Entrée de carnet

Brésil, corporalité, cyberpunk 4: «Les jours de la peste», de Fábio Fernandes, «Cyber Brasiliana», de Richard Diegues, et le concept de «singularité technologique».

Daniel Grenier
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Les deux romans dont je parlerai brièvement dans ce billet sont tous deux parus chez Tarja Editorial, une jeune maison d’édition de São Paulo qui se spécialise dans la science-fiction «hard», et le fantastique. Le slogan de la maison est «De la littérature fantastique bien au-delà des genres.»

(Un troisième ouvrage paru chez Tarja présente de l’intérêt dans le cadre d’une recherche sur le cyberpunk brésilien dans ses rapports avec le post-humain, il s’agit d’un recueil collectif de nouvelles intitulé Cyberpunk – Histórias de um Futuro Extraordinário.)

Aucun de ces livres n’étant disponibles à Montréal, j’ai du me contenter des courts PDF d’extraits offerts par la maison d’édition et des nombreuses critiques trouvées dans la blogosphère. L’idée de ce billet est donc non pas de proposer une lecture approfondie de ces deux romans, mais d’en offrir de brefs résumés afin d’ouvrir la réflexion sur le concept de “singularité technologique” (développé dans les années 50 et popularisé au cours des dernières décénnies du XXe siècle par des mathématiciens comme Ray Kurzweil et Vernor Vinge) tel que mis en scène par la science-fiction brésilienne.

Fábio Fernandes, Os Dias da Peste (Les jours de la peste). São Paulo: Tarja Editorial, 2009, 183 pages.

Os Dias da Peste raconte, sous la forme d’entrée de blogues et de journaux électroniques, les expériences vécues entre 2010 et 2016 par un jeune professeur et informaticien nommé Artur, dans un Rio de Janeiro de plus en plus branché et informatisé. Le protagoniste et narrateur, constatant que de plus en plus d’ordinateur dans la ville et dans la région commencent à se comporter étrangement (intelligemment?), relate les étapes qui le mènent à convertir sa propre machine en être pensant.

Alors qu’à l’époque, les urgences informatiques se réglaient en recourant aux “degrés” 1 ou 2 de réparation, il devient de plus en plus souvent nécessaire d’aller jusqu’au “degré” 3 pour réparer ordinateurs qui présentent à l’écran des phrases absurdes et aléatoires comme “Tu ne vas pas m’éteindre, espèce de fils de pute” ou “Ça ne sert à rien, imbécile. L’effet est gestaltique”. Certaines phrases sont même reliées à la vie et au quotidien des usagers et l’unique solution est alors drastique: changer la mémoire et reformater complètement le disque dur.

Ce que les autorités croient être une attaque de virus informatique sans précédent se révèle plutôt être le “réveil” de plusieurs intelligences artificielles à travers le monde. Artur, le narrateur du roman, tient un rôle crucial dans ces développements, alors qu’il fournit à son propre ordinateur l’information nécéssaire à son “réveil”. Le roman se lit donc comme le témoignage sous la forme d’entrées de blogue d’Artur relatant les différentes phases de l’apparition de ces intelligences artificielles.

D’après ce que j’ai pu en lire dans l’extrait fourni gratuitement par la maison d’édition, le roman de Fernandes est particulièrement intéressant pour nous dans la mesure où il possède également un autre niveau de lecture, une autre trame parralèle. En effet, une introduction rédigée en 2109 ainsi que des dizaines de notes en bas de pages font comprendre au lecteur que le livre en fait s’adresse à des lecteurs du XXIIe siècle, dans la tradition du “manuscrit retrouvé”, et que si nous comprenons toutes les références culturelles et sociales d’Artur, le destinataire fictionel, lui, a besoin d’explications. Ceci ajoute une strate à la fois humoristique et déstabilisante à la narration, qui se retrouve simultanément dans un temps contemporain et futuriste. Par exemple, une note en bas de page présente Arthur C. Clarke, dont Artur vient de parler, comme “Être Clarke, Hyper-Maître Degré 12 du Panthéon Terreste Des Consciences Downloadées”, ce qui tout à coup ne veut plus rien dire pour nous alors que Clarke comme nous le connaissons ne veut rien dire pour les lecteurs du futur.

L’idée de mêler ainsi deux temporalités temporelles est intéressante en ce qu’elle permet à Fernandes de montrer simultanément l’origine et le déploiement de la “singularité technologique”. Le temps fictionnel dans lequel le manuscrit d’Artur est “lu” est celui de totale post-humanisation, où l’homme et la machine ne font plus qu’un, alors que le temps d’Artur qui est quasi-contemporain au nôtre, est celui de la “pré-singularité”.

Je terminerai ce court résumé en traduisant un passage de la préface rédigée par Adriana Amaral (p. 4-6), qui exprime bien la spécificité du roman de Fernandes dans la production actuelle de littérature cyberpunk.

[…] Avec Les jours de la peste, l’auteur “sort du placard” en tant qu’auteur de SF avec grand style […] et innove en démontrant qu’il n’est pas nécessaire d’inclure des autochtones ou des éléments folkloriques afiin de s’insrcire dans une littérature qui est aussi mainstreamdans le bon sens du terme – que nationale, mais qui est encore plus “post-géographique”, comme dirait William Gibson, et qui se situe dans un “entre-lieu”, comme le dit Homi Bhabha.

Se déroulant dans un Rio de Janeiro qui n’a rien de stéréotypique et de multiculturel, le livre dialogue avec plusieurs types de spectateurs et différentes couches de lectures, à travers des thèmes aussi variés que le post-humanisme et les théories de l’intelligence artificielle. Dans ses layers photoshopées de “moment” cultuel et social effervescent, l’oeuvre entre dans un dialogue à plusieurs niveaux avec ses lecteurs-modèles, avec la culture du divertissement et avec la tradition classique de la SF. Et pourquoi ne pas parler ici de la “tradition narrative cyberpunk”, qu’on illustre de l’équation suivante: mélange du langage de la rue et d’un langage littéraire “hard” + conglomérats médiatiques et corporatistes dominants + anti-héros solitaire à la recherche de sa muse “geek” + fusion homme-machine + citations et références culturelles pop + “jacking in” + sexe + underground. À un autre niveau de lecture, on retrouve les discussions épistémologiques et linguistiques qui donnent sa consistence au livre: la préoccupation vis-à-vis une société claustrophobe et paranoïaque, l’ubiquité des machines dans un quotidien chaque jour plus violent qui nous assaille dans chaque ville d’un pays du tiers-monde apparemment en ascension dans le panorama diplomatique mondial, ainsi que les notions encore cartésiennes typiquement “Die Mensch Maschine” chantées et déchantées par Kraftwerk et par Daft Punk, entre autres, aussi bien que par toute la trajectoire philosophique occidentale. […]

Richard Diegues, Cyber Brasiliana. São Paulo: Tarja Editorial, 2010, 254 pages.

Cyber Brasiliana est un roman qui pourrait lui aussi être qualifié de “post-cyber”, puisque les éléments de cyberpunk présents dans le texte sont intégrés à une narration qui est de l’ordre d’un métadiscours sur les genres et sur une humanité beaucoup plus proche du virtuel que du cyborg au sens “traditionnel”.

L’histoire se déroule dans un futur (vers 2100) presque complètement dominé par ce qui semble à première vue être une version “totalisante” de Second Life, appelée l’Hypermonde, où des avatars accomplissent des missions secrètes et où les programmes (les lignes de codes informatiques) apparaissent sous forme de chiens ou d’arbres après avoir été téléchargés. Les deux premiers chapitres, auxquels j’ai eu accès, racontent, dans un vocabulaire très jargoneux parsemé de termes anglicisés, l’entrée dans l’hypermonde des deux protagonistes principaux, un jeune Pistoleiro nommé Kamal et un programmteur musulman qui doit lui remettre une “Perle de Codes” nommé Sa-Id. Comme je n’ai aucune idée où ça s’en va à partir de leur rencontre, je me contenterai d’élaborer brièvement sur des thèmes que le roman semble aborder.

Dans la courte préface, le professeur Herlado Assis Barber (que je soupçonne d’être une invention, si je me fie au ton un peu sarcastique et dérisoire de la maison d’édition Tarja) précise que contrairement à la majorité de la production cyberpunk, Cyber Brailiana présente un monde qui s’approche de l’utopie telle qu’on la conçoit actuellement, au sens où l’action se passe dans un Brésil futur où la pollution, la violence, la famine n’existent partiquement plus. Ceci pour la simple et bonne raison que le crime et tout le reste se sont déplacés dans un monde virtuel auto-suffisant dans lequel les gens vivent pratiquement tout le temps. Certains sont même branchés en permancence. Le monde “réel” existe toujours, on y fait référence dans le livre, mais il n’y a plus personne qui y vit vraiment. Tous et chacun restent dans leurs “blocs d’habitations” et préfèrent se connecter à l’Hypermonde, y habiter, y faire des transactions bancaires, y rencontrer des gens.

Pour les personnages du roman, la “singularité technologique” a eu lieu: leurs qualités, leurs caractéristiques humaines ne sont plus qu’un langage qui leur permet de se reconnaître entre des lignes de codes et des équations binaires qui “reproduisent” des éléments corporels humains et des traits physiques. Les événements qui arrivent dans la réalité virtuelle de l’Hypermonde sont plus significatifs que ce qui arrive dans le monde réel.  Le passage à une post-humanité est complété à partir du moment où certains millionaires peuvent se permettre de ne plus utiliser leur corps, qui gît immobile et branché dans la réalité, nourri par intraveineuse, alors que leur avatar existe et agit dans l’Hypermonde.

***

Dans un prochain billet, j’essaierai d’exposer sommairement la théorie de la “singularité”.

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