et dont on se méfie non seulement en raison de leurs propos, mais aussi, le plus souvent, de leurs séquelles physiques et/ou psychologiques, les familles et les communautés les plus reculées perçoivent progressivement qu’il y a peu de gloire, ni d’argent à gagner en allant défendre les intérêts de la patrie en ces contrées éloignées. Comme le précise l’auteure, plusieurs volontaires quittent l’Union soviétique sans savoir ce qui les attend vraiment. Une fois sur place, ceux-ci sont encouragés à boire et à consommer de l’opium afin d’atténuer la douleur provoquée par  les tragédies se jouant sur place: les corps mutilés des soldats que les mujahedins ne tuent pas, mais laissent sans jambes ou sans bras afin qu’ils crèvent humiliés d’une mort lente, les femmes violées, les embuscades à répétition qui mettent à mal les nerfs des soldats, constamment inquiets d’être surpris au détour des routes les plus sûres.

L’essai de Svetlana Alexievitch, qui a d’ailleurs séjourné à plusieurs reprises en Afghanistan afin de mieux documenter son œuvre, est si révélateur de l’échec soviétique que l’État intente rapidement un procès, un an après sa publication, afin de dénoncer l’auteure et son œuvre:

Le livre paru, on ne lui pardonna pas d’avoir démoli le mythe du soldat soviétique accomplissant son devoir internationaliste – la télévision le présentait en train de planter des pommiers alors qu’en réalité il lançait des grenades dans des maisons où s’étaient réfugiés des femmes et des enfants ou bombardait un village. (Alexievitch 1989, Quatrième de couverture)

Le procès se déroule alors que la guerre est terminée et que 15 000 soldats soviétiques ont été tués. L’État, qui doit composer avec les suites de la perestroïka et préfère resserrer l’étau sur la liberté d’expression se méfie du succès retentissement de l’adaptation théâtrale jouée en 1992 qui apparaît tel un manifeste dénonçant la trahison non pas des hommes, mais de l’État qui les a sacrifiés au nom des politiques intérieures et extérieures. On remettra ainsi en question la nature de l’œuvre: est-ce de la fiction ou s’agit-il d’une œuvre documentaire? Auquel cas, elle est mensongère et porte préjudice aux morts comme aux vivants. L’auteure ne gagnera pas son procès mais s’en tirera avec amende et censure. Depuis, elle a quitté la Russie.

   

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Que de leurres politiques ou personnels, que de travestissements et d’impostures au nom d’un pouvoir politique ou d’une ambition personnelle se jouant sur un fond de désolation et de misère. S’il faut en croire Michiko Kimura, la narratrice du roman de Deni Ellis Béchard, dominer est dans notre ADN: «le tic-tac du destin dans nos appétits et nos besoins, la quête insatiable qui nous pousse à conquérir sans cesse de nouveaux territoires et à dominer les autres de toutes les façons possibles, y compris sous la bannière de la civilisation, ou du salut.» (Béchard 2016, 66) Ses propos font échos à ceux de l’ecclésiaste qu’on peut lire en exergue: «Ce qui a été, c’est ce qui sera; et ce qui a été fait, c’est ce qui se fera; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil.» L’image de Janus, dieu au double visage, tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir, s’impose ici moins comme dieu de la transition que de la répétition, tellement l’humanité reste aveugle à ses propres fautes. En un sens, la répétition qui se joue entre les interventions militaires de l’Union soviétique et celles des États-Unis ne sont toujours que des interventions d’un pouvoir égoïste qui cherche à créer une image servant à camoufler les faiblesses qui lui sont intrinsèques. Le roman de Béchard met formidablement en lumière l’aveuglement égoïste des protagonistes qui n’ont comme désir que de se racheter à leurs propres yeux et de détourner le regard d’autrui pour ne montrer finalement qu’un visage lavé de toutes taches.

Dans le contexte actuel du retrait des troupes américaines de l’Afghanistan et du retour en force des Talibans, ces œuvres nous incitent, au final, à réfléchir aux écueils possibles de toute entreprise interventionniste et aux motivations profondes qui les sous-tendent, au risque de chuter comme Icare pour s’être approché trop près de l’œil du soleil.

     

Bibliographie

Alexievitch, Svetlana (1989), Les cercueils de zinc. Paris, Actes Sud.

Ellis Béchard, Deni (2016), Dans l’œil du soleil. Québec, Alto.

Ellis Béchard, Deni (2016), «Aparté. L’histoire derrière Dans l’œil du soleil». (aparté)En ligne.

Delville, Michel (2009), «Retour sur les romans du 11 septembre», Culture, Université de Liège. En ligne.

Klei, Alice van der (2014), «Le 11 septembre 2001, un événement vu d’ici», dans Bertrand Gervais, Alice van der Klei et Annie Dulong (dir.), L’imaginaire du 11 septembre 2001. Motifs, figures et fictions, Montréal, Nota Bene, p.249-266.

Kundera, Milan (1990), La valse des adieux. Paris, Gallimard.

Maazouzi, Djemaa (2017), «De scènes terroristes et d’imaginaire social». Alternative Francophone, vol. 2, n°1, p, i-xii. En ligne.

Ramel, Frédéric (2004), «Presse écrite et traitement immédiat du 11 septembre: un imaginaire occidental réactivé?». Mots. Les langages du politique, vol. 16, p.113-126.

  • 1
    Adjectif dérivé de Janus, dieu des portes et des passages, dieu de la transition, représenté par un visage double regardant d’un côté vers le passé et de l’autre vers l’avenir. Il incarne également la potentialité antinomique des êtres, dont l’existence s’inscrit dans la durée et le changement.
  • 2
    Au sens médiéval du terme: croisé désigne un chevalier chrétien occidental (catholique) qui a participé aux croisades du Moyen Âge et qui est appelé croisé parce qu’il a une croix cousue sur ses vêtements.
  • 3
    La première citation est un extrait de l’Ecclésiaste ou livre de Qohelet, datant du 3e siècle av. J.-C. qui, en regard du déterminisme pesant sur la vie, recommande de tirer le meilleur de chaque jour: «Vanité des vanités, dit le Prédicateur; vanité des vanités! Tout est vanité. Quel profit a l’homme de tout son labeur dont il se tourmente sous le soleil? Une génération s’en va, et une génération vient; et la terre subsiste toujours. Et le soleil se lève, et le soleil se couche, et il se hâte vers son lieu où il se lève. Le vent va vers le midi, et il tourne vers le nord; il tourne et retourne; et le vent revient sur ses circuits. Toutes les rivières vont vers la mer, et la mer n’est pas remplie; au lieu où les rivières allaient, là elles vont de nouveau. Toutes choses travaillent, l’homme ne peut le dire; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se satisfait pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera; et ce qui a été fait, c’est ce qui se fera; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil.»
  • 4
    La seconde citation, extrait du Cyclopaedia of India and of Eastern and Southern Asia d’Edward Balfour, renvoie à l’étymologie du Khorestan, qui évoque l’image du soleil et d’un lieu de lumière: «Le Khorasan est le nom par lequel les Afghans, les Baloutches et les Brahouis désignent la région que les Européens nomment Afghanistan et Baloutchistan. Il s’agit d’une prononciation adoucie de Khorestan, ou le pays du soleil, ou le lieu de la lumière…»
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