Entrée de carnet

Because of him we have many things …like Pizza Hut!

André D.
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

   

Je m’attarderai dans ces quelques lignes à une notion pouvant être décelée –parfois de manière plus frontale que d’autres, quelquefois de manière plus nuancée que d’autres– tant au travers des textes d’Yves Citton (2018), de Joanne Clavel et Marine Legrand (2019), de Naya Naoufal (2020), de Catriona Sandilans (2021), de Nicolas Truong (2023), ainsi que celui d’Estelle Zhong Mengual (2021). La résumant en trop peu de mots, cette notion est celle soutenant qu’un système économique capitaliste et/ou colonialiste nous fasse développer un mode d’attention bien particulier. Bien qu’il soit relativement évident d’évoquer le spectre d’un système hégémonique comme étant une source d’influence majeure sur la formation et reproduction de nos modes perceptions et corolairement de nos performances au sein d’un écosystème, il me semble simpliste de soutenir l’idée qu’un système économique aussi complexe et protéiforme soit, selon mon interprétation des textes, l’acteur prédominant de notre crise perceptuelle accompagnant celle climatique. Évidemment, je ne cherche pas ici à absoudre le capitalisme de ses offenses, je n’ai d’ailleurs pas l’habitude de le défendre, néanmoins, il me semble nécessaire de creuser davantage cette influence afin de voir comment elle s’accorde ou non avec le paradigme attentionnel qu’on cherche à lui faire porter.

En raison de la concision de ce texte, je ne pourrai pas explorer les allusions faites à ce système économique par chacun·e·s des auteur·trice·s. Je me concentrerai donc sur l’idée qu’un système capitaliste nous amènerait entre autres à voir et interagir avec les autres vivants comme de simples ressources à exploiter. Afin de nous lancer dans cette courte exploration, je soulignerai les propos de Pierre Charbonnier rapportés par Truong:

[Il] n’y a pas que le capitalisme qui a accompagné le développement matériel, même s’il a évincé tous les autres systèmes. D’ailleurs, on peut tout à fait imaginer que le triomphe d’une révolution communiste mondiale au XXe siècle nous laisserait avec un «bilan carbone» encore pire que celui constaté aujourd’hui, tout simplement parce que ses performances productives et développementales auraient été bien meilleures. (Truong, 2023, p.107)

   

Capitalisme et attention

En premier lieu, il me semble nécessaire d’aborder la notion soutenant qu’un système comme celui du capitaliste nous ferait effectivement faire quoi que ce soit, qu’il nous ferait performer quelque chose. En approchant ce système dans une perspective néomatérialiste, plus précisément au travers d’un cadre théorique percevant nos relations sociales inter-objets sur un plan horizontal formant un réseau «d’agencements» (Despret, 2013, p.38) –où un agent rend essentiellement capable un autre agent d’être capable– on peut entrevoir comment le système capitaliste nous rendrait capables –par l’agencement qu’il propose– de voir les autres vivants uniquement au sein d’une dynamique au travers de laquelle on percevrait chez eux uniquement leur potentiel économique. Toutefois, voir cette possibilité comme une inévitabilité m’apparait soit être le produit d’une transposition trop littérale de théories capitalistes vers la pratique ou d’une approche déterministe radicale. Après tout, un agencement particulier est nécessairement contingent à la configuration des autres agents dans son réseau ainsi que de leurs réseaux respectifs.

Dans ces conditions, pour qu’un tel agencement ait un effet aussi direct sur notre mode d’attention, il devrait être composé uniquement d’agents humains agissant religieusement sous une doctrine analogue à une théorie du choix rationnel. La complexité de notre monde vécu indique que la cristallisation d’un tel agencement demanderait plusieurs autres agents compensant le fait que les humains n’articulent pas une pure rationalité individualiste. Toutefois, même avec ces autres agents inconnus, il semble possible que d’autres configurations soient possibles au sein d’un tel agencement capitaliste. Après tout, les différents auteur·trice·s cité·e·s plus haut semblent incarner la preuve que malgré l’hégémonie de l’agencement capitaliste, il est possible de se soustraire à cette attention et à cette performance de l’exploitation tout en évoluant inévitablement au sein d’un réseau capitaliste. Bref, que le système capitaliste n’a pas dans son essence le pouvoir de nous faire porter attention au monde d’une façon particulière. Rendre capable et faire faire sont deux choses différentes.

Il m’apparait alors nécessaire de fouiller plus en profondeur ce que le capitaliste pourrait nous rendre capable de voir, comment celui-ci pourrait nous rendre capables de porter attention de différentes façons. Ce que je perçois à ce niveau, c’est que le capitalisme offre avant tout un agencement au travers duquel la valeur qu’on assigne à un objet est déconnectée de la nature de celui-ci : un système d’assignation de valeur arbitraire. Un système capitaliste, de ma compréhension rudimentaire, permet avant tout de dissocier la valeur d’échange et la valeur d’utilité d’un objet. Conséquemment, cet aspect pourrait tout autant contribuer à cristalliser un agencement au travers duquel nous percevons une valeur dans un objet puisque celui-ci incarne une ressource nous étant utile, qu’un agencement où on attribue de la valeur à un objet tout simplement parce qu’on –socialement ou personnellement– lui attribue arbitrairement de la valeur. Quiconque évoluant en tout ou en partie au travers d’une industrie de l’art devrait d’ailleurs être en mesure de concevoir cette possibilité.

Conséquemment, ce que le capitalisme pourrait aussi avoir comme potentiel dans un réseau serait de nous offrir un socle pour développer la capacité de percevoir de la valeur dans quelque chose qui n’en aurait pas fondamentalement pour l’humain. Évidemment, les marchés, comme ceux du carbone ou de l’art, nous ramènent à une perspective anthropocentrique où l’objectif de cette valeur créé de toute pièce est de s’enrichir pécuniairement et/ou d’assurer sa survie. Il est peut-être impossible de se libérer totalement d’un certain égocentrisme. Toutefois, il serait possible de profiter d’un réseau duquel le capitalisme est l’un des agents pour ce qu’il semble déjà avoir internalisé chez nous: créer de la valeur à partir de tout et de rien. Ainsi, un peu à la manière de l’or, c’est peut-être une fois qu’on aura acheté toute la glace du Groenland que nos sociétés capitalistes arriveront à porter attention à sa valeur. Non pas pour l’exploiter, mais puisqu’on lui attribue arbitrairement une valeur.

Bien que plusieurs voudront sans doute poursuivre leur tentative d’effacement du capitalisme de leur réseau pour une variété de raisons, la reconfiguration du réseau le comprenant pourrait –possiblement– s’avérer être une façon de l’instrumentaliser pour altérer différemment la perception de notre écologie. Après tout, tel un Gorbatchev se régalant de pizza sur la place Rouge, un même objet semble être capable d’une chose et son contraire.

 

Références

Citton, Yves. (2018). «De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction», dans M. Dugnat (dir.), Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s), Toulouse: Érès, p. 11-27.

Clavel, Joanne et Marine Legrand. (2019). «Respirations communes: les pratiques somatiques comme créativités environnementales», dans M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot (dir.), Écosomatiques: penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Éditions Deuxième époque.

Despret, V. (2013). From Secret Agents To Interagency. History and Theory, 52(4), 29‑44.

Naoufal, Nayla. (2020). «Le paysage comme pédagogie: Danser Sápmi / Landscape as Pedagogy: Dancing Sápmi». Esse, 98, p. 60–67.

Sandilands, Catriona. (2021). «Plant/s Matter», Women’s Studies, v. 50, no. 8, «What Matters Most», p. 776-783.

Truong, Nicolas (2023). Les penseurs du vivant. Paris: Actes sud, coll. «Les grands entretiens du Monde».

Zhong Mengual, Estelle. (2021). Apprendre à voir: le point de vue du vivant. Paris: Actes Sud, coll. «Mondes sauvages».

   

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