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De l’objet inanimé à l’art total. Le masque burkinabè
L’art africain n’est pas une manière de faire, c’est d’abord une manière d’être1Aimé Césaire. 1973. «Discours sur l’art africain (1966).» In Études littéraires, vol. 6, no 1, p.108..
— Aimé Césaire, Discours sur l’art africain.
À propos de l’art africain, Césaire précise qu’il n’est pas copie du réel, mais «recomposition» de la nature. Composer, du latin componere, signifie «mettre ensemble» ce qui est séparé en divers éléments. C’est en rapport à cette idée d’une composition totalisante que nous souhaitons aborder le sujet du masque burkinabè. Sans refaire l’illustration des circonstances dans lesquelles la formule wagnérienne «d’œuvre d’art totale» tire ses origines, force est de constater que la notion recoupe souvent celle d’intermédialité, dont elle fonde l’un des nombreux arrière-plans2Se référer à la section sur l’archéologie du concept d’intermédialité dans l’article de Mouakhar Nizar (2018).. L’on peut suivre l’acception du terme jusque dans le cadre des études culturelles africaines, où les «vocables d’art» et le «langage total» reviennent d’abord sous la plume de Louis Millogo, que d’aucuns désignent comme le père de la sémiotique africaine du non verbal3Nous relevons la référence à cette paternité chez Noël Sanou (2019: 3). À la suite de Millogo, Alain Joseph Sissao affirme que «la sortie et l’expression du masque sont un art total» (2019).. Une définition sommaire, répertoriée par les auteurs de L’œuvre d’art totale, voudrait que cette dernière «[conduise] la vie et l’art à fusionner» (Galard et Zugazagoitia, 2003). Bien que partielle, une telle proposition fait écho à la réflexion que poursuit Salaka Sanou, pour qui le masque bobo du Burkina Faso doit être pensé à la fois comme objet d’art, être sacré et être social (2019: 314). Plus encore, le professeur en littératures et cultures africaines à l’Université de Ouagadougou considère ces trois couches signifiantes du masque comme indissociables les unes des autres.
Les formes, les traits définitoires et les différences de nature
La nature multidimensionnelle du masque africain semble souvent occultée au profit de sa représentation occidentale, qui en fait un objet inanimé, vendu aux touristes ou exposé dans les musées. Pourtant, en Afrique, les masques se distinguent par leur forme animée et leur investissement de l’espace social. D’ailleurs, leur dynamisme est relevé dans nombre de recherches qui réfèrent au rituel de la sortie du masque et au contexte de sa manifestation. Bien sûr, à l’examen de cette métamorphose de l’objet inerte en un masque articulé, il faut rappeler que la religion ancestrale du Burkina Faso est l’animisme, une croyance selon laquelle les animaux, les objets et les phénomènes naturels auraient une âme. Ce qui explique en partie que les masques de la communauté bobo sont principalement des représentations figuratives ou abstraites d’animaux et de végétaux. Les différents types sont classés par des noms qui rappellent la nature des éléments qui entrent dans leur composition, à l’exemple des masques de feuilles, de paille, d’écorces, en fibres ou en tissu. On peut s’ailleurs observer quelques images photographiques de ces masques sur le site du CNRS où il est également possible de visionner le film documentaire réalisé par Guy Le Moal en 1961, Les masques de feuilles (fig. 1, 2). S’ils peuvent être désignés en vertu des matériaux qui servent à leur fabrication, les masques sont aussi nommés en fonction des enjeux qu’ils sous-tendent. Préoccupations qui peuvent être en lien avec l’environnement, les pratiques agraires ou la santé des membres de la communauté, à l’instar des masques «recycleur» ou «frappeurs de dépotoirs» étudiés par Millogo.
Les figures 1 et 2 attestent d’un trait distinctif majeur du masque burkinabè; il couvre le corps tout entier, d’où le renvoi occasionnel de Millogo au terme de «masque-vêture» pour le qualifier. Ce continuum corps-visage vient creuser l’écart avec la conception occidentale du masque, qui l’associe principalement à la figure —tout au plus à la tête— sur laquelle il peut être posé, dans le but de dissimuler, de déguiser ou de protéger celle ou celui qui le porte. Vu ainsi, le masque occidental fait ressortir la rupture moderne entre le corps et l’esprit. Or, si l’on suit Millogo: «[…] les traits définitoires du masque occidental constituent la description négative du masque burkinabè, c’est-à-dire ce qu’il n’est pas ou ce qu’il ne peut pas se contenter d’être» (2007: 323). En effet —et nous tenterons d’en faire la démonstration— le masque burkinabè exprime une manière alternative de sentir et d’aborder, d’interagir avec le monde. Après en avoir observé ses formes et son contexte d’apparition, sa composition et ses traits distinctifs, sa symbolique et ses enjeux communautaires, on peut avancer que le masque burkinabè met en lumière une intégration harmonieuse de la médiation et de la vie qui se rapproche d’un modèle traditionnel. D’ailleurs, l’aspect traditionnel du masque est la base de la discussion ouverte par André Malraux lors du colloque qui aboutit au Discours sur l’art africain, dans lequel Césaire affirme que «l’art africain dépend de l’homme africain, qui dépend du futur d’une Afrique qui n’est pas encore coupée de ses traditions4Il convient de préciser que lorsque Césaire prononce son Discours sur l’art africain lors d’un colloque en 1966, «être» signifie aussi éviter la réification, après l’expérience douloureuse et aliénante du colonialisme.» (1973: 107). L’une des interrogations philosophiques à la base des traditions africaines est, pour le philosophe camerounais Achille Mbembe, «la question de la relation» (2017: 26). Par conséquent, nous croyons que cette pensée dite traditionnelle, qui implique «des processus de traversée [et] de transformation continue» (Mbembe, 2017: 26) peut être considérée à l’aune de l’oralité.
Oralité, performance et prolongements expressifs: le masque comme milieu
Nous avons signalé que la sortie du masque burkinabè s’intègre à la vie (sociale et religieuse) et nous avons soulevé que cet enchevêtrement de l’art et de l’expérience serait en lien avec la tradition orale. Selon la définition développée par Johanne Villeneuve à partir des travaux de Walter J. Ong, «[…] pour la culture orale traditionnelle, le “médium” est un milieu dans lequel on baigne» (2003: 14). À l’image du continuum que le masque opère entre le corps et le visage, l’oralité s’accomplit dans la continuité, dans la fluidité de la voix. Lorsque nous assistons à une performance orale, nous sommes plongés dans un univers sonore et non devant sa représentation. Aussi, nous pouvons dire que la manifestation du masque se réalise dans «la processualité de la médiation en tant que performance» (Villeneuve, 2003: 14). La performance —qui est pour Paul Zumthor le trait définitionnel de l’oralité—, «met en œuvre, en leur attribuant une importance égale, le texte, ses “acteurs”, des moyens» (2008, 183). De fait, la signification du masque burkinabè engage la totalité de ses composantes et des circonstances de sa performance. En plus des peintures et des sculptures qui construisent son apparence, le masque sollicite des pratiques artistiques telles que la musique, la danse, le théâtre ou l’athlétisme; il se prolonge en «des codes aussi variés que le cri, la gestualité, le mouvement, l’énoncé chorégraphique» (N. Sanou, 2019: 4). Le public est également partie intégrante du dispositif intermédiatique qu’est le masque. Au regard de cette interactivité, le néologisme «spect-acteur», emprunté à Rémy Besson et le plus souvent utilisé en vidéoludologie5D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’au regard de cette dimension interactive, de même que sur l’aspect fusionnel du «masque-vêture», le masque burkinabè et la vidéoludologie se rencontrent. Cette coexistence de l’innovation et de la tradition nous invite à penser tant les jeux vidéo que l’art africain au-delà du concept de la modernité. (Besson, 2014: 19) ou en vidéographie (Boudokhane-Lima et Nayra Vacaflor), convient bien aux participants de la manifestation du masque, qui interagissent avec lui.
À ce propos, l’acte communicationnel entre les membres de la communauté et le masque s’effectue d’une manière que Noël Sanou qualifie «d’hétérosémiotique» (2019: 11). En effet, le public interroge le masque dans une langue que le masque ne parle pas, et celui-ci lui répond par des signes paraverbaux et des prolongements expressifs. Il a déjà été porté à notre attention que «[…] le masque en Afrique est une réalité culturelle et cultuelle au-delà de sa dimension artistique» (S. Sanou, 2019: 307). À ce titre, l’aspect ésotérique de la manifestation du masque est à considérer lorsque vient le moment de s’interroger sur son langage et sur l’acte communicationnel qu’il opère par-delà son mutisme. Rappelons brièvement que «[…] les sociétés africaines traditionnelles, originellement et fondamentalement animistes ont toujours établi une hiérarchie dans leurs relations à Dieu» (S. Sanou: 313). Dans cette hiérarchie, le masque agit comme intermédiaire. Il assure la transition entre deux mondes, il se glisse de la brousse au village, puis s’en retourne, laissant les deux endroits intacts. Le porteur du masque est lui-même porté par le masque au sens où il incarne un autre, fût-ce l’esprit d’un ancêtre où celui d’un être qui permet d’accéder à une parole divine. Aussi, pour reprendre l’exemple apporté par Villeneuve, le masque burkinabè, comme le chaman, «[…] devient passeur, médiateur, mais il ne transgresse rien et ne provoque aucun scandale» (2003: 14). En d’autres mots, il assure une médiation avec le monde des morts sans interrompre le cours de la vie à laquelle on retourne sans cesse. L’étude de ces fonctions rituelles et sociales, de même que l’examen de la cohésion des divers éléments de la performance du masque, permettent de comprendre que «produire une “œuvre d’art totale” ne consiste pas seulement à associer plusieurs techniques, plusieurs disciplines ou plusieurs médias» (Galard et Zugazagoitia, 2003). En effet, la manifestation des masques est une proposition dont «le langage […] dépasse ce signe fondamental [qu’est le masque]» (Millogo, 2007: 324). Aussi, le masque burkinabè, s’il est compris en tant que médium et comme milieu, peut très bien être entendu au sens de la sémiosphère de Yuri M. Lotman, illustrée ici par Eco:
If we put together many branches and great quantity of leaves, we still cannot understand the forest, but if we know how to walk through the forest of culture with our eyes open, confidently following the numerous paths which criss-cross it, not only shall we be able to understand better the vastness and complexity of the forest, but we shall also be able to discover the nature of the leaves and branches of every single tree (Eco in Lotman, 1990: xiii).
En conclusion: envisager un autre rapport au monde
La compréhension du masque burkinabè en tant qu’écosystème, en tant que milieu qui crée du lien social, permet de dépasser l’idée d’une forme d’art archaïque, figée dans le temps, vouée à disparaître. D’ailleurs, certains organismes et associations en Afrique (comme l’ASAMA et le FESTIMA6Respectivement, l’Association pour la sauvegarde des masques et le Festival international des masques et des arts de Dédougou. Voir https://festima.org/2021/01/29/26-janvier-2021-lassociation-pour-la-sauvegarde-des-masques-a-ete-designee-laureate-du-prix-des-bonnes-pratiques-sauvegarde-du-patrimoine-culturel-immateriel/.) travaillent à la sauvegarde et à la valorisation du masque dans une perspective interculturelle, qui vise la rencontre des différentes sociétés de masque du continent7Au moment où il écrit son article, Millogo comptabilise que «la population [du Burkina Faso à elle seule compte environ] 10,5 millions d’habitants et se répartit en une soixantaine d’ethnies aux langues différentes» (1999: 120). Considérant cela, il est évident que le masque bobo ne représente qu’une partie infinitésimale de l’échantillonnage d’étude possible.. Le fait d’envisager le masque burkinabè en tant qu’art ou langage «total» fait ressortir la pluralité de ses composantes, de ses formes, de ses prolongements expressifs et de ses fonctions. Cela étant, il s’agit moins de conclure que cette hétérogénéité participe de la formation d’un nouveau médium, que de reconnaître qu’une approche intermédiale du masque burkinabè justifie et maintient l’intérêt de cet objet d’étude. Ces perspectives de recherches, foisonnantes, se situent tant du côté de la littérature que de la sociologie ou de la sémiologie, dont elles visent à renouveler les axes de pertinence. S’éloignant de la conception occidentale du masque, le masque burkinabè nous invite à réfléchir à la relation plutôt qu’à la rupture. De cette vision non instrumentale de l’art se dégage une pensée axée sur le communautaire et le collectif. En effet, la manifestation du masque est une œuvre collective8Millogo précise que «l’énonciation du discours des masques est un acte participatif [dont] le texte final produit est une propriété collective» (2007: 327). qui incline à penser tous les registres du vivant de manière sensible et sur un même horizon. En cela, l’étude du masque burkinabè nous propose de revoir notre rapport au monde et à la terre en ce moment criant pour la survie de notre humanité et de notre planète.
Bibliographie
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Médiagraphie
Les masques de feuilles. 1961. Guy Le Moal (réal.). Ivry-sur-Seine: CNRS [37 min.]. En ligne. https://videotheque.cnrs.fr/doc=448.
- 1Aimé Césaire. 1973. «Discours sur l’art africain (1966).» In Études littéraires, vol. 6, no 1, p.108.
- 2Se référer à la section sur l’archéologie du concept d’intermédialité dans l’article de Mouakhar Nizar (2018).
- 3Nous relevons la référence à cette paternité chez Noël Sanou (2019: 3). À la suite de Millogo, Alain Joseph Sissao affirme que «la sortie et l’expression du masque sont un art total» (2019).
- 4Il convient de préciser que lorsque Césaire prononce son Discours sur l’art africain lors d’un colloque en 1966, «être» signifie aussi éviter la réification, après l’expérience douloureuse et aliénante du colonialisme.
- 5D’ailleurs, il est intéressant de noter qu’au regard de cette dimension interactive, de même que sur l’aspect fusionnel du «masque-vêture», le masque burkinabè et la vidéoludologie se rencontrent. Cette coexistence de l’innovation et de la tradition nous invite à penser tant les jeux vidéo que l’art africain au-delà du concept de la modernité.
- 6Respectivement, l’Association pour la sauvegarde des masques et le Festival international des masques et des arts de Dédougou. Voir https://festima.org/2021/01/29/26-janvier-2021-lassociation-pour-la-sauvegarde-des-masques-a-ete-designee-laureate-du-prix-des-bonnes-pratiques-sauvegarde-du-patrimoine-culturel-immateriel/.
- 7Au moment où il écrit son article, Millogo comptabilise que «la population [du Burkina Faso à elle seule compte environ] 10,5 millions d’habitants et se répartit en une soixantaine d’ethnies aux langues différentes» (1999: 120). Considérant cela, il est évident que le masque bobo ne représente qu’une partie infinitésimale de l’échantillonnage d’étude possible.
- 8Millogo précise que «l’énonciation du discours des masques est un acte participatif [dont] le texte final produit est une propriété collective» (2007: 327).