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110 Stories: New York Writes After September 11

Jean-François Legault
couverture
Article paru dans Poésie, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Baer, Ulrich (dir.). 2002. 110 Stories: New York Writes After September 11, New York: New York University Press, 333p.

Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project, au Labo NT2)

  

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Ulrich Baer est professeur de littérature allemande à l’Université de New York et auteur de plusieurs essais sur la poésie (notamment celle de Rainer Maria Rilke). Devant le flot de publications de tous genres (essais, articles de journaux, textes d’opinion, témoignages, etc.) ayant immédiatement suivi les attentats, Baer n’a pas manqué de constater la quasi-absence des auteurs de fiction. Avec le recueil de textes 110 stories, son but était donc de remplir ce vide. Moins d’un an après la chute des tours, la parution du livre est venue donner une voix aux écrivains de prose et de poésie de la ville de New York. Dans son introduction, Baer écrit que New York est, entre autres choses, une ville d’écrivains dont la somme des langages est à l’image de la ville : polyglotte, métissée, cosmopolite. Comme le titre (un jeu sur la polysémie du mot stories, désignant à la fois une histoire et un étage) l’indique, le recueil offre cent dix histoires en réponse aux cent dix étages des tours disparues. Si la consigne était simple (fournir un texte d’environ deux pages, inspiré du 11 septembre), il semble que la tâche n’ait pas été si facile: «All of the authors were given broad licence to fill two pages. In the months of soliciting contributions, I spent a good deal of time convincing authors who had difficulties writing in the wake of September 11 to search for a story, to begin to write again, to stop replaying in their heads the dead-end scenarios in and on the air. In order to write, one must feel deeply, and many tried to keep any hint of emotional or experimental intensity at bay.» (page 8) Derrière chacune des cent dix « histoires » se cache une autre histoire: celle de la genèse du texte, du retour de l’écrivain à la parole énonciatrice. Le retour à la «normalité» pour l’écrivain ne se superpose-t-il pas à celui de la communauté dont il constitue en quelque sorte la voix? L’impulsion de raconter devient salutaire en permettant de reprendre une poigne sur le réel. C’est ce qu’exprime Baer lorsqu’il explique les objectifs de sa démarche: «The stories address the need for narrative in the wake of a disaster. In a recent essay, Don DeLillo identifies the task at hand: ”to give memory, tenderness, and meaning to all that howling space” caused by the towers’ collapse. […] Their stories explore the possibilities of language in the face of gaping loss, and register that words might be all that’s left for the task of finding meaning in – and beyond – the silent, howling void.» Le lecteur ne trouvera donc pas dans le recueil 110 stories une réponse aux innombrables questions que ne manque pas de soulever un événement d’une telle ampleur, mais plutôt les signes d’une possible guérison visible dans les traces que laisse le retour d’une collectivité à la parole.

  

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Recueil de textes (poèmes, nouvelles, extraits de journaux, essais, etc.)

  

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Le recueil colligeant cent dix textes d’auteurs différents, il présente un large éventail de genres et de formes, allant de la poésie au témoignage personnel, de l’essai politique à l’intrigue policière.

  

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

Certains textes font un usage généralisé du 11 septembre, tel que «The Price of Light and Air» de David Hollander; d’autres mettent en scène directement les événements, comme le poème «Perfect Weather» de Star Black; enfin, certains textes ne représentent pas du tout les événements, comme la nouvelle «The Term» de Eric Darton.

   

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

La multiplicité des points de vue présentée dans le recueil va de pair avec la diversification des types de représentation des événements. Certains auteurs ont choisi de représenter de façon explicite les événements, alors que d’autres ne mentionnent aucun détail.

  

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Chacun des textes du recueil mettant en scène ses propres actants, il est difficile d’établir une ligne commune quant aux liens entre les protagonistes et les événements. Néanmoins, les événements sont abordés selon trois approches principales (individuelle, collective et socio-politique), lesquelles sont souvent liées intimement à la forme choisie par l’auteur. Par exemple, le recueil contient plusieurs témoignages portant sur les instants qui ont précédé ou suivi les attentats et la façon dont ils ont été vécus par l’auteur. Le point de vue individuel utilisé dans ce cas se double souvent d’une critique sociale et politique. Ailleurs, l’auteur choisira un point de vue collectif pour exprimer sa vision du 11 septembre, comme c’est le cas pour Lynne Sharon Schwartz dans son texte «Near November». Dans son texte, le je personnel devient un nous communautaire lorsqu’elle raconte comment quelques New Yorkais se sont réunis le matin du 12 septembre 2001 pour écrire à la craie sur les trottoirs de la ville leur expérience de la catastrophe. Leur groupe s’accroît progressivement jusqu’à attirer l’attention des autorités, qui tentent de les disperser. Ils continuent malgré tout à graver à même la substance de la ville ces petites phrases les raccrochant au tangible à la façon d’un mantra: «People stop to ask why we are down on our knees, why months later we keep writing on the streets. Often they join us. We write the same thing each day: I was in my car, on the bridge, I saw… On the bus, a woman on a cell phone started screaming… I was feeding the baby, I had the radio on… The phone rang, it was my sister-in-law, my girlfriend, my downstairs neighbor, my ex-husband… I was in the coffee shop, at the office, at the dentist, in class, from my hospital bed I saw it all out the window… I was in Honolulu, in London, in Paris, in Sydney… […] A man from the city pleaded with us: Go back to your lives, he said, Or at least write something new. We would like to write something new, we are very tired of our stories, but we don’t know what the next sentence should be.» (page 260-261) Les différents poèmes que contient le recueil présentent eux aussi différents liens avec les événements du 11 septembre. L’un d’eux en particulier présente une critique acide de la société américaine. En effet, dans son poème «America everything has changed», Carey Harrison laisse entendre que le véritable ennemi n’est pas seulement celui qui vient de l’extérieur: «America everything has changed / The enemy is inside the gates / Can you recognize him?» (page 140). Dans la strophe suivante, il pointe du doigt le mode de vie américain: «The enemy eats pizza, drives an SUV / Spends his dollars on liquor and lap dancing / Can you recognize him?». Sa dénonciation pessimiste se termine par le constat que, si l’Amérique ne sera jamais plus pareille, rien n’a vraiment changé: «Nine eleven can you hear the shrilling bells / Brave men are dying for you America / America nothing has changed ». Les liens entre les protagonistes des différents récits et poèmes et les événements du 11 septembre sont aussi nombreux et variés que les textes qui les mettent en scène. Certains subissent, d’autres agissent; certains se remémorent, d’autres se tournent vers l’avenir; certains traduisent la peur, la douleur, le deuil, d’autres évoquent l’espoir, la guérison, l’entraide. Ces liens complexes sont le miroir de ceux de la population hétéroclite de New York, appelée à réagir individuellement et collectivement aux événements.

   

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Pas de sons.

  

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Pas de travail iconique.

  

Autres aspects à intégrer

N/A

  

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

In 110 stories, Ulrich Baer gathers a multi-hued range of voices that chronicle, with vivid immediacy and heightened imagination, the shock and loss suffured in September 2001. From  a stunning lineup of 110 writers who represent New York at its most imaginative, these stories give readers the very shape and texture of a city in crisis, a glimpse of how things would develop in the aftermath, and the external and internal damage that the city and its inhabitant absorbed in a few unforgettable hours that would set the world’s course for years to come.

  

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

N/A

  

Citer la dédicace, s’il y a lieu Aucune. Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

  

Impact de l’œuvre

Impact inconnu

  

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

L’existence même d’une œuvre telle que le recueil 110 stories nous fournit une piste, et même un outil d’analyse, pour traiter d’une dimension de la fictionnalisation du 11 septembre souvent ignorée: la capacité d’intégration d’un événement rompant radicalement avec l’ordre social, autrement dit un phénomène anomique (Durkheim, 1981), passe inévitablement par le langage. Une catastrophe de l’ampleur du 11 septembre 2001 possède intrinsèquement un caractère anomique. La socialisation de l’être humain s’est fait en réaction à la contingence de l’existence: devant les cataclysmes naturels, la maladie et la mort, l’humain s’est créé un cocon social apte à rendre supportables, faute de les enrayer, certains de ces phénomènes anomiques. Avec le temps, l’expérience humaine (lire ici «de la civilisation occidentale») s’est largement débarrassée des catégories mentales permettant d’appréhender un phénomène tel que les tours jumelles du World Trade Center s’écrasant sur plusieurs milliers de citoyens en plein coeur de Manhattan. Les mots de l’auteure Amy M. Homes, tirés de son texte «We All Saw It, or The View from Home» faisant partie du recueil 110 stories, expriment particulièrement bien ceci: «There is no place to put this experience, no folder in the mental hard drive that says, catastrophe. It is not something you want to remember, not something you want to forget.» (page 152) La chute des tours à elle seule constitue une puissante anomie. Dans l’imaginaire des États-Unis (qui ont investi des sommes phénoménales depuis la Guerre froide pour prévenir une attaque en sol national), la menace était censée prendre une forme à tout le moins vaguement militaire: espionnage, raids aériens, missiles nucléaires, etc. Un tel événement serait entré dans des catégories sociales suffisamment élaborées pour que leur impact soit amoindri en une sorte d’anomie «pré-digérée». Ce qui s’est actuellement passé le 11 septembre 2001 (les vols nationaux transformés en armes de destruction massive, l’attentat inattendu le matin d’une journée radieuse, l’incertitude totale quant à ce qui allait suivre dans les prochaines minutes, heures et jours) a fait expérimenter aux Américains la véritable nature de l’anomie : la terreur.Il est envisageable que chaque personne, américaine ou non, à qui fut présenté pour la première fois la nouvelle des attentats fut victime, certes à des degrés divers, d’une réaction similaire: la bouche bée, la raison se débattant pour saisir la portée et la tangibilité de l’événement, aucun mot ne suffisant à exprimer une pensée qui de toute façon ne parvient pas à se former. Pourtant les mots doivent forcément venir, hésitants, inadéquats. Il faut réagir, se relier aux autres membres de la société, tenter imparfaitement d’intégrer le phénomène anomique dans le tissu social. Chacun fait de son mieux, bien sûr: pour parler des événements, le journaliste utilise le vocabulaire journalistique, le politicien utilise le vocabulaire politique, l’universitaire le théorique, chacun voulant fidèlement décrire le phénomène dans les limites de sa sphère d’influence. Mais quel outil possède l’homme de la rue pour faire la même chose, si ce n’est le vocabulaire populaire, avec lequel il cherche moins à décrire qu’à raconter comment l’impensable a fait irruption dans sa vie. Chacun y va de sa petite anecdote relatant où il était et ce qu’il faisait lorsque ça est arrivé. Cela vaut tout autant pour le New-Yorkais que pour les autres peuples du monde. Mais pour les autres, la perception du phénomène se fait à travers les filtres des langages journalistiques, politiques, théoriques. Bien que les médias leur aient représenté mille fois les avions percutant les tours, ils ne peuvent avoir qu’une idée imprécise de ce qui s’est réellement passé à New York ce matin-là.

Et c’est précisément ici que le recueil 110 stories devient une œuvre artistique d’une importance primordiale. Les écrivains qui participent au recueil, de par leur profession, ont la capacité de s’approprier le langage populaire, littéraire, scientifique, théorique, politique, journalistique, etc., pour raconter, en lieu et place de leurs concitoyens, comment ils ont perçu (ressenti, expérimenté, observé, vécu) ce ça qui s’est passé le 11 septembre. Dans son introduction au recueil, Ulrich Baer écrit à propos de ces écrivains: «They are familiar with the necessity of approaching an event from angles that are not merely uncomfortable but painful to contemplate, and of struggling to find the words for an experience so complex that it mocks the black and white simplicity of printed paper.» (page 2) Chacune des nouvelles du recueil est une porte d’entrée, un angle de vision, un sentiment, qui permet d’une part aux New-Yorkais d’intégrer le phénomène anomique, d’autre part au reste du monde de court-circuiter l’image fabriquée par les médias pour mieux appréhender la réalité du 11 septembre. C’est ce que tente d’illustrer Siri Hustvedt dans son texte intitulé «The World Trade Center»:

« It may be easy to say, ”Burning bodies fell from the windows of the World Trade Center,” but it isn’t easy to embrace the reality of that sentence. On September 11, my sister, Asti, ran uptown with my niece, Juliette, in her arms, away from P.S. 234 [ une école primaire du Lower Manhattan ] as the towers burned behind them. Juliette’s classroom faced north so she didn’t see people jumping or the burned corpses falling from the building, but other second-graders, whose rooms faced south, did. They rushed to the window and looked up. A panicked child began to scream, ”Is my mommy dead?” One of Juliette’s friends won’t leave her mother for an instant. When the mother sits on the toilet she has her daughter on her lap. At any mention of the World Trade Center, the little girl puts her hands over her ears. » (page 158)

Ailleurs, Breyten Breytenbach tente paradoxalement d’exprimer cette difficulté d’exprimer dans son poème «New York, 12 September 2001» dont la première strophe commence par ces mots: «will the hand endure moving over the paper / will any poem have enough weight / to leave a flightline over a desolate landscape / ever enough face to lift against death’s dark silence / who will tell today?» (page 49) D’autres auteurs essayent plutôt de raconter l’avant-11 septembre, afin de mieux faire ressentir l’absence que les tours ont laissé dans le paysage et dans les vies. Par exemple le souvenir de jeunesse qu’évoque Darren Aronofksi (son premier baiser volé dans l’ascenseur menant au restaurant Windows on the World) dans la nouvelle «A First Kiss» met en relief l’attachement quasi physique qui s’est développé en l’espace d’une génération entre les New-Yorkais, à l’origine peu enthousiastes, et les tours jumelles. L’intérêt du recueil 110 stories: New York writes after September 11 est de multiplier les points de vue (patriotique, nostalgique, anti-américain, etc.), les genres (le poème, la nouvelle, l’essai, l’extrait de journal, le témoignage), les personnes représentées (le citadin, l’homme d’affaire, le terroriste, etc.). En regard de l’analyse du processus de fictionnalisation, une tel oeuvre présente l’intérêt de concentrer les voix, à la façon d’une symphonie dont la synthèse des partitions de chaque instrument crée une mélodie unique. D’autant plus que ces voix s’éloignent du courant principal «figé» de la représentation médiatique, cette œuvre est un document important pour une perception plus complète des événements qui resteront dans la mémoire sous le nom de «11 septembre 2001».

  

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

A.M. Homes, «We All Saw It, or The View From Home»:

«I become fearful of my mind’s liquidity, my ability to retain my own images and feelings rather than surrendering to what is almost instantly becoming the collective narrative. There is no place to put this experience, no folder in the mental hard drive that says catastrophe. It is not something you want ot remember, not something you want to forget.» (page 152)

  

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

Liste des écrivains ayant participé au recueil: Humera Afridi, Ammiel Alcalay, Elena Alexander, Meena Alexander, Jeffery Renard Allen, Roberta Allen, Jonathan Ames, Darren Aronofsky, Paul Auster, Jennifer Belle, Jenifer Berman, Charles Bernstein, Star Black, Breyten Breytenbach, Melvin Jules Bukiet, Peter Carey, Lawrence Chua, Ira Cohen, Imraam Coovadia, Edwidge Danticat, Alice Elliot Dark, Eric Darton, Lydia Davis, Samuel R. Delany, Maggie Dubris, Rinde Eckert, Janice Eidus, Masood Farivar, Carolyn Ferrell, Richard Foreman, Deborah Garrison. Amitav Ghosh, James Gibbons, Carol Gilligan, Thea Goodman, Vivian Gornick, Tim Griffin, Lev Grossman, John Guare, Sean Gulette, Jessica Hagedorn, Kimiko Hahn, Nathalie Handal, Carey Harrison, Joshua Henkin, Tony Hiss, David Hollander, A.M. Homes, Richard Howard, Laird Hunt, Siri Husdvedt, John Keene, John Kelly, Wayne Koestenbaum, Richard Kostelanetz, Guy Lesser, Jonathan Lethem, Jocelyn Lieu, Tan Lin, Sam Lipsyte, Phillip Lopate, Karen Malpede, Charles McNulty, Pablo Medina, Ellen Miller, Paul D. Miller / Dj Spooky, Mark Jay Mirsky, Tova Mirvis, Alberto Mobilio, Alex Molot, Mary Morris, Tracie Morris, Anna Moschovakis, Richard Eoin Nash, Josip Novakovich, Dennis Nurske, Geoffrey O’Brien, Larry O’Connor, Robert Polito, Nelly Reifler, Rose-Myriam Réjouis, April Reynolds, Roxana Robinson, Avital Ronell, Daniel Asa Rose, Joe Salvatore, Grace Schulman, Lynne Sharon Schwartz, Dani Shapiro, Akhil Sharma, Suzan Sherman, Jenefer Shute, Hal Sirowitz, Pamela Sneed, Chris Spain, Art Spiegelman, Catharine R. Simpson, Liz Swados, Lynne Tillman, Mike Topp, David Trinidad, Val Vinokurov, Chuck Wachtel, Mac Wellman, Owen West, Rachel Wetzsteon, Susan Wheeler, Peter Wortsman, John Yau, Christopher Yu.

   

Couverture du livre

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