Colloque, 12 décembre 2015

Le réalisme grotesque et le monde à l’envers dans «Baise-moi» de Virginie Despentes

Véronique Cnockaert
couverture
Repenser le réalisme. IIe Symposium international de sociocritique, événement organisé par Jean-François Chassay, Elaine Després, Djemaa Maazouzi, Olivier Parenteau, Geneviève Sicotte et Bernabé Wesley

Assise en tailleur face à l’écran, Nadine appuie sur «Avance rapide» pour passer le générique. C’est un vieux modèle de magnétoscope, sans télécommande. À l’écran, une grosse blonde est ligotée à une roue, tête en bas. Gros plan sur son visage congestionné, elle transpire abondamment sous le fond de teint. Un mec à lunettes la branle énergiquement avec le manche de son martinet. Il la traite de grosse chienne lubrique, elle glousse. Une voix off de femme rugit: ‘Et maintenant, salope, pisse tout ce que tu sais’. L’urine sort en un joyeux feu d’artifice. La voix off permet à l’homme d’en profiter, il se précipite sur le jet avec avidité. Il jette quelques coups d’œil éperdus à la caméra, se délecte de pisse et s’exhibe avec entrain.

Scène suivante, la même fille se tient à quatre pattes et écarte soigneusement les deux globes blancs de son gros cul. Un type semblable au premier la bourre en silence. La blonde a des minauderies de jeune première. Elle se lèche les lèvres avec gourmandise, fronce le nez et halète gentiment.

«Vous l’avez reconnu, ainsi débute Baise moi de Virginie Despentes. On conviendra que malgré les termes qui appartiennent au lexique de la fête (joyeux feu d’artifice, délectation, gourmandise), la note divertissante de cette incipit peine à s’imposer.

Il faut dire que s’y superpose une brutalité non-masquée, élément déclencheur néanmoins du plaisir à l’œuvre. Ainsi, dès le début, la violence et la jouissance sexuelle s’exaltent mutuellement. Il en sera ainsi tout au long du roman, le crime prenant le pas cependant sur la douleur consentie.

Cet incipit a retenu notre attention. Non pas pour sa note licencieuse, mais d’une part parce qu’il met en place une logique d’inversion qui n’est pas sans effets sur la poétique du roman, et d’autre part parce qu’il noue dialectiquement matière et savoir. Dans les deux cas, ces procédés participent d’une carnavalisation indirecte du texte qui, nous le verrons, pose la question du réalisme en termes esthétiques mais aussi et surtout offre les moyens d’interroger le point aveugle de toute entreprise réaliste.»

Véronique Cnockaert est membre régulière de FIGURA, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Professeure au Département d’Études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, elle est spécialiste du XIXe siècle, particulièrement de l’œuvre de Zola et du Naturalisme. Outre de nombreux articles, elle a entre autres édité Une Page d’amour de Zola, chez Garnier en 2021; Renée Mauperin des Goncourt, chez Honoré Champion en 2017, ainsi qu’une édition commentée de Au Bonheur des Dames dans la collection «Foliothèque» chez Gallimard en 2007. Elle a également dirigé le collectif Zola. Mémoire et sensations, chez XYZ Éditeurs en 2008.

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