Colloque, 26 mars 2015

Figura-NT2 Concordia / IIIe édition du CLeRM – Le Colloque étudiant en Littérature et Résonances médiatiques 2015

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La troisième édition du CLeRM, le Colloque étudiant en Littérature et résonances médiatiques, s’est tenue le 26 mars 2015 et a été organisée dans le cadre du colloque (Re)constituer l’archive de Figura-NT2 Concordia, qui soulignait les cinq années d’existence de l’antenne du Laboratoire NT2 de l’Université Concordia.

Plus que jamais, la littérature résonne avec d’autres formes d’art: arts du spectacle et de la performance, arts visuels, arts médiatiques, bande dessinée, cinéma, musique, théâtre, danse, cirque. Le monde de l’écrit s’étend maintenant au-delà des frontières de l’imprimé et des médias traditionnels pour investir l’espace public, les plates-formes artistiques et les écrans numériques.

Organisé par l’Association étudiante en littérature et résonances médiatiques (AELFeRM), ce colloque s’adresse à la fois aux étudiants de cycles supérieurs, aux artistes, aux chercheurs, ou à quiconque aurait réfléchi à l’intermédialité et aux humanités numériques.

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Communications de l’événement

Malek Garci & Emilie Lamoureux

Renouveau des potentialités de la mise en récit à l’ère médiatique

Plus que jamais, la littérature est envisagée dans ses interactions et ses «résonances» avec d’autres formes d’arts et de pratiques culturelles. Le monde de l’écrit s’étend désormais au-delà des frontières de l’imprimé et des médias traditionnels pour investir l’espace public, les plates-formes artistiques et les écrans numériques.

C’est dans cette perspective que s’est tenue, en février 2015, la troisième édition du colloque étudiant en Littérature et Résonances médiatiques de l’Université Concordia (CLeRM), qui a vu défiler une dizaine de participants se spécialisant dans des domaines de recherche aussi variés que la littérature, les jeux vidéo ou la photographie. Ce dossier est une compilation de quelques articles inspirés des communications présentées lors du colloque par des étudiants-chercheurs qui s’intéressent notamment à l’émergence des nouveaux supports littéraires et à l’interaction entre ces derniers et le «livre», dans l’acception classique du terme.

Mélissa Goulet (UQAM) met en lumière l’actualisation du concept de théâtralité dans L’appât (2011) de José Carlos Somoza. Présentant des «personnes-personnages», ce roman est le fruit du questionnement de l’auteur espagnol sur la place de l’art contemporain, et plus précisément du théâtre, dans notre société moderne. À travers de nombreuses références à l’œuvre de Shakespeare, Somoza explore diverses façons de penser le monde comme un théâtre –de faire du monde un théâtre– en poussant l’expérience jusqu’à inclure le lecteur dans ce processus puisqu’il met à mal le pacte de lecture tacitement établi entre le narrateur et le lecteur.

Fabrice Marcoux (Université de Montréal) nous emmène ensuite dans l’Ouest canadien à travers l’ouvrage autobiographique de Mahigan Lepage. Prolongement du blogue de Lepage, Le dernier des Mahigan relate la traversée du pays de l’auteur. Marcoux questionne le passage du format numérique au format papier en analysant les types de modifications nécessitées par la transposition du récit dans le support traditionnel du livre. Publié d’abord chez Publie.net (2009) et réédité par Mémoire d’encrier (2011), Vers l’Ouest permet au chercheur de s’interroger sur les significations de ces transformations et sur la réception de l’œuvre par son public.

Les techniques numériques vidéoludiques sont mises à l’honneur dans l’étude de la «mise en récit et de la création d’univers fictionnels dans les pratiques culturelles de genre “Fantasy”» où Erwan Geffroy (UdeM-Université de Rennes) s’intéresse à l’évolution de l’importance accordée à la littérature dans les jeux vidéo. Suivant une approche intermédiatique qui englobe le «cycle» romanesque Lord of the Rings, les jeux de rôle papier tels que Dungeons & Dragons et le jeu vidéo à l’instar d’Arche Age, il rend compte de la mutation vécue par la notion de mise en récit –de linéaire à participative– qui permet notamment au joueur d’expérimenter le processus créatif.

Quant à Elizabeth Stuart (Université de Montréal), elle analyse, à travers les Ouvrages d’Annette Messager, le potentiel signifiant du mur en tant que support de l’écriture. Optant pour une problématisation des médias dans une perspective intermédiale, les calligrammes et les photographies en noir et blanc de l’artiste française lui permettent de questionner les réseaux d’objets matériels et le mécanisme d’archivage propre aux médias. Le nouvel acte de lecture qui en découle et les divers lieux de légitimation de la littérature figurent parmi les sujets d’intérêts et de recherche qu’elle met ici à l’œuvre.

Enfin, dans une démarche qui repose sur des interactions multiples, David Berthiaume-Lachance concentre ses investigations autour des champs théoriques de la résistance et du livre-objet. S’inspirant de la figure arthropodique du phasme, son projet –disposer de manière anonyme des cahiers contenant des dessins qui réfèrent à des situations d’injustice sociale– se veut également une invitation à l’échange. Le caractère subversif des messages ainsi délivrés est un appel à la révolte, et ses cahiers, le médium qu’il utilise pour susciter une réaction chez ce destinataire inconnu qu’est l’Autre. La synergie qu’il veut ainsi mettre en place se révèle à forte visée politique et expérimente un nouvel aspect de l’intermédialité à l’œuvre.

Fabrice Marcoux

De «Vers l’Ouest» numérique à «Vers l’Ouest» papier, gain ou perte d’interactivité?

La place de plus en plus importante qu’occupent les TICs dans nos vies suscite des résistances. Pourtant, l’idée qu’il soit désormais possible d’interagir plus profondément avec les textes devrait nous réjouir, d’autant plus qu’elle pourrait également inspirer de nouvelles formes de livres. D’ailleurs, lorsqu’on parle de livre augmenté, on pense tout de suite à cette possibilité d’interaction accrue. Il n’en demeure pas moins que les aspects littéraires favorisant la participation des lecteurs contribuent à l’interactivité de l’œuvre (si on accepte la définition de l’interactivité proposée ci-dessous). En admettant cela, se peut-il qu’un livre moins «lourd» (dont on a supprimé une partie du contenu) se révèle en fin de compte plus «riche» et donc «augmenté» malgré les réductions subies?

Partant du principe que la polysémie d’un texte favorise les allers-retours des lecteurs entre l’œuvre et la compréhension qu’ils en ont, nous formulons l’hypothèse que l’interactivité d’une œuvre littéraire sera améliorée par les facteurs qui diversifient les interprétations pouvant s’y rapporter. Nous prendrons le cas d’un livre numérique, Vers l’Ouest, de Mahigan Lepage, qui n’a pas recours à l’hypertexte, ni à la vidéo. On comparera la version numérique originale de Publie.net (2009)1Désormais désignée par VO (acronyme qui a l’avantage de renvoyer à la fois au titre, Vers l’Ouest, et au fait qu’il s’agit de la version originale (v.o.)). On se réfèrera à la version PDF mise à jour le 28 mars 2011 (Elle n’intègre pas les modifications apportées lors de la réédition par Mémoire d’encrier, plus tard au cours de la même année). Lorsqu’on citera cette version (VO), le numéro de la page sera précédé d’un *. Ex.: «Le chemin était sinueux (…) » (*32). à la version papier éditée par Mémoire d’encrier (2011) afin de dégager un portrait des modifications effectuées2Depuis 2015, une version papier de Vers l’Ouest est disponible également chez Publie.net grâce à une entente avec Hachette qui a donné naissance à Publie.papier en 2013, suivant une formule d’impression à la demande. Nous nous référons ici à la version publiée au 3e trimestre de 2011 chez Mémoire d’encrier.. Une première analyse nous a conduit à considérer que les transformations apportées au texte semblent avoir pour effet de réduire la multiplicité des interprétations possibles de ce récit autobiographique. Mon objectif est ici d’illustrer comment des ajouts de contenu textuel –en venant limiter les sens possibles de certains passages de l’œuvre– viennent réduire (jusqu’à un certain point) l’interactivité de cette œuvre littéraire. J’espère ainsi contribuer à faire ressortir le fait que «l’interactivité dépend d’abord de l’engagement du lecteur-spectateur dans la construction du sens de l’œuvre3» à partir d’une multiplicité de significations possibles. Nous commencerons par examiner ce qu’est la littérature numérique, à travers l’expérience de François Bon, qui a conduit à la création de Publie.net, où fut initialement publié Vers l’Ouest. Voyageur invétéré, Mahigan Lepage conçoit pourtant l’écriture comme indissociable du voyage et son blog, Le Dernier des Mahigan, témoigne de son engagement dans une réflexion critique sur l’écriture à l’époque du numérique. Il a publié deux livrels (e-books) dont le contenu est clairement littéraire, mais qui, en raison de leur faible usage des possibilités de l’informatique, ne correspondent pas aux critères actuels de la littérature électronique. Cet état de fait nous conduira à nous interroger sur le rapport entre l’interactivité et la culture numérique. Adoptant une approche herméneutique de la littérature et de la culture numérique, nous tendrons un pont entre les analyses littéraires classiques (la lecture comme jeu chez Michel Picard) et la nécessité de sortir des sentiers battus pour intégrer la culture numérique dans la définition de la littérature numérique. Suite à l’inventaire des types de différences repérées entre les deux versions (numérique et papier) du texte de Vers l’Ouest, nous illustrerons ces différences au moyen d’exemples et procèderons ensuite à leur interprétation. Si la tendance à la clôture du sens que nous avions cru constater à la première analyse se confirmait, nous examinerions en quoi cette ouverture supplémentaire de la version originale numérique (VO) contribue effectivement à une plus grande interactivité de l’œuvre et quelle est la place de l’interactivité dans la culture numérique.

Pour commencer, il est indispensable de nous doter d’un vocabulaire commun en définissant trois mots. Il s’agit de: hypermedia, homothétique et interactivité.

 

Hypermédia

Pour les fins de cet article, hypermédia signifiera un moyen de communication qui a recours au numérique.  Un texte sans hypertexte (fichier.txt) lu sur un ordinateur est donc un hypermédia.

 

Homothétique 

Dans Impressions numériques (Publie.net, 2010), Jean Sarzana et Alain Pierrot définissent le livre homothétique comme la copie numérisée (fac simile) du livre papier. C’est le sens strict du terme. Au sens (plus souple) où nous l’entendons, il n’est pas nécessaire qu’il soit une réplique à l’identique d’un livre papier. Il s’agit d’un livre numérique (un fichier informatique au format PDF, ePub, mobi, html, etc.) qui n’a pas recours aux fonctions que ce support rend possible et qui échappent au livre papier. Il n’aura recours aux hypertextes que pour la table des matières et les renvois aux notes de bas de page, mais pas en tant que moyen de navigation contextuelle (sauf là où le texte papier aurait pu aussi proposer des renvois). On n’y retrouvera pas de vidéos. Il ne pourra donc pas être qualifié de «livre enrichi» (sur le plan technique). 

 

Interactivité

On ne peut se permettre d’utiliser ce terme sans le définir, car le concept d’interactivité est central pour notre sujet. Le problème avec ce terme est qu’il nous vient de la cybernétique et fut forgé pour décrire les phénomènes que ce volet de l’informatique avait permis de développer, soit ceux impliquant des boucles de récursion. Or ces processus sont finalement automatiques, et ne représentent que des réactions à des entrées de données par un utilisateur quelconque. Leur puissance provient du rôle que jouent les boucles conditionnelles (si… alors, sinon, etc.) qui font que la machine pourra différer le moment de réagir jusqu’à ce que la condition soit remplie. Mais, à proprement parler, il s’agit davantage d’un phénomène d’algorithmicité. Néanmoins, c’est souvent à ces actions automatiques de la machine que nous pensons lorsque nous parlons d’interactivité. Et cela nous fait négliger qu’il peut arriver des interactions encore plus riches entre des textes et des hommes4Une autre confusion vient de ce que nous croyons parfois que les échanges entre des êtres humains sont un exemple d’interactivité. Alors que pour ce type d’interactions on parlera de collaborativité. Celle-ci peut être négative (conflits).. Notre définition de l’interactivité est la suivante: il s’agit du potentiel d’interactions entre la personne qui reçoit l’œuvre et l’œuvre elle-même. Une interaction peut impliquer une résistance de la part de l’œuvre. Pensons à l’activité nécessaire pour traduire un texte. Qui niera que le lecteur interagit avec le texte? On doit émettre des hypothèses interprétatives, vérifier la validité de notre compréhension en se référant aux définitions des mots dans le dictionnaire et aux règles de grammaire de la langue d’origine. Quand le texte suscite une question dans l’esprit du lecteur, il le pousse à penser. On peut se référer à la théorie de la «lecture comme jeu5La théorie en question fut développée par Michel Picard. Cf. Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang (ThéoCrit), 2011, chapitre 4» ou au concept de cercle herméneutique6 Le cercle herméneutique a été décrit par Heidegger (Être et temps), puis par Hans-Georg Gadamer (Vérité et Méthode), comme un cercle « de la compréhension ». Il est aussi décrit par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture. pour comprendre ce que nous voulons dire par interactivité. Ce qui compte, c’est l’opportunité qui nous est offerte, grâce aux possibilités d’interprétation qui sont ouvertes par le texte, d’effectuer des allers-retours entre des syntagmes et la signification globale que l’on prête à la narration.

 

Culture numérique

François Bon, spécialiste de la question, souligne qu’avec le numérique, qui rend possible des «écrits d’écran7François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011», l’écart entre l’écriture et la lecture est considérablement résorbé.  Une des clés pour saisir ce qui est au cœur de la transition culturelle que nous sommes en train de vivre avec les «nouveaux nouveaux médias» c’est de comprendre que la lecture constitue un processus actif. Cependant, le contexte technologique change énormément, et il est évident que des lectures préalables ont été effectuées avant que des contenus n’apparaissent sur nos écrans. L’algorithme de Google ou d’Amazon a répondu à notre requête suivant son calcul de la «pertinence». Des contacts de Babelio ont commenté le livre en l’évaluant et la communauté de Wikipedia a proposé sa caractérisation «synthétique» du propos du livre dont nous avons entendu parlé la première fois par un «gazouillis». Tous ces phénomènes d’éditorialisation contribuent à modeler la perception que nous avons du livre avant même d’en entreprendre la lecture. Et c’est armé de ces structures de précompréhension que nous nous attaquerons à en décortiquer le sens ou à en extraire tout le plaisir qu’il peut nous procurer selon notre horizon d’attentes et nos dispositions acquises à dégager des lectures «distanciées» ou à nous en tenir à une lecture «participative8Dufays définit la lecture littéraire comme une « lecture participative et distanciée»». La mise en évidence de ce contexte de conditionnements qu’il nous revient de défaire et de reconstituer suivant des variantes qui nous paraîtront plus valables et/ou viables, ce travail d’appropriation que nous faisons et qui est appelé par l’immersion constante dans l’infosphère9Concept développé par Luciano Floridi, dans The 4th Revolution. L’infosphère serait une intelligence globale., rapproche notre perspective de celle de Marcello Vitali-Rosati qui, dans «Acteurs ou auteurs du web10Marcello Vitali-Rosati, «Auteur ou acteur du web», Implications philosophiques, 10 juillet 2012, [en ligne].» nous rappelle combien la signification des phénomènes sur le web est affectée par les codes et les contraintes qui caractérisent les infrastructures sur lesquelles notre navigation prend assise.

Ainsi, il ne suffit pas qu’un roman soit distribué en format ePub pour qu’il intègre les codes de la culture numérique. Il importe d’abord que son auteur ait confiance en l’intelligence des lecteurs, et adopte un regard différent sur l’écriture en se rappelant que d’autres passeront après lui pour retravailler son discours. Il ne serait donc pas étonnant qu’un discours plus poreux soit porteur de davantage d’affinités avec les valeurs de tolérance et de partage qui caractérisent la culture numérique selon Milad Doueihi11Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique (Seuil, 2011) et La Grande Conversion numérique (Seuil, 2008), qu’une écriture plus hermétique et sophistiquée.

Nous sommes donc conscients que les aspects techniques sont importants dans la culture numérique et nous reconnaissons l’importance accrue de la marge de manœuvre laissée au lecteur pour interpréter les textes. Les définitions existantes de la littérature numérique tiennent-t-elles compte de ces dimensions complémentaires de la nouvelle réalité numérique?

 

Littérature numérique

L’ELO définit ainsi la littérature électronique (e-lit): «Qu’est-ce que la littérature électronique? Le terme fait référence à des œuvres qui ont une forte dimension littéraire et qui tirent avantage des possibilités et des contextes de l’ordinateur, seul ou en réseau12Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, 44. Traduction de “What is Electronic literature? The term refers to works with important literary aspects that take advantage of the capabilities and contexts provided by the stand-alone or networked computer.”  [en ligne]..» Nous ne débattrons pas ici des faiblesses ou des mérites de cette définition. Contentons-nous de souligner l’absence de référence à la culture numérique. Serge Bouchardon, auteur de littérature électronique lui-même (et qui avait étudié en particulier la littérature hypertextuelle dans les années 1990), a proposé une définition de la «LN» (littérature numérique en tant qu’elle s’oppose à la littérature numérisée) plus satisfaisante à son avis. Les modifications qu’il apporte à la définition de la littérature électronique en font presque, effectivement, un nouveau concept. Visant à souligner la tension qui viendrait à s’installer entre le support et la forme que revêtirait le discours en contexte numérique13Serge Bouchardon est l’auteur de La Valeur heuristique de la littérature numérique (Hermann, 2014). Il est aussi auteur et créateur d’œuvres qui pourraient être qualifiées de littérature électronique (e-lit), conformément à la définition qu’en propose l’ELO. Il est chercheur en sciences de l’information et des communications et son approche est sémiotique, il définit la littérature numérique (LN) comme l’«ensemble des créations qui mettent en tension littérarité et spécificités du support numérique (2014,75)». C’est une proposition intéressante et de nombreuses recherches et créations peuvent être entreprises ou fondées sur ce concept de «LN». Mais la LN ne peut représenter tout ce que la littérature numérique peut être ou a à offrir. En effet, telle que définie, cette catégorie de littérature électronique (e-lit) exclut catégoriquement les situations où le texte littéraire n’exploite pas les «spécificités du support» numérique. Or cette exclusion s’applique à tous les cas de littérature «homothétique» telle que nous l’avons précédemment définie (au sens souple). Cela signifie que même si les œuvres en question, par leur discours, mettent clairement en avant des caractéristique de la culture numérique (comme le fait de laisser au lecteur une plus grande latitude pour interpréter l’œuvre), elles ne pourraient être qualifiées de littérature numérique. Cela nous paraît inacceptable.

 

La coopérative d’édition numérique Publie.net (depuis 2008)

Une bonne illustration de ce que la culture numérique peut se nourrir d’initiatives littéraires qui ne sont pas trop focalisées sur la forme et qui se concentrent sur la signification du projet pour faire avancer la réflexion, sur le plan politique et esthétique, nous est fournie par l’engagement de nombreux auteurs français et d’ailleurs (dont plusieurs du Québec) dans la coopérative d’édition numérique Publie.net. Il s’agit certes d’une communauté, mais chaque membre conserve son indépendance. Ces derniers ont mené à bien de nombreux projets, parfois en collaborant étroitement, et ils se sont épaulés pour faire la promotion de leurs écrits mutuels, ne serait-ce qu’en en écrivant une revue sur leurs blogues respectifs. Bien que certains d’entre eux contribuent de manière assez ponctuelle, d’autres sont très actifs, et notamment sur Twitter.

La démarche de François Bon, qui en est le fondateur, a partie liée à des enjeux d’intégration sociale. Il donne depuis des années des ateliers d’écriture destinés à des détenus ou à des marginaux. Il est l’un des rares écrivains des Éditions de Minuit à avoir abordé des questions telles que la situation des ouvriers en France (Sortie d’usine, 1982) ou la santé mentale des travailleurs (Limites, 1985). Il a hébergé en 2013, suivant une formule inédite appelée «Résidences numériques d’auteurs», des expériences d’écriture menées sur son blogue personnel, Le Tiers Livre, ou sur Nerval.fr (un autre de ses laboratoires web), par des amis ou des étrangers, nomades numériques ou vieux routiers. Les expériences d’écriture collaborative, en particulier, menées par les participants à la plateforme Remue.net, avaient préparé le terrain pour la fondation de Publie.net.

Ainsi ce sont les liens que nous créons avec des personnes avec lesquelles nous partageons des intérêts communs et qui acceptent cette réciprocité du partage qui constituent le fondement de la culture numérique, comme de toute culture d’ailleurs. Une culture du partage donc, où les échanges en présence et à distance sont au cœur de la vie littéraire et sociale et qui suppose que l’on accepte d’être en partie déterminé par les autres, tout en sachant que l’on risque de les influencer en retour. C’est ainsi que, lors d’un séjour d’études à Montréal, François Bon rencontre Mahigan Lepage, qui préparait justement une thèse de doctorat en littérature sur le rapport au temps dans son écriture (ce qui donna La Fabrique du présent). Bon accepta de l’aider à revoir les textes qu’il avait écrit sur sa jeunesse et qui allaient donner Coulées. L’éditeur récupéra un texte de celui qui allait devenir le directeur de la collection «Décentrements» et en fit la première publication de la collection qui s’intitula d’abord «Québec». C’était la parution de Vers l’Ouest (mars 2009). C’est en examinant ce texte que nous devrons nous demander quelles traces de culture numérique l’on peut y trouver.

 

Mahigan Lepage, un nomade numérique?

Entretemps, Mahigan Lepage en a fait du chemin, et même si la collection «Décentrements» a par la suite été intégrée à «Temps réel», il est demeuré responsable du recrutement des auteurs de la francophonie «hors hexagone», en sa qualité de «nomade numérique». En fait, il est actuellement basé à Chang Maï, en Thaïlande, où vit également le nouveau directeur de Publie.net, Gwen Català, depuis que François Bon s’est retranché dans ses terres du Tiers Livre en 201314Il est devenu (à l’été 2015) directeur de la collection «La Machine Ronde», nom qu’il avait donné à un carnet de voyage destiné à rendre compte de ses pérégrinations en 2012.  Mais il a rapidement réintégré ce carnet de voyage numérique à son blog d’«exploration-littérature», Le Dernier des Mahigan..

 

Le dernier des Mahigan

Un des premiers billets publiés dans son blog initié à l’été 2009 s’intitule «Désentravement»  (alors qu’il est en train de rédiger Coulées dont Vers l’Ouest devait être le quatrième chapitre). Il s’amorce ainsi: «Je marche dans les rues et je n’arrête nulle part. Je voyage et je n’arrête nulle part. C’est ma manière de marcher, c’est ma manière de voyager15Ce texte est encore disponible sur le site, transposé sur la plateforme française Spip..» Ainsi, le mouvement, le changement incessant qui caractérise notre monde, est-il au cœur de l’écriture et de la démarche «heuristique» de Mahigan Lepage, qui cherche sans doute à se découvrir plus en profondeur, en avançant sans relâche vers l’ailleurs. Ce projet n’est pas à l’abri des désillusions. Mais il a le mérite de faire face à la situation.

 

Travellings 

La dernière mouture du blog de Mahigan Lepage (mahigan.ca Le dernier des Mahigan) consiste en une refonte, dans une perspective plus intermédiale que les présentations précédentes, qui mettaient davantage l’accent sur le voyage. Le terme Travellings fait évidemment référence au long plan séquence qui permet de suivre l’action au fur et à mesure de son déroulement16«Le mouvement de caméra», Kinéma, [en ligne]. Cette interprétation est confirmée par l’intitulé de la section centrale: «Films à l’affiche» et par le bandeau clignotant «Maintenant en vidéo» qui renvoie à ses écrits publiés depuis un certain temps déjà, où figure Vers l’Ouest. Évidemment, Travellings fait aussi référence au voyage (travel), qui est au cœur de sa vie et de son écriture. Il est vrai que, comme les versions précédentes, c’est un site qui entremêle «exploration et littérature» (sous-titre de 2012 à 2014), témoignant de nombreuses expériences de voyage par des billets qui nous transportent en divers pays, dont l’Inde, la Chine, le Tibet, le Viêtnam, le Cambodge, le Japon, ainsi que sur les routes du Québec. Cependant, ce n’est pas sur ce blog que furent publiées les aventures relatées dans Vers l’Ouest. Par contre, l’on y retrouve les sept parties d’une conférence prononcée en Colombie-Britannique, en 2012, lors d’une tournée dans trois universités de cette province canadienne qu’il avait traversée quinze ans plus tôt lors de ce voyage, mais sans voir Vancouver ni le Pacifique, ni parvenir à y séjourner assez longtemps à son goût. «Écrire c’est courir sur un cri» est le titre de cette conférence. Ce texte théorique et autobiographique est fondamental pour comprendre la démarche personnelle et poétique de Lepage (bien qu’elle se soit continuellement enrichie au fil de ses contributions à ce site, qui allie réflexions sur la vie, reportages sur le terrain, dessins, photos et critiques sur le rapport de l’écriture à la vie, et à la photographie, entre autres). Comme on le voit, et comme la lecture de ses textes le confirme, le voyage et l’écriture sont indissociables dans et de la création de Lepage.

En avril 2013, il recevait un financement pour son projet Mégapoles d’Asie. Le vent lui souffle alors une chance de repartir. Il remarque : «C’est drôle, dans l’hésitation, ce qui me fait pencher vers l’aventure, c’est l’écriture17Mahigan Lepage, Le dernier des Mahigan, op. cit..» Quelque part, la rencontre avec l’autre, le non-évident, c’est son carburant.

 

Vers l’Ouest : la visée d’une voix corps-route

Vers l’Ouest n’est pas une histoire de Cow Boy, ni de ruée vers l’or. C’est un roman qui s’incrirait plutôt dans la veine de On the road, de Jack Kerouac. C’est même écrit d’un trait, sans chapitres ni paragraphes, comme le mythique roman du damned Canuck. Vers l’Ouest n’est pas un livre augmenté: il ne contient aucune annexe, ni appareil critique. Zéro note. Nul chapitre, nous l’avons dit, de sorte que la «table des matières» (le menu de navigation) se résume à «Chapitre 1», pour la forme. Dans ces conditions, ce livrel ne répond pas aux exigences d’une définition de la LN comme celles de l’ELO et de Bouchardon. Pourtant, c’est bien de la littérature numérique.  Mais l’action se situe à la fin du XXe  siècle. Et les NTICs en sont absentes. Alors quel en est le sujet, plus précisément que «le voyage»? Pour le dire en un mot, Vers l’Ouest est une exploration de la route comme voix… la visée d’une voix corps-route.

 

L’Histoire

Le récit s’ouvre sur une image d’immobilité dans le divertissement: «On était plantés devant l’Arcade avec des copains (…)» (1). C’est l’occasion d’un déclic: il faut repartir. Suit une mise en contexte intégrant un résumé des actions présentes et des digressions dépeignant l’ambiance qui régnait dans la vie du personnage principal et de ses amis. Vers le tiers du livre s’amorce le récit de la première tentative du narrateur de se rendre dans l’Ouest canadien, avec son ami. Ce périple à deux se révèle un échec. Il forme tout de même une aventure avec ses péripéties (35-48/42-55).

Il repart seul vers l’Ouest. Une première étape s’effectue en autobus. De Montréal à Petawawa, puis jusqu’à Cochrane où il est pris par des éleveurs qui retournent dans les Prairies. La seconde étape se déroule donc en camionnette et consiste en la traversée d’une immense étendue de forêt, puisqu’ils ont pris la route du Nord de l’Ontario. Les éleveurs se relaient au volant, et lui font traverser les Prairies (le Manitoba et la Saskatchewan), jusqu’à Lloydminster (qui se situe en Alberta juste au bord de la frontière avec la Saskatchewan). À partir de là, un camion le conduira jusqu’à Edmonton, puis une berline lui fera traverser Edmonton. Enfin une autre camionnette l’amènera à Calgary et une petite voiture, conduite par une québécoise, lui permettra de se rendre jusqu’à Banff. «Elle habitait Banff et me parlait des montagnes, je découvrais les Rocheuses dans la langue du pays bleu.» (*61/ 73)

Peinant à trouver du travail à Banff, il y séjourne deux semaines dans le staff accom (bâtiment annexe) d’un hôtel où des connaissances travaillent. Il rend visite sa sœur à Nelson, «Bici» (B-C, British-Columbia), mais revient presqu’immédiatement à Banff et trouve un travail ! Mais il perd son emploi après avoir été dénoncé pour un retard… La  neige annonce la saison hivernale, et il rentre au Québec en avion et en camion. Arrivant à Rivière du Loup, la route lui apparaît comme une langue descendant vers ce fleuve et il se dit, énigmatiquement: «Sûrement j’avais été confondu. (…)» (*81/ 97).

 
Analyse du texte
Contenu

Par son indignation face aux signes d’une pollution causée par les excès du capitalisme, et parce qu’il regrette que les anglophones et les Québécois travaillant à Banff forment deux clans, le narrateur montre qu’il est engagé pour une forme de développement plus durable et qu’il ne croit pas à la confrontation pour régler les problèmes constitutionnels du pays. Sa réflexion sur l’envahissement des rues de Banff par l’anglais et le japonais est davantage une dénonciation de l’aliénation des Premiers peuples et des Métis qui pouvaient vivre dans ces régions sans que la culture commerciale n’ait pris le dessus sur toutes les autres facettes de la vie. S’il y a une valeur qui ressort de l’action du héros dans ce livre, c’est l’importance d’essayer.

Son désir d’aller Vers l’Ouest est une allégorie en soi de la quête idéaliste d’un sens qui aurait une plus haute valeur. Mais ce qui est encore plus important, c’est peut-être plus le cheminement que l’atteinte de la destination. En fait, ce qui compte le plus pour lui, c’est le fait de suivre son cœur et d’aller là où ses pas le guident. On comprend qu’il a soif de liberté.

Finalement, soulignons l’importance des relations entre le corps et la route dans ce récit, qui restitue les faits tout en les transfigurant. Car l’inscription de la trace est forcément la configuration d’un nouveau parcours, ou tout au moins la révélation d’un versant méconnu de son tracé. De manière analogue, on pourrait dire, que les relations entre l’environnement et le processus d’écriture sont une sorte de fil conducteur dans l’interprétation de l’œuvre de Mahigan Lepage.

 

Forme

Comment le récit de Vers l’Ouest est-il composé?

En deux mots, il s’agit d’une «coulée» éclatée. «Coulée» parce qu’il se présente d’un bloc, et Lepage fait référence à cette analogie entre le texte et l’asphalte qu’il appelle «matière mentale». «Éclatée» parce que le temps de la narration est disjoint de celui de l’histoire en plusieurs points, et que cela se produit parfois à notre insu (dans la version numérique surtout), de sorte que l’on peut se retrouver perdu après un certain temps, se demandant où l’on se situe dans le fil des évènements, car alors que l’on croyait que telle anecdote (un récit imbriqué) se poursuivait, le «pont» avec le présent, là où l’aventure avait été laissée en suspens, avait été effectué sans que ce ne soit souligné.

Une autre dimension importante de la forme est le ton employé pour la narration et la façon dont ces «ponts» se rattachent les uns aux autres. Comme cela vient d’être mentionné, l’aspect de la «coulée» marque la continuité qui donne à l’écriture l’allure d’un fleuve qui suit son cours sans s’interrompre. Mais ce n’est pas un fleuve au flux constant. Il arrive que des remous s’en emparent, et ces tourbillons peuvent lui donner un relief particulier. De ce point de vue, il ressemble à une scansion, parce qu’il est scandé dans le sens où les étapes du voyage se succèdent à un certain rythme, mais aussi parce qu’une idée en amène une autre, d’une manière qui rappelle l’art des conteurs, qui se permettent des improvisations, rendant leur récit dynamique et vivant, le faisant varier à chaque instanciation.

 

Différences entre les deux versions

La comparaison entre la version papier et la version numérique révèle que les modifications qui ont été apportées peuvent être classées en deux catégories. On constate de nombreux ajouts que nommerons «additions». Et on observe aussi des «neutralisations» visant à ramener des formulations qui avaient pour effet de faire image, ce qui consiste en une forme de réduction. Il importe de se rappeler que pour interpréter leur signification du point de vue de la présence de la culture numérique dans la version numérique, il faudra les considérer comme leur opposé : les additions deviendront des soustractions18On a aussi pu identifier deux ou trois cas de soustractions d’information entre la version numérique et la version papier, de sorte que considérée dans l’autre sens, la transformation apparaît comme un ajout d’informations (ou une addition) à la version numérique. Par exemple, la version numérique comportait la précision d’un numéro de ligne d’autobus, alors que la version papier utilise une périphrase: «un autobus dont je me rappelais le numéro». Mais ces cas ne nous ont pas paru significatifs.» et les neutralisations deviendront des activations. Mais pour l’instant, nous considérons directement les interventions telles qu’elles ont été effectuées.

Les additions identifiées sont de deux types: (1) Des explications aidant à mieux situer la séquence des actions et (2) des portraits plus précis. Pour mieux situer la séquence des actions (type 1), deux stratégies ont été utilisées: (a) prendre du recul par rapport à l’intrigue et (b) indiquer le point où l’action reprend. Nous illustrerons chacune de ces stratégies au moyen d’un exemple. Nous montrerons par la suite un cas de précision au portrait du narrateur (type 2) pour chacun des aspects suivants: la psychologie (un trait de sa personnalité) et le physique (apparence ou capacité).

Les neutralisations observées sont de deux types: (1) le remplacement de termes problématiques et (2) la reformulation d’un passage pour éviter de «faire image».

 

Additions

Voyons concrètement comment ces réductions de la plurivocité du texte se produisent pour chacun des types des deux catégories de transformation identifiées.

Le premier type d’additions, les explications aidant à mieux situer la séquence des actions, est le plus fréquent. Une illustration de la première stratégie, la prise de distance par rapport à l’intrigue, nous est fournie au moment où le narrateur résume la suite des événements avant de nous la raconter plus en détail dans le premier tiers du livre. Le narrateur, qui n’est pas nommé (le livre papier précisera qu’il a un nom étrange, ce qui nous permet de faire le lien avec Mahigan19Nous y reviendrons à propos de l’identité comme aspect du portrait qui peut être précisé dans la version papier.), rapporte la réaction de son père lorsqu’il lui demande du travail pour le reste de l’été après avoir échoué dans sa première tentative de rallier l’Ouest. «En tous cas je n’ai pas de travail pour toi ici» (*31). La version papier ajoute: «Voilà ce que m’a dit mon père ce jour où j’étais rentré (…)» (36).  Il s’agit bien de faire un pas en arrière pour mieux contempler le fil des évènements dans leur suite chronologique. C’est ce que l’on peut appeler une prise de recul par rapport à l’action. On sent l’effet de zoom out, avec le regard distancié du narrateur objectivant la situation.

Si le deuxième type d’informations visant à situer le lecteur dans l’histoire, informations que l’on retrouve le plus fréquemment ajoutées dans la version papier, consiste en indications concernant «le point où l’action reprend», c’est parce qu’il y a de nombreuses digressions dans le premier tiers du récit qui nous fournissent une idée du mode de vie du narrateur et de ses amis. Ceux-ci avaient régulièrement recours à l’auto-stop pour se déplacer, du Bas-Saint-Laurent vers Québec ou Montréal. Une anecdote qui raconte un de ces voyages sert à introduire une longue digression sur les multiples manières dont on peut entrer en ville. Une d’entre elles est le pont Jacques-Cartier. VO nous ramène au récit de l’anecdote au moment où il évoque cette approche de la ville, mais sans le préciser tout de suite. La version papier, au contraire, nous prévient que c’est à ce moment que l’on quitte l’inventaire des approches de la ville pour compléter le récit de cette «montée» vers Montréal. Alors que VO poursuit d’une manière qui pourrait laisser croire que le narrateur imagine encore une nouvelle façon possible d’entrer dans une ville comme Montréal –«On gravite dans les boucles qui conduisent au pont Jacques-Cartier.» (*25)–, la version papier prend soin d’ajouter cette précision: «Mais à présent on en est encore à négocier la traversée du fleuve via le pont Jacques-Cartier (…). On s’engage sur le pont  (…)» (28). La digression a pris fin. Dans VO, on risque de ne pas s’en apercevoir tout de suite.

Pour ce qui a trait aux « portraits plus précis », un exemple de précision de trait psychologique se trouve vers la fin du récit, alors que le narrateur se trouve à Banff depuis un certain temps déjà. Il côtoie une fille et l’on se demande pourquoi la relation ne va pas plus loin. La version papier nous fournit une explication: «(…) j’étais très timide, très incertain avec les filles, (…)» (85). Pour obtenir des détails supplémentaires sur l’aspect physique du narrateur, dans la version papier, il faut dépasser le premier tiers du récit. Revenu bredouille de sa première tentative de rallier l’Ouest, le héros, dans un état piteux, demande père du travail à son père. Celui-ci le rabroue et refuse. Pourquoi le jeune homme de 17 ans se retire-t-il penaud au lieu de protester avec force? VO ne nous décrit que les conséquences psychologiques (l’humiliation). La version imprimée nous explique sa réaction par la faiblesse de la constitution physique du narrateur et le déséquilibre des forces entre son père et lui: «Et comme il était fort et large alors que moi j’étais faible et maigre (…)» (37).

La version papier comporte d’autres précisions supplémentaires touchant à l’identité du personnage et qui étaient absentes dans VO (des détails sur son passé, les deux noms qu’il a portés, etc.).Mais nous ne attardons ici que sur quelques illustrations d’additions, parmi les catégories d’ajouts qui sont les plus fréquentes.

 

Neutralisations

Notons maintenant au moins un cas de neutralisation afin de mieux comprendre comment ce mécanisme se met en place dans la version papier. Nous nous contenterons d’examiner l’effet que produit la substitution d’un terme problématique, remplacé par un substitut plus neutre.  Mais il y a aussi des exemples où une phrase entière est reformulée, ce qui a pour effet de susciter des images sans nous dire si nous avons raison ou non de les entrevoir.

La première méthode de neutralisation consiste à remplacer des termes problématiques. Parfois, l’emploi de certains termes peut sembler contestable. Par exemple, dans la phrase: «L’autoroute fraye entre le roc et le fleuve» (*14), il semble y avoir un usage inapproprié du verbe «frayer». L’on connaît tous l’expression «se frayer un chemin». Mais «frayer» peut avoir une autre signification. Plusieurs autres significations, en fait. Et si on voulait corriger le risque de malentendu en écrivant: «L’autoroute se fraye un chemin entre le roc et le fleuve», cela serait redondant (La route se fraye un chemin…). Alors qu’est-ce que l’on fait? La solution la plus simple est de supprimer le terme problématique et d’y substituer un mot plus neutre. C’est ce décide l’auteur. Le  même passage dans la version papier: «L’autoroute passe entre le roc et le fleuve» (17). Pourtant la première formulation ne posait pas de réel problème et demeurait compréhensible. En ce qui me concerne, je saisissais même un peu plus, en vertu des connotations du mot «frayer», qui évoque le frottement des bois des cerfs dans les frayères et le reproduction des saumons après une remontée héroïque de leur cours20Si on considère la rencontre entre l’éminence solide du roc et la douceur caressante du fleuve, «frayer» (serpenter) entre les deux me paraît évoquer une tendresse quasi érotique du paysage, quelque chose comme une sensualité du décor.. Une charge érotique latente se trouve ainsi évacuée…

Notons que les cas les plus décisifs sont cependant ceux où l’on « castre » des images qui pouvaient produire une multitude de résonances, sous prétexte que leur statut même d’image était ambigu. En les remplaçant par des comparaisons ou en les désignant comme des symboles, on les vide de leur potentiel d’évocation, dont la charge revenait ultimement à l’interprète, c’est-à-dire aux lecteurs.

Maintenant que nous avons fait le tour des principales différences et que nous les avons illustrées, voyons comment nous pouvons les interpréter. Quel impact ont-elles sur le sens de Vers l’Ouest?

 

Interprétation de ces différences

Voit-on se dégager, de l’ensemble de ces «retouches», une tendance générale?

Les additions et les neutralisations ont-elles des effets contradictoires ou convergents? Le nombre de mots (et de pages) de la version papier est supérieur parce que les additions sont majoritaires. Ces ajouts, on l’a vu, permettent de mieux savoir où l’on se situe dans l’histoire et de mieux connaître le personnage principal. Ils ont donc pour effet de répondre à certaines questions que l’on pourrait se poser et de lever certaines ambigüités. Les neutralisations semblent poursuivre le même but. L’auteur et l’éditeur de la version papier ont sans doute souhaité éviter aux lecteurs le désagrément de ne pas savoir quoi faire de certains assemblages de mots dont la signification n’était pas claire, ou qui avaient le potentiel de faire image (mais sans que l’effet soit certain). Peut-être Mahigan Lepage et Mémoire d’encrier craignaient-ils d’être jugés sévèrement par des commentateurs pointilleux qui risquaient de voir dans ces passages difficiles à interpréter un manque de maîtrise (voire une faute) de la part de l’auteur et/ou de la complaisance (voire de l’incompétence) de la part de l’éditeur.

Quel que soient les motifs qui les ont poussés à apporter ces changements, notre objet est de saisir comment VO se démarque de sa version papier en vertu de ces décisions éditoriales. Comme le titre de notre communication le dit: «De Vers l’Ouest numérique à Vers l’Ouest papier, y a-t-il gain ou perte d’interactivité?» Rappelons la définition de l’interactivité que nous avons donnée au début: «potentiel d’interactions entre la personne qui reçoit l’œuvre et l’œuvre elle-même». Étant entendu que les textes sont par nature de bons vecteurs d’interprétations, car ils donnent à penser qu’un sens doit se trouver «caché derrière», il est clair à notre avis qu’un texte ambigu a plus de chances de susciter différentes tentatives d’interprétation, surtout que la première interprétation venue paraîtra rapidement insatisfaisante, si l’attention se porte sur les autres significations possibles de la même phrase. Pour chaque sens possible d’une phrase ou d’une situation équivoque, un acte interprétatif au moins sera requis. Comme le mot «potentiel» renvoie à une multiplicité possible, les actes interprétatifs supplémentaires qu’appellent les passages équivoques et/ou plurivoques (par rapport à une récit qui ne laisserait aucun point d’interrogation dans l’obscurité) nous semblent contribuer à faire du récit considéré une œuvre littéraire plus interactive, en ce sens plus herméneutique que cybernétique. Le va-et-vient du lecteur entre ses premières hypothèses interprétatives et ses interprétations plus assurées, qui seraient le fruit d’une lecture plus approfondie, ne sera pas aussi intense (et l’interactivité sera diminuée) si les sources de confusion et de doute ont été complètement gommées, à la base, par le travail de clarification. Évidemment, il y a une limite aux vertus des doubles sens et des questions laissées en suspens. Si les zones de flou se propagent à l’œuvre toute entière et que la lecture se révèle impraticable en raison d’un total manque d’appui de la part d’une quelconque structure narrative un tant soit peu reconnaissable, il est évident que les imprécisions que comporte la narration ne susciteront plus des interactions, mais décourageront toute tentative d’interprétation de  la part du lecteur. Or, cela serait contraire aux objectifs souhaitables de la part d’une culture numérique en santé. Car la santé de la culture numérique suppose que le lecteur soit actif dans la création de son sens.

Par le maintien de passages difficiles à suivre et l’absence de précisions utiles dans un récit qui n’est pas exempt de ruptures temporelles et de particularité formelles et stylistiques, la polysémie accrue de VO que semble tenter d’enrayer la réédition nous paraît en faire, rétrospectivement, une œuvre « enrichie » par rapport à ce qu’elle deviendra dans sa version imprimée. En effet, les explications et les précisions ajoutées par la suite viennent solidifier un sens particulier au détriment des autres, de sorte que les interprétations possibles de la version papier se révèlent, grâce à l’analyse génétique que nous avons effectuée, moins nombreuses. Les neutralisations, plus rares, ont un impact similaire. La marge de manœuvre des lecteurs s’en trouve donc diminuée. D’où une interactivité réduite de Vers l’Ouest dans sa version papier. On conclut que, par comparaison, la version originale numérique de Vers l’Ouest (VO) est plus interactive.

Cependant, il ne faut pas exagérer l’impact de ces modifications, étant donné qu’elles ne sont pas si nombreuses et, somme toute, mineures. Reste que les différences recensées sont en nombre suffisant pour que le potentiel d’interactions de l’œuvre (son degré d’interactivité, donc) s’en trouve diminué.

Malgré tout, on ne doit pas oublier que des passages présentant une ambigüité importante sont conservés dans la version papier, comme celui –décisif– à la fin, où le narrateur dit: «Sûrement, j’avais été confondu» (*81/97). De plus, les passages ajoutés, fussent-ils anecdotiques, peuvent être l’occasion de formuler de nouvelles hypothèses interprétatives qui permettront de récupérer une partie de la polysémie perdue. De sorte que le résultat de ces «corrections» et de cette révision de VO pour produire une version papier plus conforme aux standards de l’édition papier ne signifie pas que toute équivocité ait été retirée à cette œuvre.

Pour conclure, le fait qu’il y ait davantage de polysémie dans la version numérique originale de Vers l’Ouest constitue-t-il, en lui-même un signe de numéricité? Et la numéricité est-elle un facteur de polysémie? L’interactivité au sens culturel est-elle l’élément central de la culture numérique?

Il serait opportun d’approfondir l’analyse du texte afin de découvrir des marques plus subtiles (ou plus évidentes) de culture numérique. Mais un élargissement concomitant de la perspective sur la culture numérique serait alors nécessaire.

  • 1
    Désormais désignée par VO (acronyme qui a l’avantage de renvoyer à la fois au titre, Vers l’Ouest, et au fait qu’il s’agit de la version originale (v.o.)). On se réfèrera à la version PDF mise à jour le 28 mars 2011 (Elle n’intègre pas les modifications apportées lors de la réédition par Mémoire d’encrier, plus tard au cours de la même année). Lorsqu’on citera cette version (VO), le numéro de la page sera précédé d’un *. Ex.: «Le chemin était sinueux (…) » (*32).
  • 2
    Depuis 2015, une version papier de Vers l’Ouest est disponible également chez Publie.net grâce à une entente avec Hachette qui a donné naissance à Publie.papier en 2013, suivant une formule d’impression à la demande. Nous nous référons ici à la version publiée au 3e trimestre de 2011 chez Mémoire d’encrier.
  • 3
  • 4
    Une autre confusion vient de ce que nous croyons parfois que les échanges entre des êtres humains sont un exemple d’interactivité. Alors que pour ce type d’interactions on parlera de collaborativité. Celle-ci peut être négative (conflits).
  • 5
    La théorie en question fut développée par Michel Picard. Cf. Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang (ThéoCrit), 2011, chapitre 4
  • 6
    Le cercle herméneutique a été décrit par Heidegger (Être et temps), puis par Hans-Georg Gadamer (Vérité et Méthode), comme un cercle « de la compréhension ». Il est aussi décrit par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture.
  • 7
    François Bon, Après le livre, Paris, Seuil, 2011
  • 8
    Dufays définit la lecture littéraire comme une « lecture participative et distanciée»
  • 9
    Concept développé par Luciano Floridi, dans The 4th Revolution. L’infosphère serait une intelligence globale.
  • 10
    Marcello Vitali-Rosati, «Auteur ou acteur du web», Implications philosophiques, 10 juillet 2012, [en ligne].
  • 11
    Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique (Seuil, 2011) et La Grande Conversion numérique (Seuil, 2008)
  • 12
    Serge Bouchardon, La Valeur heuristique de la littérature numérique, Paris, Hermann, 2014, 44. Traduction de “What is Electronic literature? The term refers to works with important literary aspects that take advantage of the capabilities and contexts provided by the stand-alone or networked computer.”  [en ligne].
  • 13
    Serge Bouchardon est l’auteur de La Valeur heuristique de la littérature numérique (Hermann, 2014). Il est aussi auteur et créateur d’œuvres qui pourraient être qualifiées de littérature électronique (e-lit), conformément à la définition qu’en propose l’ELO. Il est chercheur en sciences de l’information et des communications et son approche est sémiotique
  • 14
    Il est devenu (à l’été 2015) directeur de la collection «La Machine Ronde», nom qu’il avait donné à un carnet de voyage destiné à rendre compte de ses pérégrinations en 2012.  Mais il a rapidement réintégré ce carnet de voyage numérique à son blog d’«exploration-littérature», Le Dernier des Mahigan.
  • 15
    Ce texte est encore disponible sur le site, transposé sur la plateforme française Spip.
  • 16
    «Le mouvement de caméra», Kinéma, [en ligne]
  • 17
    Mahigan Lepage, Le dernier des Mahigan, op. cit.
  • 18
    On a aussi pu identifier deux ou trois cas de soustractions d’information entre la version numérique et la version papier, de sorte que considérée dans l’autre sens, la transformation apparaît comme un ajout d’informations (ou une addition) à la version numérique. Par exemple, la version numérique comportait la précision d’un numéro de ligne d’autobus, alors que la version papier utilise une périphrase: «un autobus dont je me rappelais le numéro». Mais ces cas ne nous ont pas paru significatifs.
  • 19
    Nous y reviendrons à propos de l’identité comme aspect du portrait qui peut être précisé dans la version papier.
  • 20
    Si on considère la rencontre entre l’éminence solide du roc et la douceur caressante du fleuve, «frayer» (serpenter) entre les deux me paraît évoquer une tendresse quasi érotique du paysage, quelque chose comme une sensualité du décor.
Erwan Geffroy

Étude transmédiatique de la mise en récit et de la création d’univers fictionnels dans les pratiques culturelles de genre Fantasy

Il semble commun de reconnaître qu’il existe mille et une manières de raconter des histoires, qu’elles se transmettent par la littérature, la cinématographie, le théâtre ou une plus humble oralité. Nonobstant les siècles d’expériences de vies concrètes par lesquels chacun est l’acteur potentiel des récits de tradition orale, ou même de l’Histoire avec un grand H, la dissociation de celui qui forme et raconte (l’émetteur) et de celui qui reçoit (le récepteur) semble rester le modèle majoritaire dans la création et la réception d’un récit. Pourtant, resserrant ici la problématique à un ensemble culturel cavalièrement –ou dédaigneusement– qualifié de genre, et portant un intérêt plus spécifique aux créations fictionnelles relevant de la fantasy, il semble se dégager une tendance à plus d’interactivité entre la mise en récit et le récepteur depuis la seconde moitié du XXe siècle.

Ainsi, grâce à une approche intermédiatique, prenant pour exemples trois éléments culturels issus respectivement de la littérature, des pratiques du jeu de rôle sur table et des jeux vidéo, il sera constaté, dans les lignes à venir, l’évolution de la mise en récit d’une forme linéaire d’éléments fictionnels préexistants vers une création participative et émergente. Il sera corollairement démontré en quoi la dimension créative de l’émetteur (auteur, concepteur ou game designer) se fait moins par la mise en récit à destination du récepteur (lecteur ou joueur) que par la création d’un univers diégétique particulier, qui devient le théâtre potentiel des récits qui s’y jouent.

Roman – The Lord of the Rings

La réflexion prendra son premier appui sur une œuvre littéraire parue pour la première fois en 19541The Fellowship of the Ring, paru en juillet 1954 chez George Allen & Unwin, The Two Towers en novembre 1954 et enfin The Return of the King en octobre 1955, en Angleterre, et s’intitulant The Lord of the Rings (LotR).

L’auteur

Son auteur, John Ronald Reuel Tolkien, n’est certainement plus à présenter depuis les adaptations cinématographiques de son œuvre par Peter Jackson, diffusées pour la première fois en 2001, que l’on y voit un hommage ou un affront à la version littéraire. Mais il est toujours bon de rappeler que Tolkien fut un imminent philologue britannique et qu’il aima inventer des langues fictives dès son plus jeune âge. Durant ses études universitaires à l’Exeter College d’Oxford, il se spécialisa en philologie comparée, sous la direction de Joseph Wright, démontrant son intérêt non seulement pour les langues mais également pour les dynamiques entre ces dernières. Il portait un intérêt tout particulier aux langues anciennes d’Europe du Nord, avec une inclination pour les cultures anglo-saxonnes, germaniques et scandinaves, à forte dimension poétique, épique et légendaire. Il fut ainsi reconnu pour ses travaux sur Boewulf2Cf. J.R.R. Tolkien, The Monsters and the Critics and Other Essays, édition de Christopher Tolkien, Londres, Allen & Uwin, 1983..

L’œuvre

De l’ensemble de ses publications, LotR se trouve parmi les dernières3La septième sur les dix publications de son vivant présentées dans les repères biographiques de Vincent Ferré. Cf. Vincent Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, 305-306.. La rédaction lui prit quatorze années, relecture incluse, après que la commande lui fut passée par son éditeur, Stanley Unwin, en 19374Vincent Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, 306..

Les caractéristiques épiques et fantastiques des littératures étudiées et appréciées par Tolkien se retrouvent dans LotR. Ainsi, l’histoire prend place dans un univers fictionnel médiéval possédant de forts éléments fantastiques. C’est une fresque qui met en scène des personnages à tendances héroïques, de races et de cultures diverses luttant contre des forces ennemies (dont une partie est qualifiable de «mal absolu») qui cherchent à dominer les terres et les peuples des premiers en les asservissant ou annihilant. L’intrigue principale repose ainsi sur un combat manichéen. Le récit fut publié en trois volumes s’intitulant respectivement The Fellowship of the Ring, The Two Towers et The Return of the King.

Plus qu’un récit, un cycle

Il est intéressant de noter ici que l’ensemble du travail littéraire que réalisa Tolkien peut être envisagé comme un cycle. Mais cela ne provient évidemment pas du fait que LotR fut édité en trilogie. D’ailleurs, Tolkien l’avait pensé comme un texte unique. Mais, pour diverses nécessités éditoriales5«En raison de la nature inhabituelle du livre, du coût élevé du papier dans l’Angleterre de l’après-guerre et de l’ampleur du manuscrit». Gary Raymond, Tolkien en 3 minutes, Montréal, Hurtubise, 2013, 54., il consentit à le diviser en six parties, éditées deux à deux en trilogie. La qualité de «cycle» peut être attribuée au travail de Tolkien par rapport à l’ensemble des autres textes gravitant autour du récit principal qu’est LotR. Ceux-ci se déroulent dans le même univers fictionnel, dans ce monde que Tolkien nomma Arda, bien que chacun d’entre eux puisse être diégétiquement séparé des autres. Il en va ainsi de The Hobbit, paru en 1937, récit qui incita la commande d’une suite par l’éditeur, et de The Adventures of Tom Bombadil, paru en 1962. Mais il en va surtout de même pour ses œuvres posthumes telles que The Silmarilion (1977), Unfinished Tales (1980), et The Book of Lost Tales (1984).

            Il convient d’insister sur ces trois derniers ouvrages, car Tolkien en commença la rédaction bien avant les autres, dès 1917, à l’âge de 25 ans. Il n’est donc pas exagéré de parler de l’œuvre d’une vie. De plus, ces trois publications posthumes sont majeures dans la compréhension de l’univers fictionnel développé par Tolkien. The Silmarilion, qu’il chercha à publier en vain depuis The Hobbit, permet de prendre connaissance de la genèse diégétique de l’univers fictionnel de Tolkien: la création, du néant, d’Arda et de ses créatures. Ces trois livres posthumes rassemblent des textes dont les actions se déroulent à trois âges distincts de ce monde fictionnel, permettant de comprendre l’origine et les évolutions, tant tectoniques que géopolitiques, de la Terre du Milieu, continent d’Arda sur lequel se déroulent, au Troisième Âge, les aventures de Bilbo, puis de Frodo, les deux personnages principaux respectifs de The Hobbit et LotR.

Plus qu’un cycle, un monde

Bien plus qu’un cycle littéraire, il est possible d’envisager l’œuvre de Tolkien comme celle de la création d’un monde, de ne plus voir Tolkien comme un écrivain, mais aussi comme un créateur dans un sens plus large: «[c]ertes, des livres portent son nom là où l’on a l’habitude de trouver le nom de l’auteur, mais ils sont les traces d’autres choses, la tentative de créer un univers alternatif au nôtre, un monde «secondaire» pour prendre la terminologie que propose Tolkien dans son étude «Du conte de fées6Gilles Brougère, «De Tolkien à “Yu-Gi-Oh”», Communications, n° 77 (2005), 170, [en ligne].».

            Et pour bien comprendre ce terme secondaire, il convient de concevoir que, «Pour [Tolkien,] catholique fervent et pratiquant, le créateur ne peut être que Dieu, responsable du monde primaire. L’auteur ne peut faire qu’œuvre de sous-création, en produisant un monde secondaire dont la réussite se traduit par la créance que lui accorde le lecteur 7Idem.».

Ainsi, chez Tolkien, «l’effet de profondeur n’est pas un effet littéraire, il renvoie à la construction, œuvre de toute une vie, d’un monde […] auquel il a donné une existence8Brougère, op. cit., 171». Selon Tolkien lui-même: «[c]e qui arrive vraiment, c’est que le conteur se montre un “sous-créateur” qui réussit. Il fabrique un Monde Secondaire dans lequel l’esprit peut entrer. À l’intérieur, ce qu’il relate est “vrai”; cela s’accorde avec les lois de ce monde. L’on y croit donc tant que l’on se trouve pour ainsi dire dedans9J.R.R. Tolkien, Faërie, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1996, 52. Repris par Gilles Brougère, op. cit., 174.».

            Et pour aider le lecteur à «se trouver dedans», Tolkien ne réduit pas la transmission de son travail à une production purement littéraire, il lui adjoint des éléments documentaires qu’il est possible de consulter au début et en appendice de ses livres. S’y trouvent ainsi des annales, des références chronologiques, des calendriers propres aux cultures du roman, des précis d’écriture et de prononciation des langues créées, des alphabets, des arbres généalogiques et, enfin, élément cristallisant d’une cohérence spatiale fictionnelle : des cartes géographiques. Ainsi, Tolkien semble vouloir rendre compte très précisément à la fois du temps et de l’espace de sa fiction, avant même la mise en lecture du récit. Comme un historien viendrait révéler un passé perdu par des archives, il crée le théâtre de ses récits, le monde dans lequel la narration va pouvoir prendre place.

Tolkien est ainsi un «faiseur de mondes10Laurent Trémel, Jeux de rôle, Jeux vidéo, Multimédia. Les faiseurs de mondes, Paris, PUF, 2001» pour reprendre les termes de Laurent Trémel. Et sa démarche semble anticiper le concept éminemment intermédiatique de “World Making11Henry Jenkins, Convergence culture, where old and new media collide, New York, New York University Press, 2006.” proposé par Henry Jenkins afin de rendre compte d’une tendance contemporaine à créer un univers fictionnel cohérent appréhendable de façon transmédiale. Tolkien lui-même a fait part de son désir de mettre son univers à la disposition d’autres créateurs et d’autres médiums:

Ne riez pas ! Mais il y eut jadis un jour (depuis mon panache s’est bien rabaissé) où j’eus l’idée de construire un corps de légendes plus ou moins étroitement reliées, allant des vastes cosmologies jusqu’aux contes de fées romantiques –les plus larges basées sur les plus proches de la terre, les plus étroites tirant quelques splendeurs des grandes toiles de fond– […], je développerais en détail certains récits parmi les plus importants, et pour beaucoup je ne ferais que les esquisser, leur donner leur place dans l’ensemble. Leurs cycles seraient reliés à un ensemble plein de majesté tout en laissant place à d’autres esprits, d’autres talents, qui viendraient apporter la couleur, la musique et le drame […]12Propos de J.R.R. Tolkien rapportés par Humphrey Carpenter dans son livre, JRR Tolkien. Une biographie, traduit de l’anglais par Pierre Alien, Paris, Christian Bourgois, 1980, 108. Repris par Gilles Brougère, op. cit., 171..

Il convient dès lors d’observer la trajectoire13Terme utilisé dans le sens développé par Bruno Latour et Adam Lowe dans «La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés», Intermédialité, 2011, n° 17, 173-191. Plutôt que de concevoir une œuvre d’art comme un élément ponctuel, unique, et original, la trajectoire l’inscrit dans une vision dynamique, possédant ses sources et étant elle même source. Ainsi, la trajectoire serait l’ensemble tentaculaire des réalisations à la source d’une production artistique et produites en référence, volontaire ou non, à celle-ci. offerte par LotR afin de voir dans quelle mesure les créations transmédiatiques postérieures à l’œuvre littéraire ont modifié le rapport des récepteurs à la mise en récit et le rapport des émetteurs à la création d’univers diégétiques.

Jeux de rôle – Dungeons & Dragons

La filiation thématique des éléments culturels qualifiés de fantasy, tels qu’identifiés dans les recherches transmédiatiques d’Antoine Dauphragne sur les dynamiques ludiques et logiques de genre14Antoine Dauphragne, «Dynamiques ludiques et logiques de genre: les univers de fantasy», dans Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Paris, Autrement, 2008, 43-57, [en ligne]. http://www.cairn.info/la-ronde-des-jeux-et-des-jouets—page-43.htm, permet la mise en comparaison de divers médiums. Mais cette filiation permet surtout de focaliser la réflexion sur d’autres éléments que le thème diégétique, telles que, pour le présent article, les dynamiques de mise en narration et la manière de générer l’univers fictionnel propre à chaque médium.

Le second exemple servant d’appui à la réflexion relève d’une tout autre forme médiatique que celle des œuvres de Tolkien et réclame un petit voyage dans le temps et l’espace. Ainsi, en 1974, vingt ans après la première publication de LotR, apparaît aux États-Unis le jeu de rôle créé par Gary Gygax et Dave Arneson et leur groupe TSR (Tactical Studies Rules): Dungeons & Dragons (D&D).

Aux origines

Les deux créateurs de D&D étaient amateurs de littérature de fantasy et de science-fiction et seraient aujourd’hui qualifiés de “game designers. Ils commencèrent par modifier et créer des règles pour des jeux de plateau préexistants, jusqu’à en développer et à en éditer eux-mêmes. En effet, le jeu de rôle est un genre de jeu dérivé, à ses origines, du “wargame“. Ce dernier est un jeu de plateau avec figurines permettant de simuler des affrontements militaires. «Presque tous les ingrédients du jeu de rôle étaient déjà dans les jeux de figurines militaires, surtout joués en campagne. Le saut fut de passer d’un joueur dirigeant plusieurs figurines dont un commandant à un jeu où il jouait uniquement ce personnage15Gary Gygax, interview publiée dans Casus Belli, n° 29 (décembre 2004-janvier 2005), 18. Repris par Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la fiction, Paris, CNRS, 2007, 17..» L’évolution continua jusqu’à pouvoir se passer d’un plateau de jeu et à devenir un jeu d’interactions orales.

En pratique

Concrètement, le jeu de rôle papier se manifeste typiquement par la réunion de plusieurs joueurs, au minimum deux, avec livres de règles, dés, papier et crayons.

            Dans ses mécaniques de jeu, le jeu de rôle papier possède un gameplay asymétrique. C’est-à-dire qu’une partie des joueurs aura un rôle, des règles à suivre et un objectif différents des autres. Le contre-exemple en est le jeu d’échecs, au “gameplay” symétrique : les deux joueurs ont les mêmes objectifs, les mêmes règles et la même interface de jeu. La dissymétrie se manifeste dans le jeu de rôle par le joueur, unique, nommé Maître du Jeu (MJ) (ou Dungeon Master selon la terminologie D&D). Ainsi, un joueur prend le rôle de MJ et les autres deviennent des Personnages Joueurs (PJ). Ces derniers sont soumis aux mêmes règles. Le MJ a un triple rôle de législateur au niveau ludique en étant garant du bon déroulement de la partie, d’exécutant et de guide dans la mise en jeu, mais aussi et surtout, de narrateur, gardien de la cohérence diégétique.

Car le jeu de rôle est avant tout cela, une mise en récit. Ainsi, chaque type de joueur doit s’acquitter de certaines tâches avant le début d’une partie. Le MJ prépare en secret une trame narrative, qu’il crée de toute pièce, à partir d’éléments présents dans les livres de la licence D&D ou qu’il pioche dans les créations de la communauté disponibles en ligne (bien qu’il lui soit également possible, s’il s’en sent capable, de totalement improviser). Chaque autre joueur crée, avant le début de la mise en récit à proprement parler, un avatar, un personnage modélisé par un certain nombre de données compilées sur une feuille appelée feuille de personnage. Chaque joueur a donc la charge de son PJ dans le récit orchestré par le MJ. Le MJ, lui, déroule l’histoire, en interprétant et en mettant en action l’ensemble des autres Personnages Non joueurs (PNJ) nécessaires à l’avancement du récit.

Pour reprendre l’exemple diégétique de LotR, il faut imaginer que chaque personnage constituant la Communauté de l’Anneau est un PJ, contrôlé par un joueur, tandis que l’ensemble des autres personnages du livre, incluant les personnages clés pour la narration, tels Gandalf, Sauron ou un aubergiste quelconque, sont interprétés par le MJ. L’ensemble du contexte diégétique (historique, géopolitique et géographique) est exposé aux joueurs en début de partie. Les grandes lignes des développements narratifs, de l’intrigue, sont connues du MJ seul. Mais, à la différence du roman, il n’y a aucune certitude quant à leur évolution. Le récit du jeu de rôle commence dans un contexte identique à celui du début du roman, mais son développement est, lors de la partie de jeu de rôle, entièrement tributaire des actions des PJ face au MJ: coup de génie de Bilbo demandant à Gandalf, après son arrivée à Rivendell, de faire appel aux Grands Aigles afin de précipiter l’Anneau Unique dans la Montagne du Destin, avant même la formation de la communauté, et éviter ainsi les deux tiers de la narration16Cf. “How It Should Have Ended, How Lord of The Rings Should Have Ended“, Youtube, [en ligne]..

            Ainsi, se révèlent deux caractéristiques du jeu de rôle particulièrement importantes pour la réflexion développée dans cet article. La première concerne le caractère émergent et participatif de la mise en récit au sein d’une partie de jeu de rôle. Comme exposé précédemment, le MJ propose un cadre narratif. S’il assume le rôle de gardien de la cohérence diégétique, il n’est pas maître des actions des PJ. Le récit des actions et des événements s’écrit ainsi grâce à tous les joueurs et est donc éminemment participatif. Corollairement, il est émergent, car il ne peut être prédéterminé. Il n’est pas possible de prévoir les réactions volontaires des PJ, ni les divers résultats de lancers de dés servant à la modélisation des événements ou des actions des joueurs.

            Pour permettre une mise en narration aussi libre, il convient de décider d’un cadre diégétique dans lequel la mettre en mouvement. L’un des éléments cruciaux dans le bon déroulement d’une partie de jeu de rôle est alors la cohérence diégétique de l’histoire et, implicitement, de son univers. Ceci amène à la seconde caractéristique, écho aux mécaniques de création d’univers fictionnel développées par Tolkien: l’ensemble des joueurs doit partager un imaginaire diégétique afin de donner vie et cohérence au récit auquel ils participent tous. Bien qu’ils puissent en générer un de toute pièce au fur et à mesure de leurs rencontres, dans une démarche presque surréaliste, il est toutefois plus conventionnel que l’univers soit préexistant à la partie. Ceci se manifeste concrètement par le fait qu’en plus d’un ensemble dense de livres de règles, destinés à modéliser le plus objectivement possible des effets physiques ou psychologiques propres à influencer les personnages et l’univers diégétique, il existe des livres destinés à informer sur l’univers fictionnel. S’est ainsi développé, tout au long de la vie de D&D, The Forgotten Realms, créé par le Torontois Ed Greenwood. Il est possible de prendre connaissance de cet univers fictionnel grâce à de la littérature, des cartes, des annales géopolitiques et des bestiaires.

            Ainsi, les “game designers“, ou concepteurs du jeu, n’ayant aucune prise sur les divers déroulements narratifs potentiels à chaque partie, vont développer, en plus des règles de jeu, divers documents et supports donnant corps et cohérence à leur univers secondaire. L’ensemble de la création devient structurel/structurant. Une fois le “world making” opéré, les joueurs en possession de certaines références culturelles et géographiques diégétiques, vont pouvoir créer leur propre récit au cœur de cet univers partagé, de ce théâtre participatif et émergent.

Jeu vidéo – ArcheAge

Il est temps d’effectuer notre dernier voyage dans le temps et les médiums avec notre troisième exemple: le jeu vidéo ArcheAge. Ce dernier a été développé dans les studios coréens d’XL Games et commercialisé en Corée en 2013, puis édité par Trion Worlds pour une parution sur le marché occidental en septembre 2014. Il relève de la catégorie des Massively Multiplayer Online Role-Playing Games (MMORPG) sandbox. Ces termes pouvant paraître obscurs au néophyte, l’amorce de la présentation du jeu se fera par leur explication.

RPG

Malgré la récente parution d’ArcheAge, l’explication du premier terme de RPG fait pourtant remonter à l’année même de la première édition de D&D. En effet, un jeu vidéo dit Role-Playing Game (RPG) s’inscrit en héritier numérique direct du jeu de rôle papier. Ainsi, Gary Whinsenhunt et Ray Wood développent, en 1974, aux États-Unis, la première version de DND, un RPG numérique, avec une interface graphique directement inspirée des règles de D&D. Le joueur déplace sur un écran, par le biais d’une interface clavier, un avatar anthropomorphique sur une carte d’un donjon vu de dessus (à l’image du plateau de jeu des premières éditions de D&D). L’avatar doit parcourir les diverses salles du donjon, y vaincre des adversaires, puis atteindre la chambre contenant le trésor final, afin d’extraire ce dernier du lieu de l’aventure. Ainsi, les mécaniques de ces premières règles, issues du “wargame“, auraient pu réduire le genre naissant des RPG numériques à un enchainement linéaire de Porte-Monstre-Trésor (PMT). Pourtant, les RPG vont peu à peu développer une trame scénaristique complexe représentative de celle également constatée dans l’évolution des jeux de rôle papier.

            À partir de 1980, plusieurs titres relevant de la catégorie RPG vont paraître, avec, entre autres Ultima I: The First Age of Darkness, de Richard Garriott (1981), qui sera le premier d’une longue série de jeux phares du RPG occidental. De même que sur le marché oriental –au Japon, plus précisément– les deux premiers épisodes de ce qui deviendra deux séries au succès international, Dragon Quest17Inspiré du jeu de Richard Garriott (1986181989 aux États-Unis), des studios Enix, et Final Fantasy (1987191990 aux États-Unis.), des studios Square Soft. L’intérêt des développeurs pour la dimension scénaristique s’affirmera dans ces trois séries, mais également à travers d’autres titres marquants tels que Lands of Lore (1993), des studios Westwood, ou Baldur’s Gate (1998), des studios BioWare.

Mais que ce soit sur le marché oriental ou occidental, la plupart de ces jeux possèdent trois caractéristiques communes. La première est la présence d’une trame narrative, proche de celle d’un roman ou d’un film, se développant dans un univers fictif complexe. La seconde est que cette trame scénaristique, bien que pouvant comporter certaines ramifications induites par des choix offerts au joueur, reste dans l’ensemble très déterminée. La troisième caractéristique est que ces jeux sont principalement envisagés pour une réception en solitaire ou en groupe limité.

MMO

Le caractère solitaire du RPG est justement ce à quoi vient s’opposer celui massivement «multijoueurs» des jeux en ligne qualifiés de “MMO” (Massively Multiplayer Online). Et bien que l’origine des MMORPG puisse remonter à des tests vidéoludiques effectués sur des serveurs universitaires américains en 1979, les premiers vrais succès commerciaux, amenés par la démocratisation de l’accès à internet, sont EverQuest, développé par Verant Interactive en 1999, suivi de Dark Age of Camelot, développé par Mythic en 2001.

            Les MMORPG accordent ainsi une grande importance au jeu en communauté, s’articulant entre coopération et affrontements entre joueurs. Sans une communauté active, un MMORPG va rapidement être délaissé et perdre de son intérêt.

            Mais le MMORPG possède également une seconde caractéristique particulière: les univers diégétiques et numériques où prennent place la majorité20Il faut en effet distinguer les instances de l’univers persistant. Les instances sont des phases de jeu créées spécialement pour un petit groupe de joueurs, l’interface graphique virtuelle est générée pour eux et n’est pas persistante à leur déconnexion du jeu. La majorité des interactions entre joueurs dans la phase dite de levelling (d’évolution de l’avatar vers une phase mature et plus stable) s’effectue dans la partie persistante du jeu. des interactions entre les joueurs sont appelés «persistants». Cela signifie que si un joueur arrête de jouer et quitte le jeu, l’univers diégétique numérique continue d’être le théâtre des interactions entre les joueurs présents, malgré la disparition graphique de l’avatar du premier. Ainsi, le retour du joueur, ou l’arrivée d’un nouveau, s’effectue dans un univers diégétique dynamique préexistant où d’autres joueurs sont déjà en action. En fonction du degré de liberté de modification de l’univers laissée aux joueurs par les développeurs, le retour en jeu d’un joueur permettra à ce dernier de découvrir les évolutions graphiques ou statistiques, plus ou moins importantes, effectuées par les autres joueurs durant son absence.

Sandbox

Dans le même registre que le degré de liberté dans la modification de l’univers diégétique offerte par les développeurs, il leur est possible d’offrir au joueur plus ou moins d’objectifs ou de buts à atteindre. Ainsi, quand un jeu est développé afin de proposer un univers numérique régi par des règles diégétiques sans pour autant définir explicitement un objectif à atteindre, exprimé, de manière diégétique ou extradiégétique, par les créateurs du jeu, ce dernier est dit sandbox.

Ce type de jeu vidéo propose un environnement numérique dont le joueur peut disposer à sa guise, à l’instar d’une boite de briques Lego, ou … d’un bac à sable. En général, ce type de jeu ne possède pas, ou peu, de dimension narrative. Second Life (2003), développé par Linden Lab, et Minecraft (2011), développé par Markus Persson, en sont de bons exemples.

MMORPG sandbox

Ainsi, ArcheAge, jeu combinant les trois aspects présentés précédemment, est ce qu’on appelle un “MMORPG sandbox“. C’est-à-dire qu’il possède un univers diégétique construit et développé par ses créateurs et offrant une amorce fictionnelle dans laquelle évoluer21Dans le cas d’ArcheAge, il relève, comme les deux premiers exemples, de la fantasy.; qu’il est jouable exclusivement en ligne avec un ensemble d’autres joueurs, connectés en même temps et dont les interactions prennent place dans un univers numérique persistant; et, enfin, que ses mécaniques de jeu sont assez ouvertes pour permettre aux joueurs de créer leurs propres expériences sans être dirigés par les développeurs.

            Concrètement, le joueur doit créer un avatar afin de rejoindre l’univers diégétique persistant. Cet univers est rendu perceptible graphiquement grâce à l’interface visuelle, élément caractéristique des médiums vidéoludiques. Mais le joueur a également accès à un ensemble de documentations et d’informations sur l’univers au sein du jeu, tels que des cartes, des documents textuels, des échanges avec des PNJ ou d’autres joueurs.

Une fois en jeu, le joueur peut spécialiser l’avatar dans ce qu’il serait possible de comparer à des métiers, afin d’interagir à la fois avec l’environnement mais également avec les autres joueurs. Ceci permet de modifier l’environnement, de créer et d’échanger des ressources, de développer une économie, de créer des villes, bref, de participer à l’évolution de l’univers fictif. Ainsi, les objectifs émergent des propres désirs du joueur et du contexte induits par les actions des joueurs préexistants dans le monde numérique qu’il rejoint. Le joueur peut décider de faire adopter la vie d’un agriculteur à son avatar, décider de se lier à d’autres joueurs afin de renverser une guilde22Ensemble de joueurs assemblés en groupe. despotique ou encore de chasser des joueurs pirates des routes commerciales maritimes. Comme les scénarios de jeu émergent des interactions et des choix des joueurs, ils ne sont plus (tout à fait) prédéterminés par les développeurs.

Dans le cadre de cette étude, il est donc intéressant de constater deux points importants. Le premier est que, à l’instar de Tolkien ou de Greenwood, les développeurs du jeu ont créé un univers diégétique complexe dont il est possible de prendre connaissance au sein même du jeu, par des cartes, diverses histoires offertes par des PNJ, des lectures, ou qui est rendu tout simplement perceptible par l’existence de l’interface graphique rendant compte de l’univers diégétique en action.

Le second point important est qu’il n’y a pas de mise en narration préétablie (ou alors extrêmement sommaire). Ce sont les interactions entre les joueurs qui font émerger l’intérêt du jeu, mais aussi et surtout, la mise en récit, réduisant, par là même, la frontière entre cette dernière et l’expérience vidéoludique.

Ces deux points semblent d’ailleurs être caractéristiques d’une certaine tendance vidéoludique dont témoignent les annonces des sorties prochaines de titres tels que Black Desert Online, développé par Pearl Abyss, ou EverQuest Next, développé par Daybreak Game Company.

Mise en récit

Mais, peut-on vraiment parler de mise en récit quand il s’agit d’une expérience vidéoludique sans trame narrative préétablie? Concernant LotR, la mise en récit semble correspondre à l’acception la plus traditionnelle possible. C’est effectivement une narration par écrit, dans une mécanique propre au roman. Concernant D&D, la mise en récit est orale et performative. C’est la verbalisation du récit lui-même, l’énoncé des actions par les joueurs, qui entraîne la mise en récit et qui génère l’action diégétique, en plus de l’expérience ludique. «Pendant une partie papier, les joueurs n’agissent pas physiquement […], ils ne peuvent mettre leurs partenaires au courant de leurs actions virtuelles que verbalement. Ainsi l’action dans le monde des jeux papier n’existe que sous forme de description et l’agir se transforme en parole23Tatiana Shulga, «Présence médiatisée et construction de l’espace d’interaction. Comparaison entre jeux de rôles classiques et MMORPG», in : Les Cahiers du numérique, vol. 4 (2003), 106-107, [en ligne].» De même,

Au cours d’une partie papier, l’espace virtuel est construit et reconstruit constamment par les participants qui échangent de brèves descriptions des endroits, des objets et des êtres imaginaires censés exister dans l’univers de jeu. Même les actions des participants ont un format narratif dans cet univers fondé sur des négociations incessantes : elles se présentent comme de brefs récits énoncés à haute voix24Ibid., 106.

Une session d’un jeu de rôle papier est donc bien une mise en récit performative émergente, à plusieurs voix. Mais dans le cas d’un MMORPG, le joueur se retrouve plus dans la position d’une expérience vidéoludique que dans celle d’une réception d’un récit. Il vit un moment d’un jeu, en commun avec d’autres joueurs. C’est une mise en action concrète (visuelle, dans un univers simulé numériquement). Pourtant, le cadre proposé par les développeurs d’un MMORPG, une structure de quêtes à réaliser par les avatars des joueurs par exemple, semble placer l’action dans une perspective narrative: «[a]vec la structure de quête épique qui est celle de la plupart des jeux vidéo, les médias interactifs ont réussi à maîtriser ce qui pourrait bien être la plus ancienne forme de narration (ou du moins la plus ancienne forme de narration fictionnelle […]): la lutte de l’individu contre un monde hostile25Marie-Laure Ryan, «Des jeux narratifs aux fictions ludiques. Vers une poétique de la narration Interactive», traduit de l’anglais par A.-L. Rebreyend, Nouvelle revue d’esthétique, vol. 1, 2013, n° 11, 49, [en ligne].

En effet, le cadre diégétique et médiatique du MMORPG invite à concevoir l’action réalisée comme un récit. Les avatars des joueurs sont envisagés comme des héros susceptibles d’accomplir des actions propres à dénouer des intrigues ou à réaliser des quêtes au sein de leur univers diégétique. Il est ainsi très intéressant de constater que les mécaniques de jeu des MMORPG (les actions possibles des avatars) font écho aux fonctions narratives que Vladimir Propp dégage des contes traditionnels:

F. VIII: Méfait et F. VIIIA: Manque. […]

F. IX: Appel ou Envoi du héros, Mandement. […]

F. X: Acceptation […]

F. XII: Héros mis à l’épreuve […]

F. XVIII: Victoire. […]

F. XIX: Réparation du méfait ou du manque. […]

F. XXVII: Reconnaissance26Jean-Michel Adam, Que sais-je? Le Récit, Paris, PUF, 1999, 26.

Il est ainsi possible de postuler que les mécaniques de jeu de la majorité des MMORPG peuvent être envisagées comme les structures d’un récit que le joueur actualise par ses actions. C’est une mise en récit par actualisation.

Dans le cadre d’ArcheAge, les mécaniques de jeu propres aux sandbox font glisser la notion d’un récit à actualiser vers celle d’un récit à réaliser. Ce dernier ne provient plus d’une quête scriptée par les développeurs mais émerge des désirs et des interactions des joueurs. Ceux-ci remplissent, dépendamment du contexte, les fonctions narratives de héros ou de source du méfait (ou du manque), tandis que les fonctions d’épreuve, de victoire et de reconnaissance sont régies par les mécaniques du jeu. Dans cette perspective, l’interaction entre les joueurs dans un MMORPG sandbox peut être envisagée comme une source potentielle de récits que les joueurs peuvent ensuite décider de réaliser ou non. Ainsi, si ce type de jeu s’éloigne de la réception passive d’une narration prédéterminée, le lien au récit et aux fonctions de Propp reste sous-tendu par les structures d’évolution des avatars, de relations entre joueurs et d’interactions avec l’univers diégétique.

Trajectoire médiatique

Le présent article permet ainsi de rendre compte d’une double évolution, au sein du corpus étudié, dans la manière de proposer des histoires. Concernant la mise en récit, les trois exemples présentés permettent de prendre conscience de l’évolution de la mise en récit linéaire et prédéterminée offerte par le roman vers une forme de récit participatif et émergent induite par les pratiques vidéoludiques et rôlistes (il est d’ailleurs intéressant de noter que les médiums, tant au niveau rôlistique que numérique, ne s’opposent pas les uns aux autres, mais s’englobent mutuellement, le roman pouvant servir de base diégétique au développement de nouveaux récits au sein d’un même univers fictionnel, de même qu’une interface numérique incorpore des versions documentaires de médiums analogiques).

D’un autre côté, concernant la création, il se révèle une tendance au glissement de l’acte de création de la part des auteurs/concepteurs/game designers d’un récit préétabli vers le contexte dans lequel il est potentiel. La réception du lecteur/joueur n’y est plus inopérante, elle devient productive, elle devient «expérience». L’acte de création n’est plus un récit, mais un univers fictionnel complexe, une structure propre à accueillir les récits émergents, à devenir les théâtres des fictions de chacun. Et peut-être que se révèle ici un principe propre à tout art.

Il serait alors maintenant pertinent d’amorcer des recherches complémentaires sur les raisons à l’origine de cette double transition (la mise en récit vers des formes émergentes et participatives; la création d’univers fictionnel). Serait-elle technique? Peyron et Caïra27Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la fiction, Paris, CNRS, 2007, 143. semblent proposer que non, l’équipement nécessaire pour réaliser un jeu de rôle pouvant être envisagé dès l’Antiquité. Serait-elle alors culturelle? Dans ce cas, il conviendrait de circonscrire les sphères culturelles où s’opèrerait cette évolution, ainsi que les raisons de cette évolution. Est-ce la manifestation de l’évolution de la consommation culturelle d’un profil d’individus narratophiles passifs  vers des ludophiles actifs? Est-ce une recherche de distraction fictionnelle, une envie d’épistémologie fictionnelle28Concept emprunté à Marie-Laure Ryan, op. cit. face à un univers réel semblant domestiqué et connu?

De même, il conviendrait de savoir si cette transition est si significative que cela. Se retrouve-t-elle dans d’autres formes médiatiques, ou s’applique-t-elle exclusivement aux médiums issus des cultures dites de genre, principalement fantasy et science-fiction? Est-ce un nouveau rapport esthétique global ou un épiphénomène localisé?

Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces questions dénote la richesse des recherches sociomédiatiques que peut offrir le corpus ici abordé, issu des cultures dites populaires.

  • 1
    The Fellowship of the Ring, paru en juillet 1954 chez George Allen & Unwin, The Two Towers en novembre 1954 et enfin The Return of the King en octobre 1955
  • 2
    Cf. J.R.R. Tolkien, The Monsters and the Critics and Other Essays, édition de Christopher Tolkien, Londres, Allen & Uwin, 1983.
  • 3
    La septième sur les dix publications de son vivant présentées dans les repères biographiques de Vincent Ferré. Cf. Vincent Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, 305-306.
  • 4
    Vincent Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, 306.
  • 5
    «En raison de la nature inhabituelle du livre, du coût élevé du papier dans l’Angleterre de l’après-guerre et de l’ampleur du manuscrit». Gary Raymond, Tolkien en 3 minutes, Montréal, Hurtubise, 2013, 54.
  • 6
    Gilles Brougère, «De Tolkien à “Yu-Gi-Oh”», Communications, n° 77 (2005), 170, [en ligne].
  • 7
    Idem.
  • 8
    Brougère, op. cit., 171
  • 9
    J.R.R. Tolkien, Faërie, traduit de l’anglais par Francis Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1996, 52. Repris par Gilles Brougère, op. cit., 174.
  • 10
    Laurent Trémel, Jeux de rôle, Jeux vidéo, Multimédia. Les faiseurs de mondes, Paris, PUF, 2001
  • 11
    Henry Jenkins, Convergence culture, where old and new media collide, New York, New York University Press, 2006.
  • 12
    Propos de J.R.R. Tolkien rapportés par Humphrey Carpenter dans son livre, JRR Tolkien. Une biographie, traduit de l’anglais par Pierre Alien, Paris, Christian Bourgois, 1980, 108. Repris par Gilles Brougère, op. cit., 171.
  • 13
    Terme utilisé dans le sens développé par Bruno Latour et Adam Lowe dans «La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés», Intermédialité, 2011, n° 17, 173-191. Plutôt que de concevoir une œuvre d’art comme un élément ponctuel, unique, et original, la trajectoire l’inscrit dans une vision dynamique, possédant ses sources et étant elle même source. Ainsi, la trajectoire serait l’ensemble tentaculaire des réalisations à la source d’une production artistique et produites en référence, volontaire ou non, à celle-ci.
  • 14
    Antoine Dauphragne, «Dynamiques ludiques et logiques de genre: les univers de fantasy», dans Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Paris, Autrement, 2008, 43-57, [en ligne]. http://www.cairn.info/la-ronde-des-jeux-et-des-jouets—page-43.htm
  • 15
    Gary Gygax, interview publiée dans Casus Belli, n° 29 (décembre 2004-janvier 2005), 18. Repris par Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la fiction, Paris, CNRS, 2007, 17.
  • 16
    Cf. “How It Should Have Ended, How Lord of The Rings Should Have Ended“, Youtube, [en ligne].
  • 17
    Inspiré du jeu de Richard Garriott
  • 18
    1989 aux États-Unis
  • 19
    1990 aux États-Unis.
  • 20
    Il faut en effet distinguer les instances de l’univers persistant. Les instances sont des phases de jeu créées spécialement pour un petit groupe de joueurs, l’interface graphique virtuelle est générée pour eux et n’est pas persistante à leur déconnexion du jeu. La majorité des interactions entre joueurs dans la phase dite de levelling (d’évolution de l’avatar vers une phase mature et plus stable) s’effectue dans la partie persistante du jeu.
  • 21
    Dans le cas d’ArcheAge, il relève, comme les deux premiers exemples, de la fantasy.
  • 22
    Ensemble de joueurs assemblés en groupe.
  • 23
    Tatiana Shulga, «Présence médiatisée et construction de l’espace d’interaction. Comparaison entre jeux de rôles classiques et MMORPG», in : Les Cahiers du numérique, vol. 4 (2003), 106-107, [en ligne]
  • 24
    Ibid., 106
  • 25
    Marie-Laure Ryan, «Des jeux narratifs aux fictions ludiques. Vers une poétique de la narration Interactive», traduit de l’anglais par A.-L. Rebreyend, Nouvelle revue d’esthétique, vol. 1, 2013, n° 11, 49, [en ligne].
  • 26
    Jean-Michel Adam, Que sais-je? Le Récit, Paris, PUF, 1999, 26
  • 27
    Olivier Caïra, Jeux de rôle, les forges de la fiction, Paris, CNRS, 2007, 143.
  • 28
    Concept emprunté à Marie-Laure Ryan, op. cit.
Mélissa Goulet

La théâtralité littéraire comme effet de distanciation dans «L’appât» de José Carlos Somoza

Espagnol d’origine cubaine, José Carlos Somoza s’interroge sur la place de l’Art dans la société contemporaine. Étant écrivain, il va de soi que sa réflexion se concentre sur la littérature. Par conséquent, des procédés métafictionnels sont constamment employés dans son œuvre, théorisant la littérature à travers celle-ci. Ainsi, Somoza joue énormément avec ses lecteurs et cherche à les faire participer pleinement à l’activité lectorale tout en la leur rappelant, les amenant ainsi à se rendre compte du caractère matériel du livre. Mais ses réflexions débordent du cadre proprement littéraire pour déboucher sur l’Art avec un grand A. Dans ses romans, il s’amuse à imaginer ce que l’art contemporain pourrait prendre comme forme. Dans L’appât, le théâtre shakespearien sert à piéger des tueurs en série. Ce grand roman théâtral montre comment les arts de la scène fusionnent avec la littérature par l’emploi de la métaphore du monde comme théâtre si chère à Shakespeare. Il s’agira aussi de déterminer les effets que cette théâtralité littéraire produit sur son lecteur.

            Dans l’avant-propos de Théâtralité et genres littéraires, Anne Larue soutient que, «[p]ar définition, la théâtralité désigne tout ce qui est réputé être théâtral, mais elle n’est justement pas théâtre. […] Théâtre hors du théâtre, la théâtralité renvoie non au théâtre, mais à quelque idée qu’on s’en fait1Anne Larue, Théâtralité et genres littéraires, Poitiers, La licorne, 1996, 6». La théâtralité littéraire est donc une représentation de la représentation. C’est la façon qu’a l’auteur de mettre en scène, dans un roman, l’idée qu’il se fait du théâtre. Mais il ne se contente pas de reproduire à l’écrit, par des descriptions, ce qui pourrait se passer sur une scène de théâtre. En fait, toujours selon Larue, «la théâtralité se réfère à un “théâtral” qui n’est pas assimilable au théâtre lui-même, qui suppose une première médiation par rapport au théâtre2Idem». La plupart du temps, la théâtralité littéraire renvoie à la métaphore du monde comme théâtre. Elle représente un théâtre social, comme le remarque Colette Becker à propos du roman réaliste et naturaliste:

Les relations sociales, les lieux, les conduites sont placés sous le signe du paraître, du masque. C’est le monde de l’imposture dans lequel chacun joue un rôle, et où le meilleur comédien l’emporte. La métaphore du théâtre revient fréquemment sous la plume des romanciers pour dénoncer l’hypocrisie de la société qui cache sous une apparence d’honnêteté les pires vilénies, physiques et morales. Leitmotiv du roman réaliste/naturaliste, dont le but est précisément de dévoiler3Colette Becker, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Dunod, 1998, 90.

En plus de dénoncer l’hypocrisie de la société, la métaphore du monde comme théâtre débouche tôt ou tard sur le dévoilement de l’artifice littéraire. En effet, un récit qui ne cesse d’insister sur le fait que l’univers représenté n’est qu’un amoncèlement d’illusions amène le lecteur à prendre conscience que sa lecture elle-même participe à l’illusion. Il lui rappelle le contrat de lecture de fiction qui consiste à suspendre momentanément son incrédulité, à croire ou à faire semblant de croire, le temps de la lecture, à la réalité de l’univers représenté4Cf. à ce propos: Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1999, 346.

            Avant même le début du récit, Somoza insère une citation en exergue qui pose d’emblée les bases d’une atmosphère théâtrale: «Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs5José Carlos Somoza, L’appât, Paris, Actes Sud, 2011, 11.» Cette phrase, tirée de Comme il vous plaira, annonce que les incertitudes qui ponctuent le théâtre baroque shakespearien seront également présentes dans L’appât. Dans son anthologie Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Georges Banu regroupe des passages traitant du théâtre tirés de différentes pièces de Shakespeare. Il constate qu’il y a deux tendances à la théâtralité shakespearienne: le monde comme théâtre et le théâtre du monde. Il note également que le discours de Shakespeare sur le théâtre est contradictoire, parfois il en vante les mérites, parfois il dénonce plutôt l’illusion et la fausseté théâtrale.

La dramaturgie shakespearienne dévoile à chaque instant la théâtralité qui la fonde et la conscience aigüe de l’ambiguïté même de l’art théâtral: action vraie —dans sa double dimension vocale et gestuelle— et simulacre, faux-semblant, artifice. Dans la même pièce, et souvent à l’intérieur d’un même monologue, le protagoniste passe de l’affirmation des pouvoirs spectaculaires du théâtre à la conscience, exaltée et grotesque, de sa facticité6Georges Banu, Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Paris, Gallimard, coll. «Pratique du théâtre», 2009, 23.

Le roman de Somoza insiste surtout sur le simulacre et la fausseté du théâtre: tous les personnages y sont faux et se font eux-mêmes constamment duper. Mais il est vrai que le pouvoir du théâtre y est très fort: c’est grâce à lui que les appâts peuvent manipuler les gens et, de ce fait, capturer de dangereux tueurs en série. On sent bien toutefois que ce pouvoir est à même de se muer en une force terrible s’il n’est pas utilisé à de bonnes fins.

            L’appât est un roman très théâtral qui commence littéralement sur un lever de rideau. En effet, la page suivant le prologue est illustrée par un rideau encadrant une citation7Somoza, op. cit., 19. Cette image est particulièrement forte, puisque ce sont les mots qui remplacent les acteurs au centre de la scène. La citation du Songe d’une nuit d’été –«Quelles mascarades, quelles danses aurons-nous?8Idem»– incite le lecteur à anticiper la suite du récit en ayant déjà en tête l’idée de la mascarade (rappelons qu’il vient de lire le prologue). La mascarade se présente à la fois comme une fête costumée et comme une comédie marquée par l’artifice, l’imposture et le faux-semblant. Elle connote déjà l’idée de cette dualité propre à la théâtralité shakespearienne et invite le lecteur à se méfier des apparences.

            Les appâts sont en réalité des acteurs. Ils se distinguent des acteurs traditionnels par le fait qu’ils jouent surtout sur le théâtre du monde, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours. Lorsqu’ils jouent sur une véritable scène, ils sont en répétition avec leurs confrères. De plus, les appâts sont des acteurs qui ne reprennent pas leur identité une fois la représentation terminée; ils sont toujours acteurs. Ils endossent au quotidien une identité fictive, pour ne pas compromettre leur travail.

Ma carte d’identité et mon numéro de Sécurité sociale sont au nom d’Elena Fuentes. Toutes ces données sont fausses. Il n’y a réellement rien sur moi, excepté mes initiales dans cet article. Rien d’autre. Je ne suis personne. […] Et ce que je vous dis n’est rien. Vous ne l’entendez pas. Cet entretien n’a jamais eu lieu. Je suis comme une actrice, mais ma vie réelle est un secret d’État9Ibid., 146.

La fausseté du théâtre affecte le personnage de l’acteur lui-même et porte atteinte à sa réalité. Dans cet exemple, le mensonge rend la communication insignifiante et le langage perd son sens. Pour devenir appât, il faut abandonner son passé et son identité. La vie réelle est remplacée par une vie de fausseté qui se résume à jouer différents rôles. Même les mots perdent leur valeur, puisque l’appât ne peut rien dire sur lui-même qui ne fasse partie du texte.

            Ainsi, les appâts ne sont pas maîtres de leur vie. Malgré le fait qu’ils soient capables de contrôler qui ils veulent, ils sont tout de même manipulés par leurs chefs et le gouvernement. Ce ne sont que des acteurs récitant le texte qu’ils ont appris: «”[c]omme lorsque tu interprètes un rôle au théâtre, lui avait-il dit: tu n’es pas l’auteur de la pièce, mais celle qui formule ce qu’elle dit.” Et certes, ce qui importait à Élisa était de continuer à jouer, à bouger, à s’habiller et à parler comme on le lui indiquait10Somoza, op. cit., 71.» On voit bien ici comment le personnage est réduit à n’être qu’un vulgaire pantin qui exécute des ordres. Les appâts perdent non seulement leur identité, mais aussi leur liberté. Aux yeux du monde et par le rôle qu’ils endossent, ce ne sont pas des personnes, mais des personnages. En présentant ses personnages comme tels, le roman rappelle au lecteur qu’il pratique l’activité lectorale. Il crée une brèche dans l’immersion du lecteur qui est soudain éjecté de l’univers fictionnel, du moins suffisamment pour se rendre compte de l’illusion. Il y a donc un effet de distanciation, effet propre à la métafiction qui rappelle sans cesse le caractère matériel du livre, le fait que nous sommes en train de lire un livre et que ce qui y est représenté n’est pas la réalité. En prenant ses distances par rapport au récit, le lecteur est amené à réfléchir sur l’œuvre et ce qui l’entoure.

            La théorie du psynome, que l’on doit à Somoza, permet de mieux comprendre le métier d’appât:

D’après cette théorie, ce que nous sommes, pensons et faisons dépend exclusivement de notre désir, et nous exprimons ce désir à chaque fraction de seconde par les gestes, les mouvements des yeux, la voix… Certains psychologues ont même envisagé la possibilité que cette expression soit quantifiable. C’est-à-dire qu’elle puisse se mesurer et se formuler grâce à une sorte de… code mathématique comme le génome, d’où le terme de «psynome». Le psynome serait donc une sorte de code de notre désir […] Quand on a inventé les premiers ordinateurs quantiques […], on a enregistré les gestes, le ton et les comportements des personnes devant un nombre infini de stimuli et constaté qu’ils pouvaient être regroupés selon des caractéristiques communes. Il y a plus de cinquante groupes : on les appelle «philias», et chaque personne en a une. […] Les sujets de la même philia réagissent de la même façon devant des stimulations semblables. On entraîne les appâts à identifier les philias11Somoza, op. cit., 147-148.

En plus d’être acteurs, les appâts sont des spécialistes de la psychologie. Ils sont entraînés à reconnaître rapidement dans quelle philia se situe une personne. Ensuite, ils peuvent manipuler cette personne en réalisant une série de gestes, parfois combinés à un texte. Le spectacle ainsi offert rend la personne comme possédée; elle est à la merci de l’appât, qui peut lui faire faire tout ce qu’il désire.

            Dans le vocabulaire des appâts, le terme «masque» sert à désigner l’enchaînement susceptible de rendre possible la manipulation d’une personne en fonction de sa philia. L’exemple suivant montre de quoi peut avoir l’air un masque exécuté par un appât, de même que ses conséquences sur ses spectateurs:

Je tendis la main et appuyai sur le bouton allumé de la chaîne. Soudain, un rap retentit, fidèle comme un énorme chien qui serait accouru pour aboyer à mon geste. Les deux hommes me regardèrent. J’utilisai la musique pour me dandiner comme si je dansais, mais mes mouvements étaient calculés. Sans faire de pause, je pris le verre de Martini et je feignis de boire, m’en reversant le contenu sur le menton. Je me tournai vers Pedro, de façon à ce qu’il voie mon cou et mes vêtements dégoulinant du liquide qui donnait tant de plaisir à sa philia, partis d’un éclat de rire et applaudis. J’avais à peine fini que les doigts boudinés de Léo avaient déjà volé vers les commandes et éteint la musique. C’était le détail final que j’attendais. Le silence brutal fut comme un rideau qui tombe. Brusquement, je paralysai mes perceptions et mes impulsions et restai immobile et sérieuse. Beaucoup de bruit pour rien: du vacarme qui s’achevait en calme. Fin. Temps total de mon théâtre: huit secondes. Pedro était déjà hors circuit. C’était un simple Liquide au subconscient vulgaire. La disruption l’avait figé le bras droit appuyé sur le long dossier, la main gauche tenant encore le téléphone dans lequel il avait parlé, le visage tourné vers moi et les yeux grands ouverts, comme s’il m’avait vue pratiquer une acrobatie fascinante. Ses lèvres tremblaient légèrement12Ibid., 140-141..

Ce masque est inspiré de la pièce Beaucoup de bruit pour rien, de William Shakespeare. Lorsqu’un appât pratique un masque, rien n’est laissé au hasard. Bien qu’il lui faille improviser avec le décor et les accessoires ambiants, sa formation lui a appris quoi faire exactement pour «posséder» un homme (ou une femme). Dans cet exemple, le masque n’a pas encore atteint le stade de la possession, mais on voit bien que le personnage a perdu tous ses moyens.

            Tous les masques que les appâts utilisent sont tirés des pièces de Shakespeare. Victor Gens, le psychologue qui a entraîné les premiers appâts, «disait que Shakespeare avait décrit tous les psynomes dans ses œuvres13Somoza, op. cit., 151». C’est pourquoi «une partie de l’apprentissage d’un appât consiste à étudier les œuvres de Shakespeare à fond14Idem». Les répétitions auxquelles se livrent les appâts consistent aussi à jouer des pièces de Shakespeare. À travers sa lecture, le lecteur y «assiste» en même temps que le personnage:

Ma sœur se trouvait là. Le décor était constitué de quelques cubes de bois éclairés par des projecteurs, et Verra rampait à terre à côté d’eux. Pendant que je l’observais, Élisa Monasterio la rejoignit. Elles étaient nues toutes les deux, et elles se lancèrent dans une chorégraphie de caresses inabouties, comme si quelque chose les empêchait de se toucher. […] Quand vint le moment d’interpréter la scène du masque —le dialogue entre Gloucester et Anne dans Richard III— Élisa le fit de manière simplement merveilleuse:

—«Qu’une nuit noire obscurcisse ton jour, et la mort ta vie…»

Vera lui donnait la réplique :

—«Ne te maudis pas toi-même, belle créature, tu es les deux15Ibid., 56…»

Ce passage est un bon exemple de théâtre représenté dans le roman, de l’idée que l’auteur se fait du théâtre. Somoza cite d’ailleurs des dialogues shakespeariens, ce qui renforce l’idée d’une théâtralité plus près du théâtre traditionnel. Le lecteur assiste, en quelque sorte, à une représentation théâtrale. En quelque sorte, puisque cette «représentation» reste confinée dans l’écriture et que c’est l’imagination qui remplace le visuel.

            Par ailleurs, l’intertextualité shakespearienne ne sert pas seulement d’exemple de représentation théâtrale. Si chaque philia est illustrée par une pièce de Shakespeare, il va de soi que chaque pièce contient la clé d’un masque. Ainsi, les appâts ne doivent pas seulement apprendre à jouer Shakespeare, ils doivent également étudier ses textes pour comprendre le désir humain.

Le masque d’Exhibition avait été découvert par le psychologue franco-algérien Didier Kora, mais Gens croyait en trouver les clés dans cette satire féroce de la guerre de Troie intitulée Troïlus et Cressida, que Shakespeare avait truffée de guerriers pervers, d’entremetteuses vulgaires et d’amants infidèles, où la valeur de la vie et la dignité dépendent de l’opinion des autres. «L’homme apprécie davantage ce qu’il n’a pas encore obtenu», dit Cressida, et les gestes du masque consistaient précisément à exhiber le corps en activant l’inconscient mais en réprimant le désir et l’expression, «comme un bijou dans une vitrine: exposé mais protégé», disait Gens16Somoza, op. cit., 207.

L’analyse des pièces sert les appâts dans leur métier, c’est pourquoi les références intertextuelles sont omniprésentes dans le roman. D’ailleurs, Somoza précise à la fin du livre que «chaque chapitre […] est consacré à une œuvre reliée à une philia ou à un masque17Ibid., 409». Fidèle à ses habitudes, Somoza s’est inspiré de textes anciens pour écrire L’appât, ce qui nous permet de découvrir, ou de redécouvrir, par fragments, les pièces de son auteur préféré.

            La théâtralité littéraire dans L’appât ne consiste pas seulement à faire l’apogée du théâtre par ses représentations ou en lui conférant une sorte de pouvoir. Paradoxalement, et fidèlement au discours shakespearien, L’appât insiste beaucoup sur les dangers du théâtre, sur la fausseté de la représentation. Lorsque Diana se rend chez un psychologue, malgré le fait qu’il lui soit interdit de parler de son travail et que cela puisse entraîner de graves conséquences, elle cherche quelqu’un de «vrai» à qui parler, quelqu’un qui ne joue pas constamment un rôle: une personne plutôt qu’un personnage.

J’ai besoin d’aide, de votre aide. Tous mes amis, l’homme que j’aime, ma sœur… tous appartiennent à mon monde. Comment avez-vous dit? Un théâtre? Oui, c’est ma vie… J’ai besoin d’un peu de sincérité. […] J’ai besoin de quelqu’un qui m’écoute et ne me voie pas comme si je n’étais qu’un masque… Je sais qu’à l’intérieur je suis réelle. À l’intérieur je ne fais pas semblant18Ibid., 153. (C’est l’auteur qui souligne.).

À travers le regard que les autres portent sur elle, Diana aimerait se voir elle-même telle qu’elle est réellement. Elle cherche à devenir quelqu’un, ou plutôt à redevenir la Diana d’autrefois. Elle est fatiguée de ce monde de mensonges. D’ailleurs, elle a donné sa démission au début du récit dans le but de fonder une famille et de vivre «normalement» avec son amoureux. On sent bien son désir de quitter la scène.

            Dans L’appât, la théâtralité est omniprésente: «Le monde [y] est une mise en scène, la représentation de la fausseté, comme au théâtre il est jeux de miroirs et d’illusions19Larue, op. cit., 16.» Tout n’est que pur théâtre. Les vieillards ne sont pas de véritables vieillards, mais des hommes «jouant» au vieillard: «C’était Victor Gens jouant au vieux. Et il le faisait bien20José Carlos Somoza, op. cit., 157.» Même la mort est une farce, une simple «comédie21Ibid., 160» permettant d’être tranquille en cessant de jouer un rôle, même si ce dernier est remplacé par un autre. En effet, Victor Gens est présumé mort à la suite d’un accident publié dans les journaux. Seules quelques personnes connaissent la vérité, c’est-à-dire la fausseté de sa mort. Lorsque Diana va à sa rencontre lui demander de l’aide pour retrouver sa sœur, il n’y a pas que lui qui joue son rôle de vieux; elle aussi se met en scène. Elle tente de manipuler sa philia pour qu’il accepte de lui venir en aide.

Tu es venue vers moi dans ces vêtements et avec ces couleurs parce que tu sais parfaitement qu’ils attirent un philique d’Aura. Et tu mets les mains dans le dos pendant que tu me livres un texte brut, une représentation de clown, pour que le vieux professeur t’offre sa sagesse. Allons, Diana… Tout à l’heure, devant la folle à la fragmentatrice, tu as réalisé un chef-d’œuvre. Ne te ramène pas maintenant avec ce théâtre amateur22Ibid., 175.

Diana pensait pouvoir duper le vieux avec son théâtre, mais il ne faut pas oublier que c’est lui qui le lui a enseigné. Il qualifie sa représentation de clownesque, car elle est trop évidente. Elle surjoue. Bref, leur rencontre s’effectue sous le signe de la représentation. Elle illustre et confirme le fait que, dans L’appât, tout n’est que pur théâtre, que personne n’arrête jamais réellement de jouer: «Soudain je sus. J’eus la certitude absolue que Gens jouait avec moi, comme toujours: il jouait depuis le début, pour obtenir de moi ce qu’il désirait23Somoza, op. cit., 178.» On voit bien ici que Diana et Gens ont été à la même école: ils utilisent la même technique l’un sur l’autre.

            Même le personnage du psychologue, qui semblait être le représentant de la vérité et de la sincérité, est trompeur. En effet, nous apprenons qu’il est en réalité le deuxième serial killer sur lequel Diana enquêtait depuis le début. Bien qu’il ne joue pas de rôle à proprement parler, il n’en demeure pas moins qu’il possède une double identité. Il s’inscrit dans la comédie sociale, métaphore selon laquelle les humains adoptent une autre identité pour évoluer dans la société. De plus, lorsque Diana lui a raconté la vérité sur elle-même, elle ne tentait pas d’arrêter de jouer comme elle le lui faisait croire. En réalité, elle jouait aussi à ce moment-là:

C’était une partie du masque. Votre philia n’est pas celle de Proie, comme je vous l’ai dit, mais une autre, semblable, quoique plus rare : on l’appelle «d’Appât». Le nom n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que pour réaliser mon théâtre avec vous, je devais vous dire la vérité sur moi. Le masque d’Appât exige que l’appât déclare ouvertement qu’il en est un. Je ne pouvais rien dissimuler de moi-même, hormis mes intentions. Il est laborieux, il faut des jours pour l’ajuster. Je le perfectionnais à chaque visite24Ibid., 406. (C’est l’auteur qui souligne.).

Avec ce masque, Diana est également parvenue à duper le lecteur. En effet, tout au long du récit, ses rencontres avec le docteur Valle semblaient si sincères que n’importe quel lecteur se serait laissé prendre au jeu. La relation sexuelle qu’ils ont eue et le questionnement quant à savoir qui elle choisirait dans leur triangle amoureux sont parvenus à duper aussi bien les personnages que les lecteurs. Ce qui signifie également que la distanciation du lecteur n’est pas absolue. Bien que l’artifice lui soit constamment révélé par des procédés de théâtralité, le lecteur est encore suffisamment immergé pour continuer de «croire» au récit. Autrement dit, la théâtralité exerce aussi son pouvoir sur le lecteur et l’illusion fonctionne également sur celui-ci.

            Les romans de Somoza prouvent que distanciation et immersion ne sont pas deux phénomènes incompatibles mais, qu’au contraire, ils vont toujours de pair. Selon Jean-Marie Schaeffer, ces deux principes sont intrinsèques à toute lecture de texte fictionnel. Il soutient que la distanciation découle nécessairement de l’immersion: «Toute fiction est le lieu d’une distanciation causée par le processus d’immersion fictionnelle25Jean-Marie Schaeffer, op. cit., 325.» Pour que la distanciation soit possible, le lecteur doit minimalement souscrire à l’immersion. Celle-ci lui permet « d’entrer » dans le texte et est inhérente au pacte de lecture. Cette idée était déjà présente chez Brecht lorsqu’il écrivit son Petit organon pour le théâtre et fondait ainsi les bases du principe de distanciation comme effet du théâtre sur le spectateur: «C’est dire du même coup que je ne dois pas simplement me mettre à sa place, mais que, représentant de nous tous, je dois prendre position face à lui26Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2005, 62.» Or, pour prendre position (par la distanciation), le spectateur doit d’abord se mettre à la place du personnage (ce qui participe au processus d’immersion).

            En somme, en illustrant les bons et les mauvais côtés du théâtre, L’appât constitue un excellent hommage à la dramaturgie shakespearienne en montrant la dualité qui la parcourt. D’un côté, le théâtre a quelque chose de puissant et de positif en contribuant à la capture de dangereux criminels. De l’autre, c’est un univers mensonger dans lequel on ne peut faire confiance à personne. Tout ce que l’on croit réel et sincère est à même de se transformer en son contraire. Ainsi, L’appât est un roman théâtral qui joue avec les limites de la fiction. Il dévoile constamment l’illusion, rappelant au lecteur qu’il pratique l’activité lectorale. En même temps, le roman parvient à renforcer l’illusion en suscitant la curiosité et la surprise du lecteur, en l’immergeant dans son univers.

  • 1
    Anne Larue, Théâtralité et genres littéraires, Poitiers, La licorne, 1996, 6
  • 2
    Idem
  • 3
    Colette Becker, Lire le réalisme et le naturalisme, Paris, Dunod, 1998, 90
  • 4
    Cf. à ce propos: Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1999, 346
  • 5
    José Carlos Somoza, L’appât, Paris, Actes Sud, 2011, 11
  • 6
    Georges Banu, Shakespeare, le monde est une scène. Métaphores et pratiques du théâtre, Paris, Gallimard, coll. «Pratique du théâtre», 2009, 23
  • 7
    Somoza, op. cit., 19
  • 8
    Idem
  • 9
    Ibid., 146
  • 10
    Somoza, op. cit., 71
  • 11
    Somoza, op. cit., 147-148
  • 12
    Ibid., 140-141.
  • 13
    Somoza, op. cit., 151
  • 14
    Idem
  • 15
    Ibid., 56
  • 16
    Somoza, op. cit., 207
  • 17
    Ibid., 409
  • 18
    Ibid., 153. (C’est l’auteur qui souligne.)
  • 19
    Larue, op. cit., 16
  • 20
    José Carlos Somoza, op. cit., 157
  • 21
    Ibid., 160
  • 22
    Ibid., 175
  • 23
    Somoza, op. cit., 178
  • 24
    Ibid., 406. (C’est l’auteur qui souligne.)
  • 25
    Jean-Marie Schaeffer, op. cit., 325
  • 26
    Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre, Paris, L’Arche, 2005, 62
David Berthiaume-Lachance

Esthétique de la résistance et imaginaire de la fin du livre. Pour un renouveau du livre-objet.

C’est au mois de novembre 2014 que j’ai commencé à me concentrer sur un projet que j’avais en tête depuis environ un ou deux ans et qui allait finalement porter le titre «Animaux noirs sur blancs»; très simplement, j’achetais de petits cahiers de marque Canson (100 pages. 8,9 x 13,9 cm) à code barre unique dans les différents Omer DeSerres montréalais pour y dessiner une quinzaine de pages –la plupart du temps au centre ou à la fin du cahier– de façon assez discrète. Une attention particulière était appliquée à ne pas abîmer la surface ou les pages des cahiers pendant ces altérations, pour ensuite les retourner au Omer DeSerres et les mêler aux cahiers vierges. J’avais espoir que d’éventuels clients en fassent l’achat et découvrent les altérations au gré de leurs manipulations de l’objet. Ce compte-rendu tentera d’éclaircir les deux champs théoriques ayant nourri l’articulation du projet, soit celui de la résistance et celui du livre-objet.                               

Chaque cahier prenait comme sujet le récit d’un animal singulier et un ton poreux, ouvrant au dialogue et à la projection –mais nous y reviendrons. Le fait est que ces cahiers, devenus livres-objets par le biais de mes altérations, prennent sens non pas dans ce que je peux y inscrire, mais bien dans et par l’expérience de ceux qui les découvrent. En cela, ce ne sont pas seulement quelques pages gribouillées de mots et de dessins –mais surtout des objets qui font phasme. Selon ce que Georges Didi-Huberman a développé autour de l’apparition de cet insecte ressemblant à une brindille, le phasme apparaît et surprend; quand on croyait qu’il ne s’agissait que d’une banale brindille, le phasme force une nouvelle attention. Une déprise et une reprise pour cet inconnu imaginé qui, se voyant confronté soudainement à un réseau de sens devenu caduque grâce à l’altération et sa découverte, ce serait prêté au jeu et à l’expérience. Il me semblait intéressant de proposer, à même le flot ininterrompu des allers et venues des échanges marchands, la possibilité d’un tel renouveau relationnel de choses prises comme acquises. Qui s’impose à même le flot ininterrompu des allers et venues des échanges marchands. Où le consommateur aurait d’abord cru faire l’acquisition d’un objet vierge et intouché pour en fait se retrouver à devoir gérer (ou nier) la présence de cette transgression et la potentielle relation pouvant s’y développer.

            Bien que les altérations se terminent toutes par une ouverture –soit la mention d’une adresse courriel créée expressément pour le projet, à laquelle le lecteur est invité à écrire– je n’ai reçu jusqu’à maintenant qu’une seule réponse: une photographie d’un des cahiers intitulée «Bien joué». La personne a mis la main sur un des cahiers en le feuilletant au magasin pour ensuite le remettre sur l’étagère de vente –rien de plus et pas plus de réponses à mes courriels curieux.

            Pour l’instant, 19 cahiers ont été réintroduits dans leur habitat naturel. J’avais initialement le projet d’en altérer 22, mais tout laisse à croire que je risque de dépasser ce nombre magique –l’objectif étant d’avoir suffisamment de retours pour en être satisfait. Si plus de réponses et de liens venaient à se tisser, j’aimerais idéalement mettre en contact les personnes interpelées et ouvertes à l’échange– sans doute par le biais d’un forum ou d’un blog. Cette plateforme serait alors la tentative d’une communauté à configuration politique puisque née en secret dans l’une des failles du quotidien de la consommation et dans la banalité du rapport de l’acheteur à l’objet acheté. D’objet de consommation virginal à livre-objet, puis de livre-objet à échange hypermédiatique: la transgression acquerrait son caractère politique sur deux plans, tous deux mis en mouvement par le glissement opéré par le phasme.

            Politique en premier lieu parce poétique, selon cette logique qu’illustre très bien Michel van Schendel quand il dit que le poème est combat:

Le poème est un combat. C’est en quoi il est politique. Mais les armes de son combat tiennent à sa singularité. Elles sont fragiles. Si le poème a la lumière de le savoir, il acquiert la force de cette fragilité. Il devient la parole, une intransigeante parole de liberté. C’est pourquoi on tentera de l’étouffer, jusque dans la pléthore du «bruit» communicationnel savamment organisé par le commerce et le pouvoir1Michel van Schendel, «La parole tenue», in: Georges Leroux et Pierre Ouellette [dir.], L’engagement de la parole. Politique du poème, Québec, VLB éditeur, 2005, 38..

A contrario d’un mouvement marchand tentant de réduire le potentiel poétique de l’art ou, plus essentiellement,  au profit d’une cadence cherchant à maximiser son efficacité pratique, que celle-ci soit issue d’entreprises privées –Omer DeSerres en est un bon exemple– ou bien d’instances gouvernementales ou associées au pouvoir.

            Et politique aussi en son sujet, puisque chacune de mes interventions fait plus ou moins clairement allusion à une situation d’humiliation et/ou d’injustice sociale, allant même jusqu’à parfois aborder des enjeux d’actualité tels que les mesures d’austérité ou les politiques néolibérales s’attaquant actuellement aux acquis sociaux. Qu’il soit question d’une tortue ne voulant porter attention aux bruits extérieurs à sa coquille et devenant roche-objet insensible entassée avec des briques, ou encore d’un cheval qu’on empêche de voir autour de lui grâce à des œillères jusqu’à ce qu’il soit fait viande à manger, je prenais soin de reproduire ce même motif narratif de façon à orienter la lecture et à poser, en bout de ligne, la question de la survie.

 

Comment survivre à cela?

 Ces histoires d’animaux interrogent le lecteur quant à la douleur et la peur qui s’installent avec l’humiliation et le sentiment de fin qui fait le propre de cette «politique de la haine et de la colère» que Paul Chamberland évoque, puis posent toutes des questions différentes, s’apparentant à «Comment survivre à son anéantissement?» Comment faire face à la «tournure catastrophique qu’a prise le cours du monde [où] on aurait beau chercher désespérément des solutions2Paul Chamberland,  Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantissement, Québec, VLB éditeur, 2005, 822» sans jamais défaillir du désespoir qui nous atteint, tant l’anéantissement qui menace se présente comme inéluctable? Quoi faire de ces petites violences qui ont lieu au quotidien dans ce bruit communicationnel marchand –qu’on retrouve reléguées un peu partout, dans les nouvelles, les journaux, les standards du «ça fonctionne = c’est clair = c’est utile = ça se vend = c’est bon = faites votre part pour le bien commun»– dénué d’ombres et de nuances? Et que faire si on survit malgré soi de façon humiliante, par la force des grandes nécessités? Ou si on humilie ceux qui nous entourent par peur de manquer de sécurité? Quels compromis ne pas accepter? Comment résister? Florilège de questions auxquelles je n’ai pas la présomption d’offrir de solutions, sinon la tentative d’un contact attentif et curieux avec cette ressource insoupçonnée que serait «notre faiblesse, notre précarité qui [nous] caractérise le plus nettement compte tenu de la conjoncture, notre commune condition3Chamberland, op. cit., 83». Tant d’expériences singulières et vécues au creux de nos intimités que j’espère réussir à faire dialoguer avec ce projet; que le geste d’attention et de douleur se prolonge dans une mise en commun transgressant l’isolement qui nous assaille, tous animaux craignant pour nos vies.

            Je crois que de poser ces questions par le biais de fables animalières m’est venu instinctivement par rapport à deux idées assez simples. D’abord, ce sont Deleuze et Guattari qui, dans leur livre sur Kafka, décrivent le devenir-animal comme

une déterritorialisation absolue […], par opposition aux déterritorialisations relatives que l’homme opère sur soi-même en voyageant; le devenir-animal est […] une carte d’intensités [et] un ensemble d’états, tous distincts les uns les autres, greffés sur l’homme en tant qu’il cherche une issue. C’est une ligne de fuite créatrice qui ne veut rien dire d’autre qu’elle-même4Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 65. .

De cela, je retiens surtout l’idée d’un mouvement déterritorialisant –que je comprends ici comme ce moment de déprise du consommateur dont j’ai parlé plus haut– qui trouverait son issue dans la conjugaison d’un ensemble d’états indistincts (humiliation, peurs, colères, précarité, etc.), en l’intensité de la figure de l’animal blessé ou réduit mais néanmoins capable de négocier sa survie. Un geste de désespoir, certes, mais surtout un geste qui, dans la rencontre d’un compagnon de malheur comme soi, serait à même d’engranger de nouvelles forces, d’inventer de nouvelles tactiques pour tolérer l’injustice et, peut-être même, de s’entraider à la combattre dans la résonance d’une faiblesse commune dans l’anéantissement. Ou, du moins, s’entraider à se dire que nous ne sommes pas seuls et que d’autres animaux respirent le même air sale et que ce n’est pas tout et qu’il reste d’autres choses à vivre. Car il faut vivre pour esquisser cette nécessité de développer ensemble des modes et des techniques de survie. Le lecteur, abandonnant son rôle de consommateur, embrasserait le devenir-animal sous-tendu par le récit animalier et la ligne de fuite créatrice qui le caractérise en tant qu’expérience à part entière, mais constituée de flux connexes à même de nouer avec différentes singularités. Avec le désir d’ouvrir un espace d’échange et la possibilité d’une co-création –qui pourrait avoir lieu si le lecteur accepte de se prêter au dialogue des failles et à leur mise en mouvement.

            Ensuite, je crois que j’aimais aussi l’anonymat dont s’entourent parfois les représentations sans identités claires des animaux, comme on peut en retrouver dans les fables de La Fontaine ou dans les œuvres du peintre québécois Jean-Guy Meister5Voir à ce sujet le catalogue qui fut produit par la galerie Beaux-arts des Amériques pour l’exposition «Le lapin bleu» de l’artiste en question. Aussi, j’espérais être capable d’adopter le ton et le motif de la fable –à la fois facile d’accès, utilisant un vocabulaire assez simple, des expressions d’usage commun et évoquant un imaginaire un peu naïf, mais facilement inquiétant– propice à une réappropriation dans la lecture et le devenir-animal qui s’y développe. Aussi, Érik Bordeleau (commentant la posture du philosophe Michel Foucault) réfléchira l’anonymat comme étant une expérience désubjectivisante –proposant le langage comme lieu d’une mise en commun permettant une déprise de la subjectivité libérale humaniste. Cette même subjectivité privée/privatisante qu’on peut retrouver tapissée sur les publicités de mode, dans le bruit communicationnel des discours de politiciens et dans les magasins Omer DeSerres quand on essaie de nous vendre un prêt-à-créer-son-propre-scrapbook pour enluminer les meilleurs moments de sa famille. Autant d’expériences vendues comme étant de bons produits, évalués selon une logique de rendement investissement/plaisir assuré –auxquelles je voulais introduire ces carnets pour y insuffler un peu de forêt sauvage. Dans l’optique d’un fleurissement de devenirs-anonymes qui prendraient, en fait, plus concrètement forme sur la plate-forme internet –en tant qu’espace privilégié des altérités. Chaque cahier anonyme, bref, propose une esthétique de la résistance qui s’établit selon une posture transgressive (le cahier vierge ne l’est pas) et une logique de contamination, où la révolte face aux injustices sociales et la puissance du devenir-animal anonyme poussent le consommateur à jouer le jeu du livre-objet délinquant.

 

Renouveau du livre-objet

Quand il est question de «fin du livre», ou encore plus largement de n’importe quelle fin, il est bien plus souvent qu’autrement question de la panique et des craintes qu’éprouvent les communautés s’organisant sur ces réseaux sémantiques faiblissant, entrainant avec eux les différentes institutions et/ou entreprises qui en dépendent. Des peurs qui laissent place à un empressement irrépressible de décrier la mort de ce qui semble mourir et la perte des valeurs et traditions qui y sont associées. Ainsi, quand on parle de la fin du livre, il est sans doute plus approprié de parler d’une inquiétude pour l’objet-livre et les bouleversements qui ont lieu en sa culture. Bertrand Gervais, en ce sens, souligne bien l’essor nécessaire à l’approche de tels livres en transformation, alors qu’il s’intéresse au processus de lecture que demandent certains livres-objets rendus illisibles par les altérations de leurs auteurs:

Comment franchir le seuil d’un texte ramené à une matérialité que nous parvenons difficilement à dépasser? […] La réponse est simple: en traversant la figure pour rejoindre le texte. […] Il faut simplement un coup de force pour le remettre en jeu. Un coup qui n’est autre que la lecture elle-même6Bertrand Gervais, «Avant-propos: Figures du texte», in: Postures, n° 8 (printemps 2006), 12..

Un processus de remise en mouvement qui, on peut le supposer, se calquerait sur les modalités de «fin» du livre pour tenter d’y insuffler d’autres fonctions renouvelant l’actualité de sa matérialité. 

            S’il y a bien une fin du live à laquelle je suis sensible, c’est celle du livre en tant qu’objet matériel vecteur d’une expérience profondément esthétique cherchant à être lue, échangée et partagée – sans égard pour les rituels de consommation qui l’entourent et qui le réduisent à un objet de vente dont on doit tirer profit et plaisir. À titre d’exemple de cette tendance marchande, il ne suffit que de penser aux propos de l’actuel P.-D.G. de la méga-chaîne de librairies Renaud-Bray, Blaise Renaud, qui avouait dans une entrevue ne voir aucune différence entre la vente de livres et la vente de souliers –qu’il ne s’agit que d’un commerce et qu’il est avant tout un businessman7Noémi Mercier, «Blaise Renaud, le libraire rebelle», in: L’actualité, [en ligne]. Un triste constat qui, à maints égards, me semble juste puisqu’il parle d’une culture du livre qui en vient à dévorer l’objet au profit d’un livre-produit devant répondre à des exigences communicationnelles. Une réduction du rapport sensible à la lecture dont René Lapierre dresse un portrait assez clair:

La dévoration est tout à la fois celle du livre et celle de l’autre. Pour le livre, la méthode reste fort simple; l’opération se limite d’ordinaire à évoquer en page 4 de couverture l’équivalent d’un exploit de cuisine, savoureux, piquant, comme on voudra. […] On dira qu’une œuvre est bonne, ou nourrissante, ou substantielle, et la logique de la propriété s’emploiera d’abord à limiter ces qualités à du contenu, puis à détailler dans ce contenu ce qu’elle désignera comme du sens, de la signification8René Lapierre, L’atelier vide, Québec, Les Herbes rouges, 2003, 18-19.

en l’associant aux clichés répondant le mieux aux horizons de vente fixés par l’appareil de sondage marketing ou encore au parcours de l’auteur. Un même rituel de dévoration de l’autre en tant que subjectivité libérale humaniste qu’on peut connaître et réduire à une identité –faisant fi de la relation qu’il a avec son milieu et qui le définit en tant que membre d’une certaine communauté esthétique.

            Selon Bon, l’érodation graduelle de cette expérience sensible de lecture ce serait accélérée avec la naissance de l’imprimerie –la littérature étant alors reléguée à n’être que l’un des éléments de l’efficacité technique alors nouvellement possible– pour, en fait, atteindre un point culminant dont nous vivons actuellement le contrecoup:

Ce qui peut sembler aujourd’hui un rapport affadi avec l’invasion des livres-produits, et l’économie passée au singulier, “le marché du live”, est au départ cette haute relation du langage à ce qui le fonde, là où il crée l’homme comme communauté dans son cheminement de frayeur et de curiosité9François Bon, Après le livre, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 74

Et c’est là, il me semble, que je retrouve une des visées que je cherchais sans trop le savoir alors que j’amorçais le projet des carnets altérés –à entendre une réactualisation des us et coutumes s’apparentant à ce cheminement de frayeur et de curiosité propre à l’humain en communauté. Je voulais mettre en échec ce rituel de dévoration propre au marché du livre libéral et à la fonction que celui-ci donne au livre en tant qu’objet de consommation.

            Mais ce n’était pas exactement encore cela et pour trouver la fonction qui m’intéressait, il me fallait reculer avant l’avènement de l’imprimerie, au temps des grimoires –avant même que la Bible ne soit faite Bible. Dans son livre sur les grimoires, le sociologue historique Owen Davies décrit comment ces livres dits magiques n’étaient pas simplement destinés à contenir des informations magiques –la plupart concernant le contrôle d’esprits et de forces occultes ou de charmes de protection– mais étaient aussi magiques en soi: «Grimoires also exist because the very act of writing itself was imbued with occult or hidden power. “A book of magic is also a magical book” as one historian of the subject has observed10Owen Davies, Grimoires : A History of Magic Books, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2..» L’écriture et la lecture se rejoignaient alors autour d’un pacte et/ou de modalités de rituel correspondantes –visant soit à inscrire la magie dans l’objet-livre, soit à l’en déployer, à la faire sienne.

 

Contre-sorts animaliers

Or, à l’époque, ce n’est pas tout le monde qui savait lire ou écrire et il est aisé de croire qu’on exagérait fort possiblement les facultés entourant la production de livres et leur lecture. Cependant, l’objet qu’est le grimoire demeurait néanmoins détenteur d’une aura indéniable autour de laquelle on se recueillait malgré les différentes expérimentations qu’on avait pu en faire. Certaines personnes ne sachant lire retranscrivaient parfois des signes trouvés dans des grimoires et allaient frotter le papier contre le front des malades nécessitant des soins, alors que d’autres portaient les livres sur eux en guise de talismans protecteurs, allant même jusqu’à poser ces lourds ouvrages sous leurs oreillers, la nuit, pour éloigner les mauvais sorts, etc. Cette tradition du livre me fascine de par la fonction qu’elle semble octroyer à l’objet-livre, indépendamment de son contenu. Comme si, d’une certaine façon, je cherchais par le biais des altérations à recréer des grimoires qui seraient porteurs d’une magie capable de résister à l’uniformisation du bien de consommation –qu’il soit question de celle du livre-produit, du cahier vierge d’Omer DeSerres ou encore de la relation à l’autre, à l’altérité, à celui qui mettra la main sur le carnet-phasme et sa secrète transgression. Pour activer quelque chose comme l’ébauche d’un désenchantement, d’une déprise de cet enchantement capitaliste dont parlent les philosophes Stengers et Pignarre, qui appréhendent le capitalisme comme un système sorcier capable de « réorganiser en permanence son fonctionnement, de manière à réduire à néant tous les pouvoirs qui pourraient trouver une référence en dehors de son système et de sa logique »11Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 43. Les carnets des « Animaux noirs sur blancs » s’essaient à dévier la construction de sens que les artisans du système sorcier –spécialistes inventés pour communiquer, dans les médias, les vérités dont le Capital et ses hérauts ont besoin pour continuer à faire marcher le monotone rythme des transactions– veulent maintenir, pour fuser sous le radar, contre-sorts d’une «liberté [qui] se limite au “choix” offert parmi les coups autorisés par tel état du Système ou tel fonctionnement de l’Appareil¨12Chamberland, op. cit., 111.». Une ligne de fuite créatrice irrésolue et étant difficile à associer à un coup autorisé ou non autorisé, puisque se défiant même de la logique de fonctionnement du système par la mise en mouvement d’un dispositif secret d’échanges intangibles.

            Bref, j’aurais tenté de démontrer comment j’expérimente certaines modalités de résonances médiatiques qui revisitent le livre-objet en tant que dispositif de résistance. J’essaie avec ce projet de le déployer comme un contre-sort d’abord établi via le texte intermédial produit dans les cahiers et leur caractère subversif, puis comme un élan qui tente d’aller vers un autre anonyme pour qu’il se prenne au jeu des animaux révolutionnaires. Galvanisé par la particularité de l’objet-livre-phasme venant suspendre le quotidien de la consommation, j’ai grande hâte de recevoir plus de réponses de la part d’éventuels interlocuteurs pour voir le projet sortir de son espace initial de prolifération – dans l’espoir que internet joue ici un rôle de caisse de résonances, propice au partage.

  • 1
    Michel van Schendel, «La parole tenue», in: Georges Leroux et Pierre Ouellette [dir.], L’engagement de la parole. Politique du poème, Québec, VLB éditeur, 2005, 38.
  • 2
    Paul Chamberland,  Une politique de la douleur. Pour résister à notre anéantissement, Québec, VLB éditeur, 2005, 822» sans jamais défaillir du désespoir qui nous atteint, tant l’anéantissement qui menace se présente comme inéluctable? Quoi faire de ces petites violences qui ont lieu au quotidien dans ce bruit communicationnel marchand –qu’on retrouve reléguées un peu partout, dans les nouvelles, les journaux, les standards du «ça fonctionne = c’est clair = c’est utile = ça se vend = c’est bon = faites votre part pour le bien commun»– dénué d’ombres et de nuances? Et que faire si on survit malgré soi de façon humiliante, par la force des grandes nécessités? Ou si on humilie ceux qui nous entourent par peur de manquer de sécurité? Quels compromis ne pas accepter? Comment résister? Florilège de questions auxquelles je n’ai pas la présomption d’offrir de solutions, sinon la tentative d’un contact attentif et curieux avec cette ressource insoupçonnée que serait «notre faiblesse, notre précarité qui [nous] caractérise le plus nettement compte tenu de la conjoncture, notre commune condition3Chamberland, op. cit., 83
  • 3
  • 4
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka: Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 65.
  • 5
    Voir à ce sujet le catalogue qui fut produit par la galerie Beaux-arts des Amériques pour l’exposition «Le lapin bleu» de l’artiste en question
  • 6
    Bertrand Gervais, «Avant-propos: Figures du texte», in: Postures, n° 8 (printemps 2006), 12.
  • 7
    Noémi Mercier, «Blaise Renaud, le libraire rebelle», in: L’actualité, [en ligne].
  • 8
    René Lapierre, L’atelier vide, Québec, Les Herbes rouges, 2003, 18-19
  • 9
    François Bon, Après le livre, Paris, Éditions du Seuil, 2011, 74
  • 10
    Owen Davies, Grimoires : A History of Magic Books, Oxford, Oxford University Press, 2009. 2.
  • 11
    Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007, 43
  • 12
    Chamberland, op. cit., 111.
Elizabeth Stuart

Support des textes et des images dans «Mes ouvrages» d’Annette Message, le mur a un potentiel signifiant

Dans Mes ouvrages d’Annette Messager, exposé en 1989 à l’église Saint-Martin-du-Méjan, à Arles, les mots inscrits sur un mur en continuité (soupçon, oubli, tentation, promesse, hésitation, etc.) forment des réseaux qui isolent chaque objet présenté: des photographies en noir et blanc de petites dimensions, représentant des fragments de corps humain et des peluches fixés au mur, portant sur leurs corps certaines de ces photographies. Dans une perspective intermédiale, la problématique du mur en tant que médium, dans l’œuvre murale d’Annette Messager (différente du livre d’artiste homonyme que l’auteure publie la même année, qui relève de la tradition du livre) peut être traitée selon la ligne de pensée adoptée par Craig Dworkin dans No Medium (2013). Selon Dworkin, l’inscriptibilité des matériaux est le facteur déterminant qui les transforme en médias, le contexte social étant la condition permettant leur lisibilité comme médias. Par ailleurs, dans Annette Messager (2012), Catherine Grenier constate que Messager s’inspire beaucoup de l’art populaire dans son œuvre, ce qui représente en même temps une tendance de l’art moderne. Des primitivismes du début du XXe siècle au kitsch qui nourrit encore l’art contemporain, l’art moderne a relevé la qualité de «familier» de l’art populaire, comme résultat d’une « opération inutile exécuté sur un objet utile1Catherine Grenier, Annette Messager, Paris, Flammarion, 2012, 9», ce qui lui attribue une valeur d’usage. Ainsi, cet attribut donne à l’art populaire un caractère à la fois anachronique et pittoresque, lui désignant une place près des arts des fous, des enfants ou des sociétés primitives.

En partant de ces considérations, je propose une réflexion sur la transmission de l’héritage antique et païen de l’astrologie à travers le mur comme support des textes et des images, à partir de l’œuvre murale Mes ouvrages d’Annette Messager. En focalisant mon analyse sur la transmission, je me situe dans le sillage d’Aby Warburg qui, dans «Divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther2Aby Warburg, «La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther», Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990», recherche des traces de l’héritage classique transmis et déformé à travers plusieurs médiations (arabe, entre autres) au cours du Moyen Âge et sa renaissance à l’époque de Luther. Warburg met ainsi en lumière la transmission de ce qu’il appelle des «pathos formels» de l’Antiquité à l’époque de Luther, qui permettent de saisir les émotions les plus profondes de l’être humain, en fonction de l’interprétation des gestes et des mimiques. Il définit ainsi les «pathos formels» de l’Antiquité comme des «témoignages d’état d’âme devenues images3Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, 43.», représentations des mythes antiques. En adoptant le même cheminement que Warburg, et en considérant le mur comme médium, je me propose de détecter, dans l’œuvre murale Mes ouvrages de Messager, des traces de ces «pathos formels» transmis par la tradition murale. Mon but est de déterminer ce que les métamorphoses produites par ce type de transmission des textes et des images de l’astrologie antique et païenne révèlent des différents lieux d’inscription de la littérature et de l’art.

 

1. Le mur comme surface d’inscription des textes et des images.

Dans Annette Messager, Catherine Grenier constate, chez Messager, une dévalorisation des modèles et des cadres esthétiques par la transgression des différentes formes de la littérature et de l’art: journal et roman, photographie, le minimalisme des années 1970, peinture et compositions baroques dans les années 1980, «clichés» photographiques. Le choix esthétique de l’ordinaire, du quotidien et de la vie intime d’Annette Messager s’inscrit ainsi dans un courant artistique débutant dans les années 1970, que Harald Szeeman, alors directeur de la Kunsthalle de Berne, a défini par la notion de «mythologies individuelles». Après la vague de la contre-culture des années 1960, suivie par le retour aux formes figuratives du Pop Art, ce courant se caractérise par une réappropriation de l’autobiographie en tant qu’élément structurant, ainsi que par le recours à la narration. Dans ce contexte artistique, les jeunes auteurs de l’époque se réunissent autour de personnalités comme Jean Le Gac ou Cadere, leurs références premières étant les œuvres de Fluxus et de Beuys, rendues célèbres grâce à Ben et à Sarkis. Ici, Grenier mentionne l’influence d’Andy Warhol sur ce courant, surtout à travers ses films. Dans ce contexte artistique, Grenier souligne le caractère «à l’ancienne» des fiches et des dessins d’Annette Messager, qui leur donne un aspect démodé, et les présente comme des documents trouvés. Ainsi, dans les cahiers « Annette Messager truqueuse », l’auteure utilise son corps de façon presque anonyme, en le redessinant, tout comme elle le faisait avec les corps anonymes des photographies trouvées des « Albums », le traitant comme un support d’hybridation et d’inversion. Ainsi, l’un des cahiers simule la transparence du corps, sur lequel l’auteure dessine des organes internes : appareil digestif, squelette, fœtus, etc. Dans un autre, des araignées montent sur son corps nu, en y tissant leurs toiles. Dans toutes ces œuvres, Messager maintient un doute sur la nature du trucage, entre la possibilité d’un corps peint ou d’une photographie retouchée. Ainsi, Grenier remarque que cet usage poétique du corps est radicalement différent des travaux contemporains de Gina Pane ou de Carolee Schneeman, qui recourent à des expériences extrêmes sur leurs corps, mutilantes pour la plupart. Selon Catherine Grenier, Annette Messager envisage son propre corps comme le plus «cliché» des «clichés», lui octroyant le statut d’objet trouvé ou encore d’objet «préfabriqué».

            Ici, le concept de «surface» tel que défini par Craig Dworkin dans No Medium4Craig Dworkin, No Medium, Cambridge, MIT Press, 2013peut être amené en discussion comme point d’ancrage d’une possible analyse des gestes et des mimiques des photographies de l’œuvre murale Mes ouvrages de Messager, photographies qui représentent des fragments de corps et de visages humains, reliés entre eux par des réseaux de mots. En se référant aux photographies de Zidlicky, Dworkin observe que l’étymologie du mot «substrat» (sub «en-dessous» et stratum «quelque chose qui s’étend») propose une certaine orientation, une présomption phénoménologique, ainsi qu’une hiérarchie des parties et une métaphysique de la surface et de la profondeur. Néanmoins, les surfaces ne sont pas nécessairement extérieures. Dans une perspective intermédiale, les surfaces ne sont pas couvrantes, étant uniquement des seuils contres lesquels butent les matériaux. Par conséquent, les hiérarchies immanquables entre le substrat et l’inscription sont dissoutes dans le champ de l’intermédialité: les substrats permettent les inscriptions mais les inscriptions sont ce qui permet aux matériaux de devenir des substrats. Au final, les surfaces s’ouvrent sur d’autres surfaces et ce qui semble être intérieur n’est qu’une totale extériorité, qui perdrait sa valeur sans cette apparence qui lui prête sa profondeur. Autrement dit, dans le cas du travail de Zidlicky auquel se réfère Dworkin, l’intérieur qui se trouve derrière le visage représenté normalement par le photographe, s’étend à l’extérieur, tout en en étant dissemblable, ce qui veut dire que l’intérieur est mensonger. De même, à première vue, les gestes de la postproduction de Zidlicky, l’écriture et la mise en scène de la lumière, les manipulations, l’effacement, semblent annuler le visage premier, mécaniquement enregistré par la caméra. Ainsi, toutes ces manipulations servent à rencontrer un visage qui est à la fois authentique et dissemblant. Beaucoup de ces photographies sont des visages sans visages, ce qui, selon Dworkin, nous ramène à la figure de la photographie même: la matérialisation du paradoxe du fantôme, à la fois matériel, pour que son existence puisse être enregistrée par la caméra et par l’humain, et immatériel, en tant que spectre. Sans visages, ces figures fantomatiques sont dépersonnalisées, anonymes, des individus réifiés, car leurs corps sont fétichisés. Dworkin remarque ici que dans la tradition de la vente du livre, facetiae est synonyme de «pornographie».

Dans l’œuvre murale Mes ouvrages, Messager photographie des corps et des visages humains et procède ensuite à un morcèlement systématique de ces corps et de ces visages, qui deviennent impossible à reconstituer, en produisant également des hybrides monstrueux entre certaines de ces photographies et des peluches clouées au mur. Ce type de travail peut être appréhendé à l’aune de ce que Dworkin appelle la «visagéité», se référant ici au deuxième volume de Gilles Deleuze et de Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. Du point de vue de ces deux auteurs, le visage n’est pas uniquement une partie du corps, mais c’est également le terme qu’ils emploient pour renvoyer à un type de schéma, sorte d’histogramme dont les relations en diagramme peuvent être analysées et décrites. Deleuze et Guattari définissent ainsi le visage comme une carte qui s’applique et s’enroule sur un volume. La «visagéité» ordonne donc les paires binaires dans des hiérarchies de surface et de profondeur, opérant comme une interface qui structure des données. Le visage devient un système autoritaire de conventions, grâce auquel l’inscription fonctionne comme un signifiant. Dworkin reformule ce constat, en redéfinissant le visage comme un système qui permet à de simples matériaux de devenir des médias. Par conséquent, une tête sans visage réfère au «corps sans organes» de Deleuze et Guattari, en tant que critique de l’intériorité et des modèles communicatifs de représentation chez les deux auteurs.

Par contre, dans son œuvre murale, Messager réunit ces parties disparates des corps et des visages humains dans un corps poétique, réalisé à partir de mots manuscrits sur un mur d’église. Ces mots (mensonge, promesse, séduction, oubli, etc) n’entretiennent cependant aucune relation avec les images présentées, pas plus qu’ils ne forment des phrases sémantiquement cohérentes. Ils ressemblent plutôt à des fragments d’explications, comme des « notes de bas de page » d’un texte qui serait perdu ou caché. Ce travail peut être également confronté avec le commentaire que Dworkin fait d’un roman de Gérard Wajcman, L’interdit (1986), dans lequel le texte est littéralement «interdit», ou suspendu, tout en se laissant entrevoir, par le biais de notes fragmentaires, seuls indices sur la page blanche de ce qui semble avoir été une biographie narrative. Le protagoniste sans nom de cette biographie supposée semble souffrir d’une amnésie en même temps que d’un silence très présent. En ce sens, Dworkin souligne que les pages blanches de L’interdit négocient entre le parler et l’écrit jusqu’à ce que l’éphémère du parler fusionne avec la page blanche, en même temps que la physicalité de l’écrit s’accorde à la présence corporelle de la respiration propre au parler. Dès lors, le mélange du corps humain avec le corps du texte est envisagé par Wajcman comme la forme même du livre. Dworkin constate, de plus, que l’amalgame du corps du codex et du corps biologique dans L’interdit trouve sa logique formelle dans un concept des prothèses textuelles, le roman semblant s’organiser autour d’une note au milieu du livre: «Sans doute involontairement (mais pas tout à fait par hasard), on retrouve ici la pensée kabbaliste d’un corps dont la chair même serait faite des lettres5 Dworkin, op. cit., p76».

Dans le cas de l’œuvre de Messager, le nouveau corps créé par l’amalgame du corps humain et du corps des lettres suit le même principe, et relève de la transmission de l’héritage astrologique antique et païen par la paroi et par la tablette d’argile et ce, même si la surface est dans son cas différente. En ce sens, dans L’image écrite ou la déraison graphique, Anne-Marie Christin observe que ce qui caractérise principalement l’écriture est sa mixité, son système s’appuyant en même temps sur deux registres –celui du verbe et celui du graphisme–, ces registres étant eux-mêmes essentiellement hétérogènes. L’écriture est donc née de l’image, qui est née de la découverte de la surface. Par conséquent, l’écriture est née de la pensée archaïque de l’écran. Celle-ci opère via une interrogation visuelle de la surface, pour saisir les relations qui existent entre ses traces et, au bout du compte, leur système. Christin constate ici que la naissance des écritures idéographiques confirme cette hypothèse6Étant donné qu’elles se sont constituées (la mésopotamienne et la chinoise) dans la mouvance de la divination. et que la divination est également une forme de pensée de l’écran, car basée sur l’observation de certains supports spécifiques où sont inscrits, pour être déchiffrés par les humains, les signes de la langue des dieux.

 

2. Le geste d’inscrire sur un mur d’église des traces de l’astrologie antique et païenne.

S’inspirant d’anciennes images pieuses et des manuels d’astrologie, l’œuvre murale Mes ouvrages de Messager s’inscrit dans la série des œuvres de la modernité, tout en se prévalant de l’aura de la prophétie. Cette œuvre relève de la tradition de la transmission de l’héritage astrologique antique et païen par la paroi et par la tablette d’argile, ravivée en Europe à l’époque de la Renaissance. Ce nouveau corps, constitué d’un corps fait de mots, amalgamé avec des fragments de corps humains et de visages, inscrit sur un mur d’église par Annette Messager, rappelle les acanthes décoratives des monastères et les mosaïques liturgiques.

En ce sens, Warburg souligne que dans le contexte européen influencé par l’invention récente de l’imprimerie par Gutenberg, l’Antiquité astrologique connait une renaissance unique en Allemagne, en même temps que les luttes sociales et politiques de l’époque donnaient une nouvelle vie aux symboles planétaires perpétués dans la littérature divinatoire. Par conséquent, depuis la fin de l’Antiquité, les divinités antiques ont été transmises comme des démons cosmiques faisant partie des forces religieuses de l’Europe chrétienne. L’astrologie était donc tolérée en silence par l’Église. En suivant l’évolution des représentations de Saturne, astre de la mélancolie présidant également à l’art de la divination et qui, à l’époque de la Réforme, figure encore le centre de la croyance astrologique, Warburg décrit la manière dont l’ancienne illustration des calendriers antiques s’est perpétuée et développée dans les écrits et les images du Moyen Âge. Dans une planche d’un manuscrit allemand de Tübingen, par exemple, Saturne est représenté sous une forme condensée, à la fois dieu grec du temps et démon romain des semailles, un paysan qui se sert de la houe, de la bêche et de la faucille, entouré par ses protégés. Cette constance de la tradition antique est également visible dans le calendrier populaire du Moyen Âge, de sorte qu’à l’époque des débuts de Luther, dans un calendrier imprimé à Lubek en 1519 par Arndes de Hambourg, Saturne a déjà un aspect plus proche de celui qu’il avait à l’Antiquité. Le serpent ailé qui représente le temps et qu’il tient à la main rappelle qu’il est également le Chronos grec et qu’il dévore ses enfants. Le texte figurant au-dessous, en bas-allemand, préconise la vie austère et annonce le tempérament bilieux des enfants nés en décembre et en janvier. Warburg souligne que ce calendrier de l’Allemagne du Nord, ainsi que l’art plus monumental de la Renaissance allemande, ont été influencés par une gravure sur cuivre de l’Italie du Nord. C’est la raison pour laquelle les démons astrologiques italiens se retrouvent en 1529, dans une représentation grandeur nature, sur les murs de l’Hôtel de Ville de Lunebourg et, en 1526, dans la Maison de Brustuch à Goslar, à Hildesheim, à Brunswick, ou dans la Maison de Junker à Gottingen. Malgré son allure mixte, à la fois allemande et italienne, les traits caractéristiques du démon antique ont été gardés, lui attribuant une qualité de plus, du fait que son nom, Saturne, renvoie à la plus énigmatique des planètes, à cause de son éloignement de la Terre, de sa lumière diffuse et de sa lente révolution. Cette nouvelle propriété est l’inertie, à laquelle se rattache le péché mortel de l’acedia chrétienne.

Dans ce contexte, Warburg remarque que la conception de l’histoire de l’Europe médiévale a été influencée par la croyance, appuyée par l’Église, que la constellation de planètes avait un pouvoir réel sur les humains. En ce sens, l’article de G. Hellmann, «La grande époque de l’astro-météorologie» fait un tableau assez clair de la littérature de masse inspirée par «la peur panique du déluge» de 1524. La croyance astrologique perpétuait l’idée que vingt conjonctions, dont seize dans le signe d’eau des Poissons, allaient provoquer une inondation totale de la terre en février 1524. L’astrologue Reymann, qui a établi le calendrier astrologique de 1515, dans l’illustration de sa Practica, l’une des prophéties du déluge de l’époque, représente ensemble, autour d’un poisson géant portant des constellations d’étoiles sur son ventre, sur la droite, l’Empereur et le Pape et, sur la gauche, des paysans. Le paysan porte la houe, conduit par un porte-étendard affublé d’une jambe de bois et arborant une faux. Warburg remarque que Saturne, symbolisé comme le dieu antique des semailles, dirige ici ses enfants rebelles. En même temps, une littérature d’apaisement officielle était sortie, à l’instar du livre Prognosticatio et explication de la grande inondation (1521), de l’astrologue Johann Carion, mathématicien à la cour de Brandebourg, qui. toutefois, avait auparavant prédit bon nombre de malheurs. Son texte aide à mieux comprendre les illustrations, le poème allégorique Rimes des Planètes, par exemple, indiquant que les personnages représentés renvoient à la constellation planétaire sous laquelle est apparue la comète de 1521. Warburg souligne que les personnages astrologiques sont identifiables, dans la divination politique, aux types des pouvoirs politiques en conflit. Le Soleil figure l’Empereur: Jupiter, le Pape: Mars, la Chevalerie et, selon les termes de Warburg, «un Saturne mal interprété», symbolisé par l’homme à l’épée, figure le Paysan. Les démons astrologiques étaient perçus, à l’époque, comme des personnes réelles et étaient représentés sous une forme anthropomorphique. Dans ce contexte, Luther rejetait la panique du déluge, car il ne croyait pas en l’astrologie scientifique, bien qu’il crût que la conjonction de toutes les planètes signifiait l’arrivée du Jugement Dernier.

Pour le monde contemporain, l’intérêt pour l’astrologie antique et païenne est relié à une renaissance de la «figure mosaïque7Lucien Dällenbach, Mosaïque. Un objet esthétique à rebondissement, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2001, 40.» comme modèle culturel. Il est important de rappeler ici la distinction que fait Dällenbach entre la mosaïque au sens propre, qui met l’accent sur l’unité d’ensemble et l’homogénéité des constituants plus ou moins discontinus, et la mosaïque au sens figuré (la figure mosaïque), qui porte sur la discontinuité et l’hétérogénéité des éléments qui forment la totalité, ayant également la fonction idéologique de modéliser le réel en l’esthétisant. Dällenbach constate que l’archéologie, qui est le domaine de référence de la mosaïque, est une passion très contemporaine, le monde actuel étant fasciné par ce qui est enseveli, les ruines ou encore la vision de l’effondrement de notre civilisation, la fatalité qui pèse sur l’homme contemporain, reliée à l’obsession apocalyptique et post-apocalyptique. Pourtant, la mosaïque ne nous fascine pas aujourd’hui comme vestige, s’étant dissociée de l’archéologie sous l’impératif des nouvelles demandes, au point de couper les liens qui l’y avait longtemps rattachée. L’objet endommagé et incomplet qu’elle incarnait a nourri l’imagination des Romantiques, inspirée par la perte, ainsi que l’imagination des Modernes, passionnés par les trous, le fragmentaire, l’inachèvement et l’incomplétude. La méditation mélancolique est aujourd’hui remplacée par la dépression, la réaction spontanée alternative étant une croyance volontariste dans un monde mondialisé, meilleur. Dällenbach remarque que l’on a dépassé les luttes de l’avant-garde des années 1950, démodées, et qu’aujourd’hui nous avons intégré et absorbé la notion du refus, ainsi que l’idée de l’impossibilité de la totalité. Les thèmes des avant-gardistes sont aujourd’hui considérés comme éculés, de sorte que, même dans le « roman archéologique », ils sont soumis à une enquête policière de la thématisation du manque. Ainsi, Dällenbach arrive à parler d’une «guerre des modèles» (mosaïques, puzzle, patchwork, kaléidoscope) qui s’avèrent, au bout du compte, complémentaires ou interchangeables. Ces modèles variés appartiennent pourtant à la même famille, ayant en commun d’être plus descriptifs que fonctionnels, et de thématiser la composition, en montrant simultanément la totalité de leurs pièces assemblées. Distincte des autres modèles par le grand nombre de ses pièces, son caractère plus ou moins régulier, sa petite taille, la mosaïque pose les questionnements reliés à l’Un et au multiple, au général et au particulier. Comme modèle, elle met en position centrale le problème sensible de l’ordre et du désordre, qui exige une solution.

Annette Messager est née et a grandi à Berck, en France. Commune du Nord-Pas-de-Calais, cette station balnéaire est aussi connu pour être une ville thérapeutique du fait du sanatorium qu’elle abrite. Catherine Grenier constate à ce propos que l’artiste a toujours été en contact avec des objets liés à la dévotion populaire et aux offrandes votives, les églises y étant beaucoup fréquentées par cette société particulière concentrée autour des maisons de santé. Ainsi, Messager se rappelle qu’à Berck, tout le monde faisait de l’art, qu’il s’agisse d’écriture, de peinture ou de photographie. Grenier souligne que, dans l’ex-voto, l’offrande votive, le tableau pieux, la marine aussi, le sujet est toujours essentiel, représenté de façon incomplète sous la forme d’un symbole, d’une métonymie ou même d’une lettre, car l’écriture comble toujours dans ces cas l’incomplétude de la représentation. Les éléments décoratifs y tiennent une place importante, plus grande parfois que le corps de l’image. Ces œuvres se caractérisent également par la prolifération. À Berck, l’art populaire produit donc des amas d’objets tels qu’on peut en voir dans les églises, installés près des autels ou des statues de saints guérisseurs. Ce sont, selon Grenier, des «mosaïques d’ex-votos», des accumulations d’objets produisant des œuvres presque identiques. Dans l’art populaire, l’une des fonctions de l’image est, à l’instar des incantations, d’être multipliée, devenant alors plus opérante.

En ce sens, dans L’image écrite ou la déraison graphique, Anne-Marie Christin observe que, dans la Mésopotamie antique, le roi s’approprie l’aspect matériel de la magie, la «magie pratique», qui agit sur les humains et sur les choses, alors qu’au devin est réservée la «magie théorique», devenue efficace à travers lui, par ses dons de l’observation et du savoir. En inventant la lecture pour comprendre les messages visuels divins, le devin nous permet l’accès à l’écriture, la relation entre divination et écriture étant évidente, par exemple en Chine, où le sage était celui qui pouvait «lire dans l’univers». Le devin devait d’abord identifier les signes qui, venant du monde divin, étaient différents des signes des hommes, par leur nature et par leur fonctionnement. On a ainsi établi comme signes divins en Mésopotamie les trous sphériques ou tranchants, visibles sur les foies et les entrailles des victimes de sacrifices ou, en Chine, les craquelures en forme de T couché, produites par l’application d’un tison surchauffé sur une carapace de tortue. Le principe de l’identification était toujours de ne pas définir le signe à partir de son signifié comme c’est le cas pour le mot, qui est d’abord représentation, mais à partir de son apparence immédiate, qui devait créer un effet de signe. Par conséquent, le signe divinatoire a été défini comme tel car il était le produit même de son support. Christin souligne ici que ce qui rattache le signe à son support n’est pas une prédestination matérielle, mais le fait que sa fonction signifiante lui vient de ce support. Le choix du foie en Mésopotamie et celui de la carapace de tortue en Chine sont reliés au fait que ces surfaces sont extrêmement symboliques. En comparant les écrits descriptifs et analytiques concernant les différents supports des signes divinatoires de ces cultures différentes, Christin constate que «ces tables […] prélevées sur la mort8Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, 105.» sont, dans chaque cas, spécifiques à des besoins culturels précis et que la mémoire symbolique dont ils sont chargés réfère à des particularités différentes. Ces «tables» ont pourtant une base analogique commune : leur référence au ciel. Dans ces pratiques de divination, le ciel était interprété comme une surface, un écran. Toujours selon Anne-Marie Christin, la science est issue de cette hypothèse, qui sectionnait par le regard, résultat d’une décision humaine, le monde des dieux. Par conséquent, la divination s’appuie sur cette science, car elle est la source de toute perception intelligente, et même de l’écriture. En Chine par exemple, l’écriture humaine est apparue comme prolongement de l’écriture divine, lisible sur les carapaces des tortues. Ce nouveau système de signes basé sur l’espace et sur la trace est ensuite devenu une langue graphique, le signe étant toujours le produit de son support et du modèle céleste présent. De plus, Christin remarque qu’après le signe, dont la valeur était donnée par le choix du moment propice pour opérer la divination, est apparu l’idéogramme, qui possède trois valeurs alternatives: morphématique, phonographique et visuelle. Les signes découverts sur les tables de divination et les premiers documents écrits ne sont pas fixes, la rupture qu’ils provoquent dans l’image étant de ne plus exister comme des figures que l’on isole d’un fond, mais de participer de ce fond, en étant sa conséquence.

Les petites photographies en noir et blanc de l’œuvre murale Mes ouvrages de Messager, entourées des rubans adhésifs noirs, représentant des parties de corps et de visages humains, participent donc de leur support, qui est le mur, une surface qui est aussi un médium grâce à sa capacité d’être inscriptible, étant une œuvre issue de la tradition divinatoire de l’astrologie antique et païenne. Par ailleurs, Catherine Grenier constate que, dans l’œuvre entière de Messager, le dessin sert souvent à fabriquer des objets trouvés alors que la photographie est utilisée comme auxiliaire. De plus, la photographie est anonyme car Messager photographie des objets ou des images et qu’elle mélange souvent ses propres clichés à ceux qu’elle découpe dans des magazines divers. Grenier remarque ainsi que les photographies la plupart du temps en noir et blanc –parfois coloriées mais cela est moins fréquent– accentuent l’idée du document de seconde main. En même temps, les petits  dessins qu’elle fait au crayon noir dans des carnets de papier à carreaux sont photographiés, les photographies étant ensuite insérées dans un puzzle inachevé. Par ce dispositif, le spectateur devient le témoin de troisième main des scènes représentées, les photographies étant les reproductions des témoignages que sont les dessins, dans la logique inversée qui est celle de l’œuvre de Messager. La narration parallèle de ses œuvres tient donc de la nature des images. La photographie, qui «fait preuve», authentifie le dessin. À partir des Effroyables aventures, l’auteure utilisera souvent cet emploi croisé des dessins de clichés et des clichés de dessins.

Catherine Grenier constate également que Messager, dans les Chimères, explore la photographie plus en profondeur, chaque signe y étant est un fragment d’une image déchirée à la main : des fragments de corps et de visages humains (une bouche, un œil) et des objets, dramatisés par la forme de l’indice qui les cadre et par la couleur que l’auteure rajoute à chacun d’eux. Chaque image y est produite à partir d’une photographie d’après modèle, réalisée par l’auteure. Messager recourt ensuite à une série d’opérations pour la création de l’œuvre: elle développe, projette, déforme, agrandit et découpe ses photographies. L’œuvre témoigne de manière allusive de ces opérations préalables qui représentent sa narration. Le fragment de corps est transformé par l’auteure en indice, représentant ce qui reste après l’action fondamentale, qui est «le meurtre symbolique et le dépeçage du modèle9Grenier, op. cit., 52». Grenier observe ici que la forme du corps s’échappe alors de l’ordre du réel pour entrer dans un ordre symbolique. Ainsi, dans Chimères, Annette Messager crée un ensemble de formes fantastiques, résultat du processus de «dissection» des corps photographiés, dont chaque élément est produit par une hybridation de différents fragments corporels. En même temps, l’auteure sélectionne les illustrations les plus représentatives comme archétypes du rêve des recueils de contes, pour les télescoper aux fragments de corps des photographies. Pour créer un effet de chimères, Messager découpe ensuite des photographies de corps et de visages humains, des grimaces les plus effrayantes aux attitudes les plus contournées, ces images étant ensuite projetées sur des formes convexes, pour créer des visions déformées du corps, sortes d’anamorphoses. Grenier mentionne dans ce contexte qu’Annette Messager s’est intéressée aux études sur le corps hystérique, comme corps en représentation, agissant en tant que révélateur. Il s’agit d’un corps sensible, un corps de femme, qu’elle appelle «femme-cliché», à la surface duquel on peut dessiner. Ce corps agité par des tensions diverses, s’écroulant facilement dans la dramaturgie de l’hystérie, est alors devenu pour Messager «le corps de référence». En ce sens, Grenier observe que dans Mes ouvrages, tout comme dans les Vœux, les fragments photographiques de corps et de visages humains acquièrent une forte autonomie, en constituant de petits tableaux. Les cadres des photographies, couverts d’un ruban adhésif noir, tout comme l’écriture manuscrite sur le mur, sont, selon Grenier, des éléments essentiels de l’art de Messager, au point de devenir sa «marque de fabrique». De plus, l’utilisation du mur entier comme fond pour ses tableaux, associée à celle de l’écriture manuscrite, pratiques également explorées dans Pièges à chimères, se retrouvent systématisées dans Mes ouvrages.

En se référant à Seuils de Gérard Genette, Dworkin, dans No Medium, discute les genres se trouvant à la frontière du travail littéraire : inscriptions, épigraphes et titres, préfaces, notes, etc. Il constate, à la suite du théoricien français, qu’un texte sans paratexte n’existe pas. Par contre, un paratexte sans texte existe, même par accident. De même, des paratextes sans textes, ou des paratextes comme textes, ont été intentionnellement produits, représentant une tendance importante dans la littérature contemporaine. Étant issus de contextes divers et en apparence écrits sans connaissance des textes qui les précèdent, ces travaux recèlent les tensions qui existent entre le langage littéral et le métaphorique; entre l’histoire étymologique des mots et l’amnésie de leurs usages communs; entre la forme de l’œuvre et les thèmes exhibés. Dworkin conclut que ces paratextes, en tant qu’œuvres littéraires, en recherchant l’idée du «supplément» ou de «support» d’un texte qui nous reste inconnu, exposent premièrement le corps du texte qu’ils constituent. Ainsi, The Body, de Jenny Boully (2002), un livre qui se place dans la même veine que L’interdit, configure une structure formelle des notes, sans références à un contexte linguistique explicite. Dans ce cas, le livre masque autant l’identité des caractères, recourant à des pseudonymes, comme dans un roman à clé, que le texte original auquel font références les notes, qui constituent le corps du texte, et qui se révèle, au final, être la compilation des définitions d’un manuel de termes littéraires. Comme le titre le suggère, The Body exprime le terme métaphorique de l’imprimé, «corps du texte», tout en érotisant le corps humain d’un amant absent. Par ailleurs, Dworkin remarque que Boully avoue dans ses notes qu’elle désire «someone who would pay close attention to details10Dworkin, op. cit., 79», que l’on peut traduire et comprendre par «quelqu’un qui note». Selon Dworkin, The Body ravive ainsi l’histoire paléographique de l’évolution des notes de bas de page. En ce sens, il faut rappeler que la première note originale de bas de page est perdue pour nous et que l’ancêtre même de cette note perdue avait été utilisée pour indiquer une absence.

Par ailleurs, Catherine Grenier fait observer que, dans Mes ouvrages de Messager, le mot n’étant pas représenté, il accompagne les images, comme une poésie visuelle. De surcroit, les mots se déploient sur le mur, comme des calligrammes, mettant en lumière l’importance du poème en tant que forme privilégiée de l’énonciation du miracle. Messager réunit donc dans un corps poétique, les morceaux dispersés de corps et de visages humains, sous les arcades prophétiques des phrases qui les protègent. Pour Messager, le visage est, à la différence du corps humain, qui reste dépersonnalisé et fétichisé, tout comme pour Deleuze et Guattari, une carte conceptuelle, un système de compréhension qui permet d’intégrer des termes binaires. En ce sens, dans No Medium, Dworkin discute les gestes de Zidlicky qui détruisent les visages de ses photographies, en les effaçant pour la plupart, comme des invocations de l’altérité totale de l’autre. La duplicité de ces travaux, qui ne sont pas pour autant insincères, soulèvent également des questions quant à la perception que l’illusion optique créée par ces photographies provoque. Autrement dit, les photographies de Zidlicky sont, selon Dworkin, des tests pour le spectateur, qui peut y voir un symptôme psychologique, une allégorie philosophique, une politique sexuelle ou une proposition éthique. Le but de ces modèles de représentation est, comme le constatent Deleuze et Guattari, d’échapper et de défaire le visage. Le manque de visage est donc un état qui rend possible le fait d’amener une présence au-delà de la représentation, où la forme ne gouverne plus la matière. Dans le cas des photographies de Mes ouvrages de Messager, avec leurs fragments de corps et de visages humains, exposées sur un mur d’église, la réponse au test de perception qu’elles provoquent dans le spectateur peut être appréhendée dans le concept d’apparere, relié à la réalité fantomatique des images photographiques mais aussi à la multiple signification du mur de l’église Saint-Martin-du-Méjan, à Arles. L’une de ces significations attribuées à ce mur sacré, en tant que support des textes et des images, est celle de l’écran des pratiques divinatoires antiques qui, selon Anne-Marie Christin, avait une double fonction : d’un côté, la détermination d’un plan humain d’appropriation, abstrait du monde et, de l’autre, la création d’une frontière entre l’homme et l’au-delà. En ce sens, Catherine Grenier constate que même si l’ensemble des œuvres de la fin des années 1980 de Messager est en lien avec des pratiques populaires, ses références ne renvoient pas à la vie ordinaire. L’ex-voto, la relique, le trousseau de mariage sont plutôt des modèles reliés à des circonstances exceptionnelles. En ce sens, les mots que Messager trace sur la paroi dans Mes ouvrages représentent également des exorcismes qui renforcent la dimension agissante de l’objet que leurs réseaux encadrent. Le mot est donc réel comme la chose, la parole inscrite sur le mur renvoyant à la notion de «miracle», fondamentale dans l’univers de l’auteure, étant également une trace de l’héritage astrologique antique et païen transmis par la paroi préhistorique.

Cette transmission ne pourrait pourtant pas être comprise sans la contribution de Luther à la transformation intérieure de l’homme moderne. En ce sens, dans «Divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther», Warburg remarque que Luther est un libérateur, s’opposant au fatalisme mythologique et ne reconnaissant pas la légitimité du pouvoir démonique des astres sur les humains, qu’il considère comme une idolâtrie païenne condamnable. Selon Warburg, avec Luther et Dürer, nous sommes au tout début du combat pour la libération intérieure, intellectuelle et religieuse de l’homme moderne. Pourtant, Luther redoute les monstres cosmiques, ainsi que les lamies antiques. Dans ce contexte, Warburg fait référence à la «théorie des comètes», pour laquelle les Arabes jouent un rôle des médiateurs, en transmettant avec l’héritage hellénistique, un très ancien patrimoine babylonien. À l’époque de Luther, l’annonciation de l’apparition d’une comète en forme de glaive représentait une grande menace, autant que le déluge. En ce sens, Warburg constate que dans un texte français de 1587, qui accompagne la représentation de cette comète, d’après Pline, la source expressément citée est le philosophe Arabe Al-kindi. Ce document, témoignant de cette superstition antique et païenne, aide à préciser une conception de l’histoire à l’époque de Luther. Comme les phénomènes astronomiques étaient circonscrits dans des représentations humaines, leur pouvoir démonique était restreint à ces images. Selon Warburg, l’Antiquité démonique ressuscite à cette époque à travers cette polarité de la mémoire empathique des images.

En problématisant la transmission des traces des «pathos formels» antiques à travers le mur comme support des textes et des images dans Mes ouvrages d’Annette Messager, j’ai analysé, d’une part, son inscriptibilité comme étant le facteur déterminant qui le transforme en médium et, d’autre part, la fonction du contexte social, en tant que condition permettant sa lisibilité comme médium. Cette problématique entraîne des questionnements sur les réseaux d’objets, sur les actes d’interprétation des objets matériels, sur le mécanisme d’archivage propre aux médias reliés à l’acte de la lecture et sur les divers lieux de légitimation de la littérature.

 

  • 1
    Catherine Grenier, Annette Messager, Paris, Flammarion, 2012, 9
  • 2
    Aby Warburg, «La divination païenne et antique dans les écrits et les images à l’époque de Luther», Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990
  • 3
    Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, 43.
  • 4
    Craig Dworkin, No Medium, Cambridge, MIT Press, 2013
  • 5
    Dworkin, op. cit., p76
  • 6
    Étant donné qu’elles se sont constituées (la mésopotamienne et la chinoise) dans la mouvance de la divination.
  • 7
    Lucien Dällenbach, Mosaïque. Un objet esthétique à rebondissement, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2001, 40.
  • 8
    Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, 105.
  • 9
    Grenier, op. cit., 52
  • 10
    Dworkin, op. cit., 79
Ann Josée Thibeault

KETCHUP

La bouteille de vitre est sur la table. Prenez cette bouteille, dévissez-en le bouchon, penchez le goulot vers la nourriture, secouez vers le bas, par petits coups secs. Secouez, secouez… (pause, elle regarde dans l’assiette). Regardez rapidement dans le trou de la bouteille, repenchez le goulot vers le bas, secouez, secouez, secouez… Prenez alors la bouteille dans la main gauche et, avec la paume de la main droite, frappez le cul de la bouteille, oui, le cul de la bouteille, frappez, frappez… (pause, elle regarde dans l’assiette, regarde dans le goulot) Songez un instant à prendre un couteau et à… mais vous n’avez pas de couteau, alors frappez de nouveau avec la paume de la main droite dans le cul de la bouteille, (frappe) dans le cul de la bouteille, oui, frappez dans le cul de la bouteille, le cul de la bouteille, frappez, frappez, frappez… (elle retient son souffle et pose la bouteille).

 

Sunday night at the dining table

The beast trônant in the middle

Le repas dominical avec les parents

Accompagnements et condiments

margarine jaune, bread and butter

Une pinte de lait, salt and pepper

CA-nada Dry and Seven-Up

sans oublier, a full bottle of Ketchup

 

Le grand-père était boucher

ses mains de sang tatouées

But the grand daughter of the butcher

can only eat meat like shoe leather

detesting le boeuf autant que le porc

et surtout le Roastbeef tous les BLOODY SUNDAY soirs

 

(elle soupire)

Just give me le morceau le plus noir

trop cuit comme de la semelle de bottes

no juices left and all dried-up

avec beaucoup de… ketchup

 

Et je mastique et je mastique

And I chew chew and I chew chew

And every day, j’dois avaler

les boulettes de steak haché

le cipâte, la fricassée

le ragoût, l’pâté chinois

Sheppard’s Pie des Québécois  //

Toujours steak blé d’Inde patates

la fameuse tourtière du Lac 

In a plate or in a cup

avec beaucoup de… ketchup

 

But on a boring Monday night

Over the sound of The Price is Right

J’en ai assez – I am fed up

Like a drapeau, I hold the bottle of Ketchup

Maman, papa and people of the world

je le déclare, c’est official

à ma bouche, je ne porterai plus que du rouge

YES, I AM NOW ONLY EATING RED FOOD

 

(silence)

Maman dit: ” C’t’un bon début

Spaghetti Meat Balls au menu!”

 

But I say… NON.

Il est venu le temps de ma révolution

I claim the right to be végétarienne

In this typical famille américaine

I hold my head up high

and push the meat balls on the side.

 

Spaghetti à la sauce tomate

plus de sauce que de pâte

MON référendum, MY victory:

And then begins my tomato love story

 

sweet vermillon acidulé

lycopène en concentré

alfaghetti et pizza

nachos enduits de salsa

bouche-à-bouche la bruschetta

cocktail sauce sur des biscottes

doritos, chips au… ketchup

 

Ketchup HEINZ évidemment

caus’ IF IT AIN’T… HHHHeinz

IT AIN’T… ketchup

In a sachet or in a pump

ketchup

my cheeks blushing d’acidité

ketchup

my upper lip sweating le vinaigre

ketchup

my body biting le sucré

ketchup

You say tomahto and I say tométo?

Tomahto! Tomééto! Let’s call the thing… ketchup…

 

I’m addicted, je suis accroc

ma pomme d’amour, pomodoro

sucre, sel, calories vides

sans toi, tout me paraît insipide…

 

(freeze)

Alerte Rouge: plus rien ne bouge

Maman has put fresh fruit in my lunch box

What’s the deal, elle veut me mettre en désintox?

I can’t eat apples, the inside is too blanc

et les pépins de la grenade se coincent toujours entre mes dents

 

I start to see RED

High blood pressure to the over-fed

je deviens rouge comme une tomate

Matador, tendez-moi une tenture écarlate

A big red cape and I will charge

je rugis, je rougis et j’ai la rage

je suis une gaspacho quand il fait chaud

je suis la Tomatina quand il fait froid

je suis une canne de soupe Campbell

waiting to explode in a tableau d’Andy Warhol

I am stuck in a bottle like a Genie

I can’t get out, so please shake me

secouez-moi, il faut que je me réveille

wake me up

frappez-moi dans le cul de la bouteille

wake me up

frappez-moi dans le cul de la bouteille

dans le cul de la bouteille

dans le cul de la bouteille

dans le cul de la bouteille

wake me up… !

 

… FFPPLLOPPPP!

 

KETCHUP

 

(@ Ann Josée Thibeault, 2011)

 

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