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Retour de l(’â)me: une lecture ehtnocritique d’En mer de Guy de Maupassant

Marie-Christine Vinson
couverture
Article paru dans Repenser le réalisme, sous la responsabilité de Bernabé Wesley et Claudia Bouliane (2018)

Turner, Joseph. 1842. «Snow Storm: Steam-Boat off a Harbour’s Mouth» [Peinture]

Turner, Joseph. 1842. «Snow Storm: Steam-Boat off a Harbour’s Mouth» [Peinture]
(Credit : Tate Britain, Londres)

La lecture proposée d’En mer de Guy de Maupassant, en montrant le choc de cosmologies hétérogènes à l’œuvre dans l’univers fictionnel, permet de mettre en tension deux lectures. La lecture réaliste fait de cette nouvelle un récit où la loi du profit s’impose face aux liens du sang et détruit les solidarités fraternelles. La lecture symbolique, elle, propose un univers où les rites déviants (enterrer son bras quand on est vivant) désorganisent le monde. Au fait divers (mort du patron Javel/Javel aîné) qui ouvre le récit répond le fait mythico-magique qui le ferme (l’enterrement du bras de Javel cadet). Enterrer son bras, un rite non conforme, fait de Javel cadet un mort vivant, bloqué dans l’espace de la marge, à l’interface entre le monde des morts et le monde des vivants. C’est cette pensée sauvage du récit, sorte de rito-logique ou mytho-logique du récit qui est au cœur de notre analyse.

En mer de Guy de Maupassant est publié dans le journal Gil Blas en février 1883 sous la signature de Maufrigneuse. Le texte paraît en juin 1883 dans Les Contes de la bécasse avec une dédicace1Il n’y a pas de dédicace quand le conte est publié dans le supplément littéraire du Gaulois le 9 juin 1883 et qu’il est accompagné de l’information suivante «Extrait des Contes de la bécasse (Rouveyre et Blond, édit.)» pour le lancement recueil. D’autres publications de ce texte dans divers journaux (La Vie populaire (août 1883), L’Écho de la semaine (janvier 1890), L’Intransigeant illustré (juillet 1891) sont également sans dédicace. Mais le texte de l’édition définitive de 1887 (celui que nous étudions) comporte bien évidemment la mention à Henry Céard. à Henry Céard. Cette dédicace place d’entrée le récit sous les meilleurs auspices naturalistes: disciple et ami de Zola, tout au moins jusqu’à l’affaire Dreyfus, Céard est l’un des collaborateurs des Soirées de Médan.

Une lecture ethnocritique dont la posture épistémologique obéit à «une technique de dépaysement» (Lévi-Strauss, 1974: 139) culturel montre que le texte En mer n’obéit pas uniquement à un programme réaliste-naturaliste. Et c’est la présence d’une forme de pensée sauvage au cœur même de ce récit que nous proposons de rendre manifeste.

Avant de commencer l’analyse, il nous semble utile de rappeler rapidement la trame de cette histoire. Le patron Javel vient de disparaître en mer avec son chalutier. Cet événement se passe dix-huit ans après un autre drame qui a coûté le bras à son frère. En effet, lors d’une pêche côtière, le bateau commandé par Javel patron avait été pris dans un ouragan. Dès l’accalmie et malgré une vague un peu forte, on avait jeté les filets: Javel cadet eût alors son bras pris sous la corde. Impossible de le dégager; il aurait fallu couper le filin – au risque de perdre le chalut. Perdre ou se perdre…? Le bras du frère est sacrifié. Mais le temps ne permet pas de rentrer tout de suite au port. Alors, Javel cadet coupe lui-même son propre bras pour lutter contre la gangrène, le garde dans la saumure puis, lors du retour à terre, le fait enterrer dans un petit cercueil. Javel cadet, le manchot, pense que si son frère – celui qui semble avoir péri corps et bien dix-huit ans plus tard – n’avait pas été avare il aurait gardé son bras.

I. Le cahier des charges réaliste

Philippe Hamon permet de lire le texte réaliste comme

un cas particulier du discours de persuasion, un discours qui, par un certain nombre de «ruses» (Flaubert), de manipulations «illusionnistes» (Maupassant) et de procédés (le détail descriptif, l’affichage de causalités ou pseudo-causalités, etc.), tend à faire croire que ce qu’il dit est vrai, est vérifiable, n’est pas une fiction. (Hamon, 2015: 38)

En mer illustre assez bien cette approche narratologique. L’analyse de quelques-unes de ces «manipulations illusionnistes» va essayer de le montrer.

Le fait divers: un incipit réaliste

Le fait divers sur lequel s’ouvre le texte sert à manifester le toujours-déjà-là du monde et à faire apparaître le récit comme tiré de la vie ordinaire que peut partager ou imaginer aisément tout lecteur. Ainsi, par exemple, «Boulogne-sur–mer», toponyme réel, économise un énoncé descriptif et sert d’ancrage référentiel à la fiction. Il inscrit l’histoire racontée dans l’univers du vérifiable et du localisable. Mais surtout, bien sûr, par le jeu métonymique du discours, il communique son effet de réel à d’autres éléments constitutifs du récit réaliste, les personnages en tout premier lieu: «le patron Javel», «quatre hommes et le mousse». Cet effet de certification dépasse les strictes limites textuelles du fait divers puisqu’il construit une sorte de continuum avec l’à venir de la fiction qui mettra en mots le personnage de «Javel cadet», «sa femme et ses enfants» aussi. Le lexique de l’incipit, informatif et à visée documentaire (brise-lames, lignes envoyées, fusil porte-amarre) dissimule la fiction en tant que fiction. Enfin, le simulacre scriptural qui respecte scrupuleusement les caractéristiques propres à ce type d’écrit (un lieu et une date à gauche, une succession de phrases qui apportent chacune une information sur le drame, des passés composés, etc.) renvoie le lecteur à un genre de texte qu’il reconnaît sans peine, le fait divers journalistique – et ce, dans le temps et l’espace mêmes de lecture du journal qu’il est en train de lire2Louis Forestier, dans la partie «Notices, notes et variantes» du tome I de la bibliothèque de La Pléiade (1974) consacré aux Contes et nouvelles de Maupassant, donne un fait divers paru dans le Gil Blas du 30 janvier 1883 et précise que le conte «se borne à transposer» cet entrefilet: «Boulogne, 28 janvier. – Une nouvelle catastrophe vient de frapper la population maritime de Boulogne-sur-Mer. Le bateau de pêche Fourny a sombré à 25 mètres de la jetée ouest. L’équipage se composait de quinze matelots et deux mousses. Neuf personnes ont pu être sauvées. Cinq matelots et un mousse ont disparu dans les flots.» p. 1514.. Bref, En Mer semble l’embarquer et nous embarquer dans un monde connu.

Les thèmes de la nouvelle réaliste/naturaliste

En mer met en œuvre quelques-uns des thèmes récurrents de ce genre littéraire3Philippe Hamon et Alexandrine Viboud.  [2003]. Dictionnaire thématique du roman de mœurs. 1850-1914. Paris: Presse Sorbonne Nouvelle.. Le thème de l’argent, par exemple, y est particulièrement présent. Javel, le patron du chalutier, ne veut pas couper le filin qui libérerait le bras de Javel cadet coincé sous la corde. Car alors ce serait perdre le chalut. «Et ce chalut valait de l’argent, beaucoup d’argent, quinze cents francs: et il appartenait à Javel aîné qui tenait à son avoir.» Le dernier mot du texte est laissé à Javel cadet qui, ayant perdu le bras, ne peut plus naviguer et occupe un petit emploi dans le port. Quand ce dernier parle de l’accident, il précise: «Si le frère avait voulu couper le chalut, j’aurais encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien.» Les liens fraternels se sont dissous dans les eaux glacées du calcul égoïste.

Le travail est un autre thème dominant du texte. Il se décline sous la forme de l’accident de travail montré dans toute sa cruauté et sa réalité physiologique: le bras pris dans les cordages, broyé, «une bouillie de chairs dont le sang jaillissait qu’on eût dit pousser par une pompe», le garrot de «grosse ficelle brune et goudronnée», l’application à «mouiller sans cesse la blessure», l’apparition «des traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture, le Noir», puis le membre coupé méthodiquement – Javel cadet lui-même tranchant «les derniers tendons» – avec, détail pathétique, le couteau même de son frère – et enfin sa conservation dans la saumure comme pour le poisson.

La représentation du travail, c’est aussi l’évocation du monde des marins-pêcheurs avec ses outils (la description technique du chalutier et de son fonctionnement), ses gestes (lofer, mettre la barre dessous, jeter l’ancre, virer au cabestan, louvoyer…), sa hiérarchie (le patron, les hommes, le mousse), sa météorologie (le vent, la mer démontée, la tempête, le gros temps, l’ouragan, la haute lame…), sa géographie (les côtes d’Angleterre, les falaises, les côtes de France, Boulogne…), son parler populaire («J’pourrions t’y point l’mettre dans la saumure?», «Pourvu que je l’vendions point à la criée»).

«Le motif de l’enterrement fait partie de ces motifs qui mettent en scène les rituels sociaux. Il permet de réunir les personnages d’un roman à un moment-clé de l’intrigue, souvent à la fin», comme le rappellent Philippe Hamon et Alexandrine Viboud dans leur Dictionnaire thématique du roman de mœurs (Hamon et al., 2003: 180). On lit en effet à la dernière page de notre histoire: «Le lendemain l’équipage complet du chalutier suivit l’enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.»

Le Dictionnaire souligne la tonalité souvent ironique de ce thème, «comme s’il s’agissait de neutraliser le pathétique toujours possible de la mort, du lieu, de la scène, par quelque incongruité de situation ou d’action» (Hamon et al., 2003: 230). C’est bien ainsi que les commentateurs voient cette scène de l’enterrement du bras: Louis Forestier, dans l’édition de la Pléiade (Maupassant, 1974: 1514), parle de l’ironie de Maupassant; Jacques Chessex, dans sa préface aux Contes de la Bécasse parue dans le Livre de poche de 1991 et reprise encore en 2014, parle, lui, d’humour grinçant: «l’enfouissement du bras détaché est sinistre autant que risible».

Ces quelques remarques rapides montrent comment le texte s’efforce d’organiser des effets de réel, des «illusions», pour reprendre le terme de Maupassant poéticien, illusion de relation d’un double fait divers tragique qui, à première lecture, peut faire diversion par rapport à d’autres signes que le texte littéraire encode.

II- Signes et intersignes

Le pacte réaliste, son éthique et son esthétique n’épuisent pas le travail du texte. Le système symbolique du texte est travaillé par une autre logique que l’on pourrait qualifier de mythico-poétique ou de mythico-magique.

«Débris», un mot embrayeur

Un peu à la façon d’un aiguillage qui permet de changer de voie, le mot «débris» permet de dédoubler le sens, de programmer un autre horizon d’attente et de sens, voire met en pièces la lecture première. Au début de la nouvelle, on peut lire en effet: «Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame […]» La victime à laquelle le narrateur pense est Javel patron, frère du manchot. À la fin, comme en écho à l’incipit, on lit: «Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père […]» Il s’agit du bras coupé4La thématique du bras coupé, plus précisément de la main coupée, est présente chez Maupassant. La première nouvelle qu’il publie en 1875 dans L’Almanach de Pont-à-Mousson s’intitule La main d’écorché. Des éléments de ce texte seront repris dans une autre nouvelle La main, qui paraît en décembre 1883, quelques mois après la publication d’En mer. Une perspective diachronique permet de suivre le motif de la main coupée du Moyen-Âge au XIXe siècle. La tradition écrite propose de nombreuses réécritures de l’histoire de la fille aux mains coupées dont le texte emblématique est La Manekine, le roman de Philippe de Rémi sire de Beaumanoir écrit au XIIIe siècle. La tradition orale est également riche en contes sur ce thème: il suffit de se reporter au conte type no 706 «The Maiden Without Hands» dans The Types of the Folktale (Aarne et Thompson, 1987: 240-241) et, pour les versions françaises, au conte type no 706 «La fille aux mains (bras) coupées» dans Le conte populaire français (Delarue et Tenèze, 2002: 618-632). Enfin, le livre de Karin Ueltschi, La main coupée. Métonymie et mémoire mythique, signale la présence de nombreuses mains coupées dans la littérature médiévale (mais pas seulement, par exemple, La main enchantée de Gérard de Nerval, Harry Potter) et met en évidence les différents mythèmes en lien avec la main coupée: royauté et fertilité, double et dédoublement, etc., mythèmes fondamentaux qui se rattachent aux questions de la vie et de la mort, à la «Relève du Temps». de Javel cadet, ramené à la maison pour ensuite être enterré. La signifiance du discours instaure un rapport d’analogie ou même d’homologie entre «débris du bateau» et «débris de corps». La première lecture réaliste vient se briser sur l’ouverture à une cosmologie inattendue et in-entendue jusque-là.

Il s’agit maintenant d’embrayer notre lecture sur le code symbolique, les rites, les croyances, les effets de culture, de double culture du texte, où se construit l’hétérophonie du récit. Mettons-nous à l’écoute de cette autre voix/voie du récit, de son dialogisme constitutif en somme.

L’enterrement, un rite amputé

Certes, la venue du menuisier pour prendre les mesures et réaliser le cercueil, le cortège qui suit l’enterrement, les deux frères qui conduisent le deuil et la présence du sacristain de la paroisse sont des traits qui renvoient à des pratiques rituelles traditionnelles (Van Gennep: 710-743). Mais, dans En mer, le rite n’obéit pas aux impératifs de la coutume, aux usages folkloriques ou aux règles liturgiques. Le rite est à la fois incomplet et surtout inadapté.

Les ellipses du récit suggèrent cette incomplétude: rien n’est dit de l’église, du cimetière, du retour à la maison, du repas funéraire, etc. Inversement, les saillances du récit thématisent cette rupture de conformité rituelle: la toilette du bras mort faite par la femme de Javel cadet et ses enfants, qui enlèvent les brins de sel restés sous les ongles, est en effet contraire aux us et coutumes. C’est le voisinage ou celle-qui-aide (Verdier, 1979: 83 et 101-108), et non les proches parents, qui doivent s’acquitter de cette tâche.

Mais le dysfonctionnement symbolique majeur, c’est la transgression d’un interdit, voire d’un tabou formel: on n’enterre pas rituellement son bras ou toute autre partie de son corps quand on est encore vivant… Cette déviance factuelle ouvre non seulement à quelque pittoresque de mœurs ou à une sorte de farce macabre, mais aussi aux imaginaires culturels des relations entre les morts et les vivants. En effet, placer le «débris du père» dans un cercueil et l’enterrer comme un cadavre («Le sacristain de la paroisse prit le cadavre sous son aisselle»), c’est transformer Javel cadet en vivant-mort, en être hybride qui appartient à la fois au monde des morts et à celui des vivants. Cette situation est particulièrement problématique quand on sait que le rituel de l’enterrement a pour principale fonction de séparer deux mondes qui doivent désormais vivre en paix : la paix éternelle pour les uns, la pacification de leurs liens avec leurs morts pour les autres.

Or ce passage – ce trépas – est mal négocié: il laisse Javel cadet «coincé» dans l’espace de la marge (ni tout entier vivant, ni vraiment mort), à mi-chemin entre les vivants et les morts, l’ici-bas et l’au-delà (l’eau-delà). Cet entre-deux instable, indéfini et infini, ouvre une brèche et autorise la communication de signes funestes. Le mauvais mort ou du moins la part sacrifiée et mal enterrée du mort reviendra, inéluctablement, fatalement, tôt ou tard. Dans l’économie sémiotique du récit, c’est le retour du mot «débris» qui assure la jonction isotopique entre, d’une part, la destruction du bateau et de son équipage et, d’autre part, la perte du bras du cadet des pêcheurs. Rappelons que ce récit s’ouvre sur un retour en arrière, retour qui fonctionne ici comme un retour du refoulé et se traduit par un déchaînement impétueux des forces obscures de la Nature. Et le «je» narrateur lui-même, sorte de deus ex machina, fait le lien entre la tragédie ancienne de l’un et la tragédie différée de l’autre5Quand En mer paraît pour la première fois dans Gil Blas en février 1883, le narrateur intervient également à la fin du texte et le conte s’achève ainsi: «[…] regardant à son bien». Le fond de ce récit est exact; mais j’ignore si le Javel dont le bateau vient de se perdre est bien celui dont il s’agit. (Maupassant, 1974: 1514) En donnant à nouveau, dans l’explicit, la parole au narrateur qui rappelle la supposition déjà énoncée dans l’incipit («Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense […]»), l’auteur ferme le texte en le tirant de façon appuyée du côté du vraisemblable, du réalisme en quelque sorte. La suppression de l’intervention du narrateur laisse le dernier mot au personnage de Javel cadet et à son ressentiment: le texte peut s’ouvrir alors aux signes funestes venus de l’au-delà….

«Le mort saisit le vif» (Lévi-Strauss, 1955: 259-277)

 La logique mythique a ainsi transformé le fait divers en fait magique et la tempête n’est plus seulement un dramatique phénomène météorologique, mais un intersigne qui annonce la mort, «l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver» (Le Braz, 1994: 103). Cet acte de vengeance du ciel permet au mort présent dans le vif (le bras enterré de Javel cadet est le bras armé du destin) de se lier au vif (Javel patron), de s’en saisir pour le faire mourir, et obtenir ainsi réparation symbolique du préjudice subi.

Le destin des frères était lié de toute façon et de plusieurs façons. Le nom de famille relie les frères, bien sûr. Mais Javel résonne comme javelle, ce petit tas de céréales coupées à la faux qu’on lie ensuite en gerbes. L’anthroponyme est travaillé par un signifiant qui permet de passer d’un informant banal (Javel, nom de famille français) à la construction d’un nouvel et constant intersigne (le «lien», la «faucheuse», la Grande Faucheuse et sa fatale moisson). Nomen omen: la mort et leur mort sont comme pré-codées par leur nom dans l’économie imaginaire de leur assignation nominale.

Les frères sont aussi liés évidemment par leur rapport agresseur/victime, tels Caïn et Abel. Le manchot ressasse son malheur : l’imparfait d’habitude («quand il parlait plus tard de son accident») et la remarque évaluative («[.. .] j’aurais encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien») le montrent bien.

Aussi Javel patron ne peut-il espérer mourir de sa «belle mort», une mort qui adviendrait selon le cours linéaire du destin. Il est voué à une mort anonyme, à une mort sans sépulture (a-t-on retrouvé le corps?), bref à une mauvaise mort (Fabre, 1987: 9-34). Et c’est en mer que Javel patron a disparu (corps et biens, comme on dit), lieu de perdition6Plusieurs documents peuvent être sollicités pour montrer, du point de vue de l’histoire culturelle et sur la longue durée, l’aspect maléfique de la mer. À titre d’exemples, nous pouvons citer l’article «Mer» dans le Dictionnaire de la Bible (Gérard, 1989: 910-911) ainsi que le chapitre 1 intitulé «Omniprésence de la peur» dans La peur en Occident (Delumeau, 1978: 49 et suivantes) qui s’ouvre par cette citation de Clément Marot: «Mer variable où toute crainte abonde» tirée de La Complaincte du Baron de Malleville dans L’Adolescence Clémentine. des noyés privés de sépulture, mangés par les bêtes et défigurés par le sel et l’onde… Dans la cosmologie des marins d’autrefois et dans le système de créance du texte, la mer ne peut qu’être mauvaise pour Javel patron dont le corps perdu (Amiel, 1994: 27-55) sera condamné à errer pour faire pénitence7«Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc par sa faute.» C’est ce qui se dit en Bretagne pour expliquer pourquoi les noyés sont condamnés à errer dans les lieux où ils ont fait naufrage, rapporte Anatole Le Braz dans «La légende de la mort chez les bretons armoricains» (Le Braz, 1994: 269)..

Parodia sacra

Cette explication mythico-magique du monde, cette pensée sauvage du récit se déroule sur un fonds évangélique. Mais les fragments du monde religieux que nous donne le récit sont en lambeaux: Dieu est absent et le discours sacré, parodié.

Un chemin de croix

La dimension christique de Javel cadet est lisible dans le simulacre de chemin de croix qui lui est infligé: il porte sa croix (le chalut), chancelle sous la douleur, tombe sur les genoux et par deux fois son frère le renie en faisant passer les liens économiques avant les liens du sang. L’éponge imbibée de vinaigre (Jean 19.17-37) s’est transformée en eau salée versée sur le bras du blessé qui devient livide, comme le cadavre du Christ dans les mises au tombeau de l’iconographie chrétienne. Mais ce n’est pas le rachat des péchés du monde qui magnifie cette souffrance, c’est le Noir diabolique, la gangrène que l’on essaie de contenir. Les soldats romains percent le flanc du Christ avec une lance (Jean 19.17-37); Javel cadet coupe lui-même son bras pourri avec le couteau de son frère (on retrouve Abel et Caïn), qui aurait pu couper le filin. Et au «[c]’est achevé» (Jean 19.30) biblique répond le «Fallait ça. J’étais foutu» du personnage de la nouvelle. Le calvaire dure trois jours et au matin du troisième jour, «on finit par rentrer au port». Il n’y a pas de résurrection triomphante, Javel cadet a la vie sauve, mais il va vivoter toute son existence en occupant un petit emploi. La Légende dorée s’est transformée en Légende du bateau d’or dans laquelle on peut lire la relation du martyre de saint Javel sacrifié sur l’autel de l’argent.

La pêche et le pécheur

D’autres échos de parodia sacra se font encore entendre en divers lieux dans le texte. Le premier jour, juste après l’accident, la pêche est «bonne» et «les larges poissons» s’accumulent. C’est quasiment la pêche miraculeuse de l’Évangile (avant la résurrection: Luc 5. 1-11 et après la résurrection: Jean 21. 1-24). Javel cadet ne veut pas jeter à la mer son bras coupé et déjà pourrissant. Alors on le dépose dans un baril, on verse du sel dessus comme on le fait pour conserver les poissons. L’un des matelots s’écrie par plaisanterie: «Pourvu que je l’vendions point à la criée.» Cet endo-cannibalisme (Lévi-Strauss, 2013: 163-173) évoqué sur le mode populaire et burlesque se double d’une parodie féroce de l’Eucharistie, jouant à la fois du signe christique du poisson et de la dérision de toute idée de transsubstantiation (le pain consacré selon le rituel liturgique est le corps du Christ). L’ironie parodique joue aussi de la relique sacrée. Mais chez Maupassant, le bras reste un bras coupé même si la saumure l’a «rafraîchi».

Une âme en peine

L’activité herméneutique du lecteur – comme «appelée8«[…] chaque lecture se transforme en un acte consistant à arrimer la forme houleuse du texte à des significations engendrées dans le processus même de la lecture», écrit W. Iser dans «L’Appel du texte. L’indétermination comme condition d’effet esthétique de la prose», un texte qui constitue le discours inaugural qu’il a prononcé à l’Université de Constance en 1969. Il ajoute plus loin: «L’indétermination enclenche l’imaginaire du lecteur et l’engage à accomplir l’intention dont le texte est dépositaire. Cela signifie aussi que l’indétermination est au fondement d’une structure textuelle qui prend toujours et préalablement le lecteur en ligne de compte.» Il précise enfin: «Les vides du texte forment la principale condition préalable à ce processus. Ils laissent d’abord en suspens la concaténation de différents passages ou éléments du texte, ce qui donne au lecteur la possibilité d’établir lui-même ces enchaînements.» (Iser, 2012: 21, 57, 58)» par le texte – a permis de dégager le jeu et le choc de cosmologies hétérogènes à l’œuvre dans l’univers fictionnel. La lecture réaliste fait d’En mer un récit où la loi du profit domine les liens du sang et fait voler en éclats les solidarités fraternelles. La lecture symbolique, elle, propose un univers où les rites déviants désorganisent le monde et ne peuvent s’opposer au retour vengeur de l’esprit du mort inapaisé, insatisfait, inquiet, inquiétant (Lévi-Strauss, 1984: 245-248).

Un mot – faussement innocent – est particulièrement prédictif et emblématique de cet intra-dialogisme, c’est brise-lames. Le fait divers qui ouvre le récit signale que le bateau de pêche naufragé «est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée». L’expression même dit la puissance fatale de l’attraction lexicale et, au-delà, de la coalescence des mots et des choses, comme dans la pensée magique: «se briser… sur le brise-lames». Le lecteur entendra alors dans brise-lames, brise l’âme et débris de l’âme.

Ainsi, tout au long de ce récit d’âmes brisées, d’âmes en débris, d’âmes en peine, l’illusion réaliste est-elle rongée de l’intérieur, à demi-morte, comme dans une peinture en anamorphose. La matérialité même du signifiant se joue de l’obvie et brise à son tour la linéarité du récit: la pensée sauvage déferle inexorablement comme une lame de fond, une larme noire, comme le Mal, comme une Malédiction qui dit à peine son nom. 

 

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    Il n’y a pas de dédicace quand le conte est publié dans le supplément littéraire du Gaulois le 9 juin 1883 et qu’il est accompagné de l’information suivante «Extrait des Contes de la bécasse (Rouveyre et Blond, édit.)» pour le lancement recueil. D’autres publications de ce texte dans divers journaux (La Vie populaire (août 1883), L’Écho de la semaine (janvier 1890), L’Intransigeant illustré (juillet 1891) sont également sans dédicace. Mais le texte de l’édition définitive de 1887 (celui que nous étudions) comporte bien évidemment la mention à Henry Céard.
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    Louis Forestier, dans la partie «Notices, notes et variantes» du tome I de la bibliothèque de La Pléiade (1974) consacré aux Contes et nouvelles de Maupassant, donne un fait divers paru dans le Gil Blas du 30 janvier 1883 et précise que le conte «se borne à transposer» cet entrefilet: «Boulogne, 28 janvier. – Une nouvelle catastrophe vient de frapper la population maritime de Boulogne-sur-Mer. Le bateau de pêche Fourny a sombré à 25 mètres de la jetée ouest. L’équipage se composait de quinze matelots et deux mousses. Neuf personnes ont pu être sauvées. Cinq matelots et un mousse ont disparu dans les flots.» p. 1514.
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    Philippe Hamon et Alexandrine Viboud.  [2003]. Dictionnaire thématique du roman de mœurs. 1850-1914. Paris: Presse Sorbonne Nouvelle.
  • 4
    La thématique du bras coupé, plus précisément de la main coupée, est présente chez Maupassant. La première nouvelle qu’il publie en 1875 dans L’Almanach de Pont-à-Mousson s’intitule La main d’écorché. Des éléments de ce texte seront repris dans une autre nouvelle La main, qui paraît en décembre 1883, quelques mois après la publication d’En mer. Une perspective diachronique permet de suivre le motif de la main coupée du Moyen-Âge au XIXe siècle. La tradition écrite propose de nombreuses réécritures de l’histoire de la fille aux mains coupées dont le texte emblématique est La Manekine, le roman de Philippe de Rémi sire de Beaumanoir écrit au XIIIe siècle. La tradition orale est également riche en contes sur ce thème: il suffit de se reporter au conte type no 706 «The Maiden Without Hands» dans The Types of the Folktale (Aarne et Thompson, 1987: 240-241) et, pour les versions françaises, au conte type no 706 «La fille aux mains (bras) coupées» dans Le conte populaire français (Delarue et Tenèze, 2002: 618-632). Enfin, le livre de Karin Ueltschi, La main coupée. Métonymie et mémoire mythique, signale la présence de nombreuses mains coupées dans la littérature médiévale (mais pas seulement, par exemple, La main enchantée de Gérard de Nerval, Harry Potter) et met en évidence les différents mythèmes en lien avec la main coupée: royauté et fertilité, double et dédoublement, etc., mythèmes fondamentaux qui se rattachent aux questions de la vie et de la mort, à la «Relève du Temps».
  • 5
    Quand En mer paraît pour la première fois dans Gil Blas en février 1883, le narrateur intervient également à la fin du texte et le conte s’achève ainsi: «[…] regardant à son bien». Le fond de ce récit est exact; mais j’ignore si le Javel dont le bateau vient de se perdre est bien celui dont il s’agit. (Maupassant, 1974: 1514) En donnant à nouveau, dans l’explicit, la parole au narrateur qui rappelle la supposition déjà énoncée dans l’incipit («Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense […]»), l’auteur ferme le texte en le tirant de façon appuyée du côté du vraisemblable, du réalisme en quelque sorte. La suppression de l’intervention du narrateur laisse le dernier mot au personnage de Javel cadet et à son ressentiment: le texte peut s’ouvrir alors aux signes funestes venus de l’au-delà…
  • 6
    Plusieurs documents peuvent être sollicités pour montrer, du point de vue de l’histoire culturelle et sur la longue durée, l’aspect maléfique de la mer. À titre d’exemples, nous pouvons citer l’article «Mer» dans le Dictionnaire de la Bible (Gérard, 1989: 910-911) ainsi que le chapitre 1 intitulé «Omniprésence de la peur» dans La peur en Occident (Delumeau, 1978: 49 et suivantes) qui s’ouvre par cette citation de Clément Marot: «Mer variable où toute crainte abonde» tirée de La Complaincte du Baron de Malleville dans L’Adolescence Clémentine.
  • 7
    «Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc par sa faute.» C’est ce qui se dit en Bretagne pour expliquer pourquoi les noyés sont condamnés à errer dans les lieux où ils ont fait naufrage, rapporte Anatole Le Braz dans «La légende de la mort chez les bretons armoricains» (Le Braz, 1994: 269).
  • 8
    «[…] chaque lecture se transforme en un acte consistant à arrimer la forme houleuse du texte à des significations engendrées dans le processus même de la lecture», écrit W. Iser dans «L’Appel du texte. L’indétermination comme condition d’effet esthétique de la prose», un texte qui constitue le discours inaugural qu’il a prononcé à l’Université de Constance en 1969. Il ajoute plus loin: «L’indétermination enclenche l’imaginaire du lecteur et l’engage à accomplir l’intention dont le texte est dépositaire. Cela signifie aussi que l’indétermination est au fondement d’une structure textuelle qui prend toujours et préalablement le lecteur en ligne de compte.» Il précise enfin: «Les vides du texte forment la principale condition préalable à ce processus. Ils laissent d’abord en suspens la concaténation de différents passages ou éléments du texte, ce qui donne au lecteur la possibilité d’établir lui-même ces enchaînements.» (Iser, 2012: 21, 57, 58)
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