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Au rythme blanc des «Lignes aériennes» de Pierre Nepveu
Barthes savait bien que le tragique est devenu une épithète déconnectée de toute représentation dans nos sociétés. Il n’est plus d’art où la pureté dans l’assemblage des signes puisse prétendre à l’équivalence avec une douleur univoque et universelle. L’événement sur lequel s’appuie (explicitement -témoin la «note documentaire» des dernières pages) le livre Lignes aériennes de Pierre Nepveu n’aurait donc pas la qualité d’une tragédie. Et pourtant. On dirait qu’y subsiste une humeur de cet ordre. «L’expropriation d’un territoire immense» , les «vies brisées» par la construction de l’aéroport Mirabel, «invraisemblable monument à l’ineptie gouvernementale et bureaucratique», font persister l’idée d’ une puissance aveugle, dont le vaste geste qui balaie les existences n’appelle aucune justification, se situant au-delà, ou en deçà, du monde des signes. On trouve donc dans Lignes aériennes ce qu’évoquait Barthes, «un espace largement présenté à l’annonce d’un malheur», mais à la différence près que le malheur est déjà survenu. Il a produit l’image qu’offre Nepveu d’ une «terre sans arbres/et pure de ne dresser aucun obstacle.» Ici la nouvelle scène tragique est sans limites, et surtout sans tumulte. À ce titre un poème comme «Paix sur la terre» vaut son pesant d’ironie. Il évoque une existence ayant perdu de vue ses limites, et par conséquent dépourvue de sens: «on ne se possède plus ni le monde, /on ne sait plus ce que veut dire /le mot paix /tellement elle s’étend /loin au dehors.» L’erreur serait de penser que Lignes aériennes est le livre d’une absence. Une absence qui serait causée par la désaffection de l’ancien tissu communautaire d’avant l’aéroport, et qu’investirait le poète avec des vers ayant valeur d’élégie. Il n’en est rien. L’espace est occupé. Il l’est par la subsistance du tragique dans un monde qui l’a oublié, ou qui lui a donné d’autres noms. Autant dire qu’il est occupé par un problème posé directement à la poésie.