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De la spécificité de la banlieue québécoise (3): un imaginaire en chantier

Marie Parent
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Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

La représentation de la banlieue nord-américaine apparaît souvent simpliste, caricaturale, polarisée, et ce tant dans la culture québécoise que dans la culture états-unienne. Robert Beuka, dans SuburbiaNation, a raison d’affirmer que la banlieue correspond à une idée plus qu’à une réalité, cette idée se déployant le plus souvent sur les modes de l’utopie ou de la dystopie : elle réfère au rêve américain de la classe moyenne tel que célébré par la culture populaire des années d’après-guerre ou bien à l’envers de ce rêve1Robert Beuka, SuburbiaNation. Reading Suburban Landscape in Twentieth-Century American Fiction and Film, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 4.. Selon lui, la fiction américaine contemporaine est encore généralement habitée par cette idée de la banlieue figée dans les années 1950, tel qu’en témoignent des films comme Truman Show ou Pleasantville, datant de 1998. «Ces films représentent la perpétuation d’une vision en deux dimensions de la vie en banlieue telle que l’a caractérisée le discours dominant sur la banlieue tout au long de la deuxième moitié du 20e siècle2Ibid., p. 14. [Je traduis.].» Aux États-Unis, pourtant, plusieurs œuvres (dont celles de John Cheever, F. Scott Fitzgerald, John Updike, Ann Beattie, etc.) ont contribué à complexifier cet imaginaire, rappelle Beuka. De telles œuvres existent-elles au Québec?

Deux articles essentiels de Daniel Laforest proposent une réflexion sur l’univocité des discours sur la banlieue dans le contexte québécois3Daniel Laforest, «Suburbain, nord-américain et québécois: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Formules. La revue des littératures à contrainte, no 14 : « Formes urbaines de la création contemporaine », 2010, p. 211-225. (a) Daniel Laforest, «Dire la banlieue en littérature québécoise. La sœur de Judith de Lise Tremblay et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Globe: revue internationale d’études québécoises, vol. 13, no 1, 2010, p. 147-165. (b) Les références à ces deux articles seront distinguées par les mentions (2010a) et (2010b).. Ces articles sont essentiels dans la mesure où ils interrogent de manière inédite la place de la banlieue tant dans la littérature du Québec que dans son histoire culturelle, mais aussi dans la mesure où ils opèrent une synthèse pertinente des travaux les plus récents sur la banlieue, ce qui permet de situer le développement de la banlieue québécoise dans le contexte plus général de l’Amérique du Nord.
Daniel Laforest pose d’abord un diagnostic: la banlieue en tant qu’espace de fiction à part entière serait tout simplement absente de la littérature québécoise:
«La banlieue, qui semble toujours se présenter sans mystère, avec son envers et son endroit sur le territoire comme dans l’histoire des États-Unis, devient tout autre chose lorsqu’on la considère en regard du Québec et de l’histoire de sa littérature. La transparence de la suburbia américaine, transposée dans le panorama récent des Lettres québécoises, se mue en une absence. À moins que ça ne soit un manque. Il ne semble pas y avoir de place pour l’espace de la banlieue nord-américaine dans la langue du roman québécois.» (2010a, 214)
Selon Laforest, les écrivains et les intellectuels québécois, dans l’immédiat après-guerre, sont plus occupés à fonder un territoire national imaginaire qu’à interroger la relation du sujet à son environnement immédiat. La grande ville est investie par la fiction, en tant que symbole du passage à la modernité et du cosmopolitisme, voies nouvelles qui permettront au Québec de se libérer du passé. Ainsi, le «Québec n’a pas appris à lire l’impact de ses propres banlieues sur sa conception de la réalité, et […] persiste à voir en celles-ci un objet de dédain dont l’origine, heureusement, ne lui appartient pas en propre». (2010a, 216) Dans la foulée de Ferron, les écrivains et les intellectuels ont continué de simplement déplorer «le pareil au même de la banalité urbaine, suburbaine, pétrolière et américaine4Jacques Ferron, L’Amélanchier, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 21.».
Si la banlieue n’a jamais été un «objet critique» permettant «d’inscrire la modernité québécoise sur la cartographie des grands mouvements culturels et intellectuels nord-américains» (2010a, 216), Laforest tente de montrer que cette situation change progressivement. À partir des romans Le ciel de Bay City (2008) de Catherine Mavrikakis et La sœur de Judith (2007) de Lise Tremblay, il décrit le processus «d’autonomisation» de la banlieue à l’œuvre dans ces textes, tant au plan urbanistique (la banlieue ne dépend plus d’un grand centre urbain auquel elle serait rattachée) qu’au plan littéraire (la banlieue devient un «univers romanesque à part entière» (2010b, 158)).
Dans La sœur de Judith, la banlieue serait le fondement d’«une écriture où sont traduites les mutations du voisinage traditionnel, la privatisation croissante des sphères individuelles et la multiplication des objets domestiques» (2010b, 158). Dans Le ciel de Bay City, la mise en scène de l’étalement de la banlieue en tant que processus (une banlieue sans limites qui avale tout) constituerait l’élément qui rend possible le télescopage de différents lieux, différentes époques, différents événements. L’insignifiance même de la banlieue, son caractère indéfini (c’est-à-dire sans frontières et sans attributs précis), conduirait à mettre en échec les récits sur lesquels s’est construite la société occidentale : «[La banlieue] menace […] d’emporter avec elle la possibilité même du sens.» (2010b, 160)
Laforest reconnaît chez ces deux auteures «l’écriture du vivre banlieusard», laquelle, selon lui, constitue l’unique façon de faire vraiment exister la banlieue dans l’imaginaire. Il me semble trouver cette même qualité de l’évocation banlieusarde (en tant qu’objet permettant de penser le rapport au territoire, à la subjectivité et à la mémoire) dans l’œuvre de Michael Delisle par exemple (Fontainebleau (1987), Helen avec un secret (1995), Dée (2002)), à laquelle Laforest ne consacre qu’une note en bas de page (2010b, 149). Malgré tout, la démarche amorcée dans ces articles mérite d’être soulignée en ce qu’elle s’applique à défricher avec sérieux un champ de recherche jusqu’ici négligé: l’imaginaire de la banlieue québécoise.
Bibliographie
Laforest, Daniel. 2010 [2010]. «Suburbain, nord-américain et québécois: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis». Formules. La revue des littératures à contrainte, no 14, p.211-224.

Laforest, Daniel. 2010 [2010]. «Dire la banlieue en littérature québécoise. La sœur de Judith de Lise Tremblay et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis ». Globe: revue internationale d’études québécoises, vol. 13, no 1 «147».

Beuka, Robert. 2004. SuburbiaNation. Reading Suburban Landscape in Twentieth-Century American Fiction and Film. New York: Palgrave Macmillan, 284p.

  • 1
    Robert Beuka, SuburbiaNation. Reading Suburban Landscape in Twentieth-Century American Fiction and Film, New York, Palgrave Macmillan, 2004, p. 4.
  • 2
    Ibid., p. 14. [Je traduis.]
  • 3
    Daniel Laforest, «Suburbain, nord-américain et québécois: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Formules. La revue des littératures à contrainte, no 14 : « Formes urbaines de la création contemporaine », 2010, p. 211-225. (a) Daniel Laforest, «Dire la banlieue en littérature québécoise. La sœur de Judith de Lise Tremblay et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Globe: revue internationale d’études québécoises, vol. 13, no 1, 2010, p. 147-165. (b) Les références à ces deux articles seront distinguées par les mentions (2010a) et (2010b).
  • 4
    Jacques Ferron, L’Amélanchier, Montréal, Éditions du Jour, 1970, p. 21.
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