Colloque, 26 mars 2015

La théâtralité littéraire comme effet de distanciation dans «L’appât» de José Carlos Somoza

Mélissa Goulet
couverture
Figura-NT2 Concordia / IIIe édition du CLeRM – Le Colloque étudiant en Littérature et Résonances médiatiques 2015, événement organisé par Emilie Lamoureux et Sara-Danielle Gagnon

Espagnol d’origine cubaine, José Carlos Somoza s’interroge sur la place de l’Art dans la société contemporaine. Étant écrivain, il va de soi que sa réflexion se concentre sur la littérature. Par conséquent, des procédés métafictionnels sont constamment employés dans son œuvre, théorisant la littérature à travers celle-ci. Ainsi, Somoza joue énormément avec ses lecteurs et cherche à les faire participer pleinement à l’activité lectorale tout en la leur rappelant, les amenant ainsi à se rendre compte du caractère matériel du livre. Mais ses réflexions débordent du cadre proprement littéraire pour déboucher sur l’Art avec un grand A. Dans ses romans, il s’amuse à imaginer ce que l’art contemporain pourrait prendre comme forme. Dans L’appât, le théâtre shakespearien sert à piéger des tueurs en série. Ce grand roman théâtral montre comment les arts de la scène fusionnent avec la littérature par l’emploi de la métaphore du monde comme théâtre si chère à Shakespeare. Il s’agira aussi de déterminer les effets que cette théâtralité littéraire produit sur son lecteur.

            Dans l’avant-propos de Théâtralité et genres littéraires, Anne Larue soutient que, «[p]ar définition, la théâtralité désigne tout ce qui est réputé être théâtral, mais elle n’est justement pas théâtre. […] Théâtre hors du théâtre, la théâtralité renvoie non au théâtre, mais à quelque idée qu’on s’en fait1Anne Larue, Théâtralité et genres littéraires, Poitiers, La licorne, 1996, 6». La théâtralité littéraire est donc une représentation de la représentation. C’est la façon qu’a l’auteur de mettre en scène, dans un roman, l’idée qu’il se fait du théâtre. Mais il ne se contente pas de reproduire à l’écrit, par des descriptions, ce qui pourrait se passer sur une scène de théâtre. En fait, toujours selon Larue, «la théâtralité se réfère à un « théâtral » qui n’est pas assimilable au théâtre lui-même, qui suppose une première médiation par rapport au théâtre2Idem». La plupart du temps, la théâtralité littéraire renvoie à la métaphore du monde comme théâtre. Elle représente un théâtre social, comme le remarque Colette Becker à propos du roman réaliste et naturaliste:

Les relations sociales, les lieux, les conduites sont placés sous le signe du paraître, du masque. C’est le monde de l’imposture dans lequel chacun joue un rôle, et où le meilleur comédien l’emporte. La métaphore du théâtre revient fréquemment sous la plume des romanciers pour dénoncer l’hypocrisie de la société qui cache sous une apparence d’honnêteté les pires vilénies, physiques et morales. Leitmotiv du roman réaliste/naturaliste, dont le but est précisément de dévoiler3Colette Becker, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Dunod, 1998, 90.

En plus de dénoncer l’hypocrisie de la société, la métaphore du monde comme théâtre débouche tôt ou tard sur le dévoilement de l’artifice littéraire. En effet, un récit qui ne cesse d’insister sur le fait que l’univers représenté n’est qu’un amoncèlement d’illusions amène le lecteur à prendre conscience que sa lecture elle-même participe à l’illusion. Il lui rappelle le contrat de lecture de fiction qui consiste à suspendre momentanément son incrédulité, à croire ou à faire semblant de croire, le temps de la lecture, à la réalité de l’univers représenté4Cf. à ce propos: Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1999, 346.

            Avant même le début du récit, Somoza insère une citation en exergue qui pose d’emblée les bases d’une atmosphère théâtrale: «Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs5José Carlos Somoza, L’appât, Paris, Actes Sud, 2011, 11.» Cette phrase, tirée de Comme il vous plaira, annonce que les incertitudes qui ponctuent le théâtre baroque shakespearien seront également présentes dans L’appât. Dans son anthologie Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Georges Banu regroupe des passages traitant du théâtre tirés de différentes pièces de Shakespeare. Il constate qu’il y a deux tendances à la théâtralité shakespearienne: le monde comme théâtre et le théâtre du monde. Il note également que le discours de Shakespeare sur le théâtre est contradictoire, parfois il en vante les mérites, parfois il dénonce plutôt l’illusion et la fausseté théâtrale.

La dramaturgie shakespearienne dévoile à chaque instant la théâtralité qui la fonde et la conscience aigüe de l’ambiguïté même de l’art théâtral: action vraie —dans sa double dimension vocale et gestuelle— et simulacre, faux-semblant, artifice. Dans la même pièce, et souvent à l’intérieur d’un même monologue, le protagoniste passe de l’affirmation des pouvoirs spectaculaires du théâtre à la conscience, exaltée et grotesque, de sa facticité6Georges Banu, Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Paris, Gallimard, coll. «Pratique du théâtre», 2009, 23.

Le roman de Somoza insiste surtout sur le simulacre et la fausseté du théâtre: tous les personnages y sont faux et se font eux-mêmes constamment duper. Mais il est vrai que le pouvoir du théâtre y est très fort: c’est grâce à lui que les appâts peuvent manipuler les gens et, de ce fait, capturer de dangereux tueurs en série. On sent bien toutefois que ce pouvoir est à même de se muer en une force terrible s’il n’est pas utilisé à de bonnes fins.

            L’appât est un roman très théâtral qui commence littéralement sur un lever de rideau. En effet, la page suivant le prologue est illustrée par un rideau encadrant une citation7Somoza, op. cit., 19. Cette image est particulièrement forte, puisque ce sont les mots qui remplacent les acteurs au centre de la scène. La citation du Songe d’une nuit d’été –«Quelles mascarades, quelles danses aurons-nous?8Idem»– incite le lecteur à anticiper la suite du récit en ayant déjà en tête l’idée de la mascarade (rappelons qu’il vient de lire le prologue). La mascarade se présente à la fois comme une fête costumée et comme une comédie marquée par l’artifice, l’imposture et le faux-semblant. Elle connote déjà l’idée de cette dualité propre à la théâtralité shakespearienne et invite le lecteur à se méfier des apparences.

            Les appâts sont en réalité des acteurs. Ils se distinguent des acteurs traditionnels par le fait qu’ils jouent surtout sur le théâtre du monde, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours. Lorsqu’ils jouent sur une véritable scène, ils sont en répétition avec leurs confrères. De plus, les appâts sont des acteurs qui ne reprennent pas leur identité une fois la représentation terminée; ils sont toujours acteurs. Ils endossent au quotidien une identité fictive, pour ne pas compromettre leur travail.

Ma carte d’identité et mon numéro de Sécurité sociale sont au nom d’Elena Fuentes. Toutes ces données sont fausses. Il n’y a réellement rien sur moi, excepté mes initiales dans cet article. Rien d’autre. Je ne suis personne. […] Et ce que je vous dis n’est rien. Vous ne l’entendez pas. Cet entretien n’a jamais eu lieu. Je suis comme une actrice, mais ma vie réelle est un secret d’État9Ibid., 146.

La fausseté du théâtre affecte le personnage de l’acteur lui-même et porte atteinte à sa réalité. Dans cet exemple, le mensonge rend la communication insignifiante et le langage perd son sens. Pour devenir appât, il faut abandonner son passé et son identité. La vie réelle est remplacée par une vie de fausseté qui se résume à jouer différents rôles. Même les mots perdent leur valeur, puisque l’appât ne peut rien dire sur lui-même qui ne fasse partie du texte.

            Ainsi, les appâts ne sont pas maîtres de leur vie. Malgré le fait qu’ils soient capables de contrôler qui ils veulent, ils sont tout de même manipulés par leurs chefs et le gouvernement. Ce ne sont que des acteurs récitant le texte qu’ils ont appris: « »[c]omme lorsque tu interprètes un rôle au théâtre, lui avait-il dit: tu n’es pas l’auteur de la pièce, mais celle qui formule ce qu’elle dit. » Et certes, ce qui importait à Élisa était de continuer à jouer, à bouger, à s’habiller et à parler comme on le lui indiquait10Somoza, op. cit., 71.» On voit bien ici comment le personnage est réduit à n’être qu’un vulgaire pantin qui exécute des ordres. Les appâts perdent non seulement leur identité, mais aussi leur liberté. Aux yeux du monde et par le rôle qu’ils endossent, ce ne sont pas des personnes, mais des personnages. En présentant ses personnages comme tels, le roman rappelle au lecteur qu’il pratique l’activité lectorale. Il crée une brèche dans l’immersion du lecteur qui est soudain éjecté de l’univers fictionnel, du moins suffisamment pour se rendre compte de l’illusion. Il y a donc un effet de distanciation, effet propre à la métafiction qui rappelle sans cesse le caractère matériel du livre, le fait que nous sommes en train de lire un livre et que ce qui y est représenté n’est pas la réalité. En prenant ses distances par rapport au récit, le lecteur est amené à réfléchir sur l’œuvre et ce qui l’entoure.

            La théorie du psynome, que l’on doit à Somoza, permet de mieux comprendre le métier d’appât:

D’après cette théorie, ce que nous sommes, pensons et faisons dépend exclusivement de notre désir, et nous exprimons ce désir à chaque fraction de seconde par les gestes, les mouvements des yeux, la voix… Certains psychologues ont même envisagé la possibilité que cette expression soit quantifiable. C’est-à-dire qu’elle puisse se mesurer et se formuler grâce à une sorte de… code mathématique comme le génome, d’où le terme de «psynome». Le psynome serait donc une sorte de code de notre désir […] Quand on a inventé les premiers ordinateurs quantiques […], on a enregistré les gestes, le ton et les comportements des personnes devant un nombre infini de stimuli et constaté qu’ils pouvaient être regroupés selon des caractéristiques communes. Il y a plus de cinquante groupes : on les appelle «philias», et chaque personne en a une. […] Les sujets de la même philia réagissent de la même façon devant des stimulations semblables. On entraîne les appâts à identifier les philias11Somoza, op. cit., 147-148.

En plus d’être acteurs, les appâts sont des spécialistes de la psychologie. Ils sont entraînés à reconnaître rapidement dans quelle philia se situe une personne. Ensuite, ils peuvent manipuler cette personne en réalisant une série de gestes, parfois combinés à un texte. Le spectacle ainsi offert rend la personne comme possédée; elle est à la merci de l’appât, qui peut lui faire faire tout ce qu’il désire.

            Dans le vocabulaire des appâts, le terme «masque» sert à désigner l’enchaînement susceptible de rendre possible la manipulation d’une personne en fonction de sa philia. L’exemple suivant montre de quoi peut avoir l’air un masque exécuté par un appât, de même que ses conséquences sur ses spectateurs:

Je tendis la main et appuyai sur le bouton allumé de la chaîne. Soudain, un rap retentit, fidèle comme un énorme chien qui serait accouru pour aboyer à mon geste. Les deux hommes me regardèrent. J’utilisai la musique pour me dandiner comme si je dansais, mais mes mouvements étaient calculés. Sans faire de pause, je pris le verre de Martini et je feignis de boire, m’en reversant le contenu sur le menton. Je me tournai vers Pedro, de façon à ce qu’il voie mon cou et mes vêtements dégoulinant du liquide qui donnait tant de plaisir à sa philia, partis d’un éclat de rire et applaudis. J’avais à peine fini que les doigts boudinés de Léo avaient déjà volé vers les commandes et éteint la musique. C’était le détail final que j’attendais. Le silence brutal fut comme un rideau qui tombe. Brusquement, je paralysai mes perceptions et mes impulsions et restai immobile et sérieuse. Beaucoup de bruit pour rien: du vacarme qui s’achevait en calme. Fin. Temps total de mon théâtre: huit secondes. Pedro était déjà hors circuit. C’était un simple Liquide au subconscient vulgaire. La disruption l’avait figé le bras droit appuyé sur le long dossier, la main gauche tenant encore le téléphone dans lequel il avait parlé, le visage tourné vers moi et les yeux grands ouverts, comme s’il m’avait vue pratiquer une acrobatie fascinante. Ses lèvres tremblaient légèrement12Ibid., 140-141..

Ce masque est inspiré de la pièce Beaucoup de bruit pour rien, de William Shakespeare. Lorsqu’un appât pratique un masque, rien n’est laissé au hasard. Bien qu’il lui faille improviser avec le décor et les accessoires ambiants, sa formation lui a appris quoi faire exactement pour «posséder» un homme (ou une femme). Dans cet exemple, le masque n’a pas encore atteint le stade de la possession, mais on voit bien que le personnage a perdu tous ses moyens.

            Tous les masques que les appâts utilisent sont tirés des pièces de Shakespeare. Victor Gens, le psychologue qui a entraîné les premiers appâts, «disait que Shakespeare avait décrit tous les psynomes dans ses œuvres13Somoza, op. cit., 151». C’est pourquoi «une partie de l’apprentissage d’un appât consiste à étudier les œuvres de Shakespeare à fond14Idem». Les répétitions auxquelles se livrent les appâts consistent aussi à jouer des pièces de Shakespeare. À travers sa lecture, le lecteur y «assiste» en même temps que le personnage:

Ma sœur se trouvait là. Le décor était constitué de quelques cubes de bois éclairés par des projecteurs, et Verra rampait à terre à côté d’eux. Pendant que je l’observais, Élisa Monasterio la rejoignit. Elles étaient nues toutes les deux, et elles se lancèrent dans une chorégraphie de caresses inabouties, comme si quelque chose les empêchait de se toucher. […] Quand vint le moment d’interpréter la scène du masque —le dialogue entre Gloucester et Anne dans Richard III— Élisa le fit de manière simplement merveilleuse:

—«Qu’une nuit noire obscurcisse ton jour, et la mort ta vie…»

Vera lui donnait la réplique :

—«Ne te maudis pas toi-même, belle créature, tu es les deux15Ibid., 56…»

Ce passage est un bon exemple de théâtre représenté dans le roman, de l’idée que l’auteur se fait du théâtre. Somoza cite d’ailleurs des dialogues shakespeariens, ce qui renforce l’idée d’une théâtralité plus près du théâtre traditionnel. Le lecteur assiste, en quelque sorte, à une représentation théâtrale. En quelque sorte, puisque cette «représentation» reste confinée dans l’écriture et que c’est l’imagination qui remplace le visuel.

            Par ailleurs, l’intertextualité shakespearienne ne sert pas seulement d’exemple de représentation théâtrale. Si chaque philia est illustrée par une pièce de Shakespeare, il va de soi que chaque pièce contient la clé d’un masque. Ainsi, les appâts ne doivent pas seulement apprendre à jouer Shakespeare, ils doivent également étudier ses textes pour comprendre le désir humain.

Le masque d’Exhibition avait été découvert par le psychologue franco-algérien Didier Kora, mais Gens croyait en trouver les clés dans cette satire féroce de la guerre de Troie intitulée Troïlus et Cressida, que Shakespeare avait truffée de guerriers pervers, d’entremetteuses vulgaires et d’amants infidèles, où la valeur de la vie et la dignité dépendent de l’opinion des autres. «L’homme apprécie davantage ce qu’il n’a pas encore obtenu», dit Cressida, et les gestes du masque consistaient précisément à exhiber le corps en activant l’inconscient mais en réprimant le désir et l’expression, «comme un bijou dans une vitrine: exposé mais protégé», disait Gens16Somoza, op. cit., 207.

L’analyse des pièces sert les appâts dans leur métier, c’est pourquoi les références intertextuelles sont omniprésentes dans le roman. D’ailleurs, Somoza précise à la fin du livre que «chaque chapitre […] est consacré à une œuvre reliée à une philia ou à un masque17Ibid., 409». Fidèle à ses habitudes, Somoza s’est inspiré de textes anciens pour écrire L’appât, ce qui nous permet de découvrir, ou de redécouvrir, par fragments, les pièces de son auteur préféré.

            La théâtralité littéraire dans L’appât ne consiste pas seulement à faire l’apogée du théâtre par ses représentations ou en lui conférant une sorte de pouvoir. Paradoxalement, et fidèlement au discours shakespearien, L’appât insiste beaucoup sur les dangers du théâtre, sur la fausseté de la représentation. Lorsque Diana se rend chez un psychologue, malgré le fait qu’il lui soit interdit de parler de son travail et que cela puisse entraîner de graves conséquences, elle cherche quelqu’un de «vrai» à qui parler, quelqu’un qui ne joue pas constamment un rôle: une personne plutôt qu’un personnage.

J’ai besoin d’aide, de votre aide. Tous mes amis, l’homme que j’aime, ma sœur… tous appartiennent à mon monde. Comment avez-vous dit? Un théâtre? Oui, c’est ma vie… J’ai besoin d’un peu de sincérité. […] J’ai besoin de quelqu’un qui m’écoute et ne me voie pas comme si je n’étais qu’un masque… Je sais qu’à l’intérieur je suis réelle. À l’intérieur je ne fais pas semblant18Ibid., 153. (C’est l’auteur qui souligne.).

À travers le regard que les autres portent sur elle, Diana aimerait se voir elle-même telle qu’elle est réellement. Elle cherche à devenir quelqu’un, ou plutôt à redevenir la Diana d’autrefois. Elle est fatiguée de ce monde de mensonges. D’ailleurs, elle a donné sa démission au début du récit dans le but de fonder une famille et de vivre «normalement» avec son amoureux. On sent bien son désir de quitter la scène.

            Dans L’appât, la théâtralité est omniprésente: «Le monde [y] est une mise en scène, la représentation de la fausseté, comme au théâtre il est jeux de miroirs et d’illusions19Larue, op. cit., 16.» Tout n’est que pur théâtre. Les vieillards ne sont pas de véritables vieillards, mais des hommes «jouant» au vieillard: «C’était Victor Gens jouant au vieux. Et il le faisait bien20José Carlos Somoza, op. cit., 157.» Même la mort est une farce, une simple «comédie21Ibid., 160» permettant d’être tranquille en cessant de jouer un rôle, même si ce dernier est remplacé par un autre. En effet, Victor Gens est présumé mort à la suite d’un accident publié dans les journaux. Seules quelques personnes connaissent la vérité, c’est-à-dire la fausseté de sa mort. Lorsque Diana va à sa rencontre lui demander de l’aide pour retrouver sa sœur, il n’y a pas que lui qui joue son rôle de vieux; elle aussi se met en scène. Elle tente de manipuler sa philia pour qu’il accepte de lui venir en aide.

Tu es venue vers moi dans ces vêtements et avec ces couleurs parce que tu sais parfaitement qu’ils attirent un philique d’Aura. Et tu mets les mains dans le dos pendant que tu me livres un texte brut, une représentation de clown, pour que le vieux professeur t’offre sa sagesse. Allons, Diana… Tout à l’heure, devant la folle à la fragmentatrice, tu as réalisé un chef-d’œuvre. Ne te ramène pas maintenant avec ce théâtre amateur22Ibid., 175.

Diana pensait pouvoir duper le vieux avec son théâtre, mais il ne faut pas oublier que c’est lui qui le lui a enseigné. Il qualifie sa représentation de clownesque, car elle est trop évidente. Elle surjoue. Bref, leur rencontre s’effectue sous le signe de la représentation. Elle illustre et confirme le fait que, dans L’appât, tout n’est que pur théâtre, que personne n’arrête jamais réellement de jouer: «Soudain je sus. J’eus la certitude absolue que Gens jouait avec moi, comme toujours: il jouait depuis le début, pour obtenir de moi ce qu’il désirait23Somoza, op. cit., 178.» On voit bien ici que Diana et Gens ont été à la même école: ils utilisent la même technique l’un sur l’autre.

            Même le personnage du psychologue, qui semblait être le représentant de la vérité et de la sincérité, est trompeur. En effet, nous apprenons qu’il est en réalité le deuxième serial killer sur lequel Diana enquêtait depuis le début. Bien qu’il ne joue pas de rôle à proprement parler, il n’en demeure pas moins qu’il possède une double identité. Il s’inscrit dans la comédie sociale, métaphore selon laquelle les humains adoptent une autre identité pour évoluer dans la société. De plus, lorsque Diana lui a raconté la vérité sur elle-même, elle ne tentait pas d’arrêter de jouer comme elle le lui faisait croire. En réalité, elle jouait aussi à ce moment-là:

C’était une partie du masque. Votre philia n’est pas celle de Proie, comme je vous l’ai dit, mais une autre, semblable, quoique plus rare : on l’appelle «d’Appât». Le nom n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que pour réaliser mon théâtre avec vous, je devais vous dire la vérité sur moi. Le masque d’Appât exige que l’appât déclare ouvertement qu’il en est un. Je ne pouvais rien dissimuler de moi-même, hormis mes intentions. Il est laborieux, il faut des jours pour l’ajuster. Je le perfectionnais à chaque visite24Ibid., 406. (C’est l’auteur qui souligne.).

Avec ce masque, Diana est également parvenue à duper le lecteur. En effet, tout au long du récit, ses rencontres avec le docteur Valle semblaient si sincères que n’importe quel lecteur se serait laissé prendre au jeu. La relation sexuelle qu’ils ont eue et le questionnement quant à savoir qui elle choisirait dans leur triangle amoureux sont parvenus à duper aussi bien les personnages que les lecteurs. Ce qui signifie également que la distanciation du lecteur n’est pas absolue. Bien que l’artifice lui soit constamment révélé par des procédés de théâtralité, le lecteur est encore suffisamment immergé pour continuer de «croire» au récit. Autrement dit, la théâtralité exerce aussi son pouvoir sur le lecteur et l’illusion fonctionne également sur celui-ci.

            Les romans de Somoza prouvent que distanciation et immersion ne sont pas deux phénomènes incompatibles mais, qu’au contraire, ils vont toujours de pair. Selon Jean-Marie Schaeffer, ces deux principes sont intrinsèques à toute lecture de texte fictionnel. Il soutient que la distanciation découle nécessairement de l’immersion: «Toute fiction est le lieu d’une distanciation causée par le processus d’immersion fictionnelle25Jean-Marie Schaeffer, op. cit., 325.» Pour que la distanciation soit possible, le lecteur doit minimalement souscrire à l’immersion. Celle-ci lui permet « d’entrer » dans le texte et est inhérente au pacte de lecture. Cette idée était déjà présente chez Brecht lorsqu’il écrivit son Petit organon pour le théâtre et fondait ainsi les bases du principe de distanciation comme effet du théâtre sur le spectateur: «C’est dire du même coup que je ne dois pas simplement me mettre à sa place, mais que, représentant de nous tous, je dois prendre position face à lui26Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2005, 62.» Or, pour prendre position (par la distanciation), le spectateur doit d’abord se mettre à la place du personnage (ce qui participe au processus d’immersion).

            En somme, en illustrant les bons et les mauvais côtés du théâtre, L’appât constitue un excellent hommage à la dramaturgie shakespearienne en montrant la dualité qui la parcourt. D’un côté, le théâtre a quelque chose de puissant et de positif en contribuant à la capture de dangereux criminels. De l’autre, c’est un univers mensonger dans lequel on ne peut faire confiance à personne. Tout ce que l’on croit réel et sincère est à même de se transformer en son contraire. Ainsi, L’appât est un roman théâtral qui joue avec les limites de la fiction. Il dévoile constamment l’illusion, rappelant au lecteur qu’il pratique l’activité lectorale. En même temps, le roman parvient à renforcer l’illusion en suscitant la curiosité et la surprise du lecteur, en l’immergeant dans son univers.

  • 1
    Anne Larue, Théâtralité et genres littéraires, Poitiers, La licorne, 1996, 6
  • 2
    Idem
  • 3
    Colette Becker, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Dunod, 1998, 90
  • 4
    Cf. à ce propos: Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1999, 346
  • 5
    José Carlos Somoza, L’appât, Paris, Actes Sud, 2011, 11
  • 6
    Georges Banu, Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Paris, Gallimard, coll. «Pratique du théâtre», 2009, 23
  • 7
    Somoza, op. cit., 19
  • 8
    Idem
  • 9
    Ibid., 146
  • 10
    Somoza, op. cit., 71
  • 11
    Somoza, op. cit., 147-148
  • 12
    Ibid., 140-141.
  • 13
    Somoza, op. cit., 151
  • 14
    Idem
  • 15
    Ibid., 56
  • 16
    Somoza, op. cit., 207
  • 17
    Ibid., 409
  • 18
    Ibid., 153. (C’est l’auteur qui souligne.)
  • 19
    Larue, op. cit., 16
  • 20
    José Carlos Somoza, op. cit., 157
  • 21
    Ibid., 160
  • 22
    Ibid., 175
  • 23
    Somoza, op. cit., 178
  • 24
    Ibid., 406. (C’est l’auteur qui souligne.)
  • 25
    Jean-Marie Schaeffer, op. cit., 325
  • 26
    Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2005, 62
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