Entrée de carnet

Du charisme au danger: le potentiel érotique de l’ours, entre spiritualité et subversion

Pénélope Ouellet
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Dans ma première entrée, j’affirmais vouloir recomplexifier le rapport des femmes à la nature des territoires nordiques et envisager un cadre éthique à mon mémoire. Dans le cadre de ce carnet, je souhaite dans cette optique me pencher sur un cas plus précis : celui de l’ours. 1Malgré le fait qu’il serait plutôt souhaitable de différencier les membres de la famille des ursidés, il est difficile de le faire, puisque plusieurs des récits présentent l’ours comme une catégorie générique. Il semble que la différenciation est surtout présente lorsqu’un ours polaire est présenté. Il y aurait des réflexions à y avoir sur cette exceptionnalité de l’ours polaire. Il me semble que c’est l’animal tout indiqué pour aborder les questions relatives à la fois au genre et aux territoires nordiques. Je pense que ce cas particulier va me permettre, par la suite, d’entamer des réflexions plus larges sur ces rapports.

Cette idée est survenue lorsque je suis parvenue, sur le site de l’encyclopédie canadienne, à une entrée qui débute comme suit :« Le roman Bear2Marian Engel, Bear, New York, Atheneum, 1976, 155 p. (Toronto, 1976; trad. L’Ours, v.1984), de Marian Engel, récipiendaire du prix du Gouverneur général, a été qualifié de roman le plus controversé jamais écrit au Canada parce que son héroïne a une relation érotique avec un ours. 3Donna Coates, « Bear », dans l’Encyclopédie Canadienne, 16 avril 2014, en ligne, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/bear-1, Consulté le 13 février 2021. » J’ai décidé de le lire, car j’étais intriguée par ce sommaire doublé de ce prix au caractère institutionnel. À la suite de ma lecture, mon sentiment d’étrangeté se mêlait à mon impression qu’il me manquait des référents et une contextualisation en vue d’une compréhension globale de ce récit. Ma réception ne diffère pas de celle de plusieurs lecteurs qui ont sourcillé à travers le temps face à ce roman qui, depuis sa parution, a semé sporadiquement la controverse. Et ce, jusqu’à tout récemment, en 2015, alors que la couverture a été reprise sous la forme de mème 4Avec le sous-titre « You have some explaining to do Canada »   et a poussé à une réimpression du livre. 5Jonathan Ore, « Why the classic Canadian novel Bear remains controversial — and relevant », CBC, 9 janvier 2021, en ligne, https://www.cbc.ca/radio/ideas/why-the-classic-canadian-novel-bear-remains-controversial-and-relevant-1.5865107 , Consulté le 20 février 2021. Cela démontre la curiosité que soulève ce récit, qui pose, par son caractère subversif, des questions ouvertes quant à la relation de l’humain à l’animal, questions que je voudrais me poser.

De la spiritualité à la subversion

J’ai ainsi constaté que le trope de la relation femme/ours était commun dans les récits nordiques, particulièrement dans ceux de certaines nations autochtones. Kaarina Kailo en recense plusieurs dans l’ouvrage Women and Bears : The Gifts of Nature, Culture and Gender Revisited. Elle affirme que ces récits, qui sont l’expression d’une spiritualité feminine, offrent : « alter-natives to how the religious and spiritual realms have come to be naturalized in patriarchal, institutionalized religions 6Kaarina Kailo, Women and Bears : The Gifts of Nature, Culture and Gender Revisited, Toronto, Inanna Publications and Educations, 2008, p.16». Je souhaite me questionner, à partir de cet ouvrage, sur la frontière entre la spiritualité et la subversion dans la mise en récit du rapport femme et ours, en usant de diverses sphères de savoirs, tout comme Kailo, pour bonifier ma réflexion.

L’ours, le danger et la femme

En recherchant des faits plus concrets sur le rapport femme/ours, l’hypothèse selon laquelle les femmes, durant leur menstruation, pourraient être plus sujettes à des attaques d’ours revenait souvent. 7Marian Engel reprend l’imaginaire de la menstruation et de l’ours alors qu’une des scènes du récit il est mentionné que : « her menstrual fever made him more assidious » Marian Engel, op.cit., p.129 8Kelly A. Gunther, « Bears and Menstruating women », Yellowstone National Park (U.S. National park services), 2016, en ligne, <https://www.nps.gov/yell/learn/nature/grizzlybear-menstrual-odor.htm>, consulté le 20 février 2021.  Ce rapport est apparu dans le discours populaire et scientifique en 1967, après l’attaque d’un grizzly à l’égard de deux femmes qui avaient leurs règles.9Ibid. Malgré le manque de preuves évidentes, de telles croyances perdurent. Dans la conclusion d’une thèse à ce sujet, Caroline P.Byrd affirme que ce n’est pas justifié d’inculquer ainsi une peur non fondée aux femmes. Elle émet l’hypothèse qu’une telle croyance renforce l’idée que les femmes ne sont pas faites pour la wilderness. 10Ibid. Cet imaginaire de la femme vulnérable face à la nature est une voie qui me permettra de penser les rapports de genre face aux espaces naturels. Ma réflexion sera bonifiée par ma lecture prochaine du récit de l’anthropologue Nastassja Martin, Croire aux fauves. 11Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Éditions Gallimard, 2019, 152 p. Cette dernière l’a écrit à la suite d’une attaque d’ours, qu’elle envisage avec une certaine spiritualité et qui a remis en question son rapport au non-humain.12Philippe Couture, « Nastassja Martin, une anthropologue dans la gueule de l’ours », Le Devoir, 2020, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/570498/litterature-francaise-une-anthropologue-dans-la-gueule-de-l-ours>, consulté le 24 février 2021. Cela se place en dialogue avec la fin du roman Bear, qui remet aussi en question un tel rapport à l’animal : l’ours dont la protagoniste est éprise, et qu’elle croyait entièrement domestiqué, l’attaque.

Le charisme de l’ours, « bear culture » et masculinité hégémonique

Malgré son potentiel de dangerosité, l’ours, plus particulièrement l’ours polaire, est souvent inclus dans ce que l’on qualifie les « espèces charismatiques » ou encore les « flaship species ». Ce sont des espèces qui attirent davantage la sympathie et la conscience du public par leur charisme général.13Francis Ducharme, Gloria M. Luque et Frank Courchamp, What are « charismatic species » for conservation biologists?, Master BioSciences, Département de Biologie, École Normale Supérieure de Lyon, « Laboratoire Écologie », 2012, p. 1. Cela pose des questions quant à la hiérarchisation du vivant et ses critères, ainsi qu’à la reprise de certains animaux dans la culture populaire.

Le charisme de l’ours se voit d’ailleurs réinterprété dans son potentiel érotique dans un sous-groupe des communautés gaies à travers le « Bear culture », qui est un retour à un idéal masculin hégémonique.14Peter Hennen, « Bear Bodies, Bear Masculinity », Gender & Society, vol. 19, no 1, 2005, p. 25. Dans son étude à ce sujet, Peter Hennen mentionne que: « the subversive potential of these practices is significantly undermined by an attendant set of practices that reflect heteronormative and hegemonically masculine interpretations of sex. 15Idem. » Le potentiel subversif prend une autre forme que celui qui a été énoncé plus haut par rapport à l’érotisation de l’ours. Ici, c’est plutôt par un retour à ce qui est perçu comme « traditionnel » que la subversion se dresse. Malgré cela, la consolidation du caractère masculin de l’ours dans l’imaginaire s’inscrit aussi dans cette érotisation.

Hypothèses et questions pour la suite de mes recherches

En regard des diverses explorations pêle-mêle invoquées plus haut, voici mes hypothèses principales, qui ne sont pas encore confirmées ou infirmées:

  1. L’ours comme animal érotique pourrait se construire à partir de la tension entre son potentiel de danger et son charisme.
  2. L’érotisation de l’ours serait-elle un renversement de la peur que les femmes devraient ressentir à l’égard de celui-ci? J’aimerais soumettre l’hypothèse que des récits comme celui d’Engel seraient un acte de résistance face au danger et à la masculinité hégémonique de l’ours. J’aimerais filer, au travers de cette hypothèse, la question de la frontière entre la subversion ainsi que le spirituel dans la mise en récit de tels schémas.
  3.  Plus largement, je pense que l’ours, entendu comme un imaginaire générique, est un lieu de tension dans la culture populaire. Pensons notamment à l’ours polaire, qui est à la fois utilisé par les médias comme emblème du réchauffement climatique, et inversement, dans les publicités d’une grande multinationale comme Coca-Cola.  Cette tension, combinée au potentiel de dangerosité de l’ours, met en relief des rapports proie/prédateur dont les rapports de forces se modulent dans la culture et dans les rencontres concrètes avec les ours.
  • 1
    Malgré le fait qu’il serait plutôt souhaitable de différencier les membres de la famille des ursidés, il est difficile de le faire, puisque plusieurs des récits présentent l’ours comme une catégorie générique. Il semble que la différenciation est surtout présente lorsqu’un ours polaire est présenté. Il y aurait des réflexions à y avoir sur cette exceptionnalité de l’ours polaire.
  • 2
    Marian Engel, Bear, New York, Atheneum, 1976, 155 p.
  • 3
    Donna Coates, « Bear », dans l’Encyclopédie Canadienne, 16 avril 2014, en ligne, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/bear-1, Consulté le 13 février 2021.
  • 4
    Avec le sous-titre « You have some explaining to do Canada »  
  • 5
    Jonathan Ore, « Why the classic Canadian novel Bear remains controversial — and relevant », CBC, 9 janvier 2021, en ligne, https://www.cbc.ca/radio/ideas/why-the-classic-canadian-novel-bear-remains-controversial-and-relevant-1.5865107 , Consulté le 20 février 2021.
  • 6
    Kaarina Kailo, Women and Bears : The Gifts of Nature, Culture and Gender Revisited, Toronto, Inanna Publications and Educations, 2008, p.16
  • 7
    Marian Engel reprend l’imaginaire de la menstruation et de l’ours alors qu’une des scènes du récit il est mentionné que : « her menstrual fever made him more assidious » Marian Engel, op.cit., p.129
  • 8
    Kelly A. Gunther, « Bears and Menstruating women », Yellowstone National Park (U.S. National park services), 2016, en ligne, <https://www.nps.gov/yell/learn/nature/grizzlybear-menstrual-odor.htm>, consulté le 20 février 2021.
  • 9
    Ibid.
  • 10
    Ibid.
  • 11
    Nastassja Martin, Croire aux fauves, Paris, Éditions Gallimard, 2019, 152 p.
  • 12
    Philippe Couture, « Nastassja Martin, une anthropologue dans la gueule de l’ours », Le Devoir, 2020, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/570498/litterature-francaise-une-anthropologue-dans-la-gueule-de-l-ours>, consulté le 24 février 2021.
  • 13
    Francis Ducharme, Gloria M. Luque et Frank Courchamp, What are « charismatic species » for conservation biologists?, Master BioSciences, Département de Biologie, École Normale Supérieure de Lyon, « Laboratoire Écologie », 2012, p. 1.
  • 14
    Peter Hennen, « Bear Bodies, Bear Masculinity », Gender & Society, vol. 19, no 1, 2005, p. 25.
  • 15
    Idem.
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