Article ReMix

«Les Sept Jours du talion»: du livre à l’écran

Emilie Lamoureux
couverture
Article paru dans Littérature et résonances médiatiques: nouveaux supports, nouveaux imaginaires, sous la responsabilité de Sylvain David et Sophie Marcotte (2015)
Podz. 2010. «Les Sept jours du talion»

Podz. 2010. «Les Sept jours du talion»
(Credit : Podz)

Plusieurs romans de Patrick Sénécal, un écrivain québécois qui connaît un vaste succès et qui se spécialise notamment dans la littérature de suspense et d’horreur, ont été adaptés au cinéma au cours des dix dernières années. L’auteur intègre des questions morales et existentielles à ses fictions, notamment par un accès privilégié à l’intériorité de ses personnages, ce qui confère une certaine profondeur à son œuvre. Les romans 5150 rue des Ormes (1994) et Sur le Seuil (1998) ont fait l’objet d’adaptations par Éric Tessier (2003; 2009). C’est toutefois à l’adaptation faite du roman Les Sept Jours du talion par Podz (Daniel Grou), dans le film éponyme de 2010, que je m’intéresserai ici.

Mon analyse portera sur la question de l’intériorité; plus précisément, sur la façon dont la dimension psychologique, si importante dans le roman de Sénécal, est rendue à l’écran. Je tenterai de démontrer que, malgré les contraintes imposées par le média d’arrivée, lequel repose sur l’image, le son et le montage, les états d’âme des personnages du roman sont bien reconduits dans l’adaptation de Podz. Pour ce faire, j’expliquerai d’abord de quelle façon l’auteur traite de cette dimension dans son roman; j’évoquerai ensuite la manière dont ces aspects sont rendus dans l’adaptation en m’appuyant sur des exemples concrets.

La question de l’adaptation

Au Québec, les rapports entre littérature et cinéma ont toujours été importants (que l’on pense aux adaptations célèbres de Kamouraska (1973), de Maria Chapdelaine (1983) ou du Survenant (2005)). De ce fait, le cinéma de la belle province emprunte fréquemment à la littérature ses intrigues, ses sujets et son propos; les adaptations cinématographiques se font ainsi de plus en plus nombreuses. (Gaudreault et Groensteen, 1998)

La transposition d’une œuvre littéraire à l’écran invite à une analyse comparative. Une telle approche renvoie en principe à la question de la «fidélité» à l’œuvre originale. Plusieurs experts du domaine affirment toutefois que ce facteur doit être secondarisé. De leur point de vue, étudier la fidélité d’une adaptation par rapport à son «œuvre source» est un non-sens littéraire. Celle-ci devrait plutôt être analysée selon la recherche d’équivalences qui permettent de réduire l’écart introduit par le changement de média. (Serceau, 1999) D’autres critiques enchérissent à ce sujet en avançant que chaque œuvre est autonome; il conviendrait ainsi d’envisager, non pas une transposition, mais une complète réécriture, laquelle tient en principe compte de la spécificité du média d’arrivée. (Ropars-Wuilleumier, 1990)

Une chose demeure toutefois certaine, le cinéma et la littérature utilisent un support matériel distinct: ce que la littérature raconte, le cinéma le montre. C’est en ce sens que transposer un récit de l’écrit à l’écran nécessite forcément quelques ajustements. Il est assez facile de traduire une action ou un paysage en images, mais comment fait-on pour «transposer» des éléments qui relèvent de l’intériorité? En effet, ceux-ci sont aisément descriptibles à l’écrit, par la voix d’un personnage ou de la narration, mais beaucoup plus difficiles à exposer visuellement. Or, comme l’explique Anne-Marie Roy, «chaque élément visuel qui peut diffuser la moindre information sur ce qui habite les protagonistes doit être mis à profit, car la mimésis achoppe à révéler les sentiments, états d’âme, craintes, pensées et préoccupations des personnages» (Roy, 2010: 32). C’est donc par des moyens originaux que le cinéma réussit à suggérer l’intériorité des personnages qu’il met en scène. Reste à voir quelles solutions formelles ont été retenues dans cette visée par le réalisateur du film Les Sept Jours du talion.

Une histoire de vengeance

Le roman de Sénécal raconte l’histoire de Bruno Hamel, un chirurgien dans la trentaine avancée, qui mène une vie heureuse à Drummondville avec sa fille Jasmine et sa conjointe Sylvie. Or, un après-midi d’automne, la petite Jasmine se fait violer et assassiner. Dès lors, l’univers de la famille Hamel bascule. Bruno et Sylvie vivent leur deuil comme des parents normaux jusqu’au jour où ils reçoivent un appel du sergent-détective Mercure, le policier chargé de l’enquête. Ce dernier leur annonce que le meurtrier de leur fille a été arrêté et qu’il sera bientôt jugé. À ce moment, un terrible projet germe dans l’esprit déjà enténébré de Bruno: il va s’emparer du «monstre» et lui faire payer ce qu’il a fait à sa fille. C’est ainsi qu’il décide de se faire lui-même justice et prépare minutieusement sa vengeance. Le jour de la comparution du meurtrier, Anthony Lemaire, Bruno le kidnappe, puis communique aux autorités policières son plan d’action: «celui qui a violé et tué sa petite fille va souffrir pendant 7 jours, après quoi il sera exécuté. Ensuite seulement, lui-même se rendra». (Sénécal, 2002: quatrième de couverture)

D’un média à l’autre

Les Sept Jours du talion est sans aucun doute le livre le plus ambigu, le plus complexe et le plus haletant de Sénécal. Il fallait donc que le réalisateur trouve le moyen de rendre l’atmosphère que dégage le roman sans tomber dans le sensationnalisme et sans mettre l’accent sur des scènes dont la violence serait plus horrifiante que signifiante. D’un côté, tout au long du roman, la narration présente l’enquête en suivant les pensées du détective Mercure et, parallèlement, les tortures subies par le meurtrier et les tiraillements internes de Bruno face à ses actions. Par le biais de son récit, Sénécal pousse le lecteur à réfléchir sur les différentes réactions que peut avoir un être humain lorsque confronté à la perte d’un être cher. D’un autre côté, le film conserve l’essentiel de l’intrigue et met l’accent sur les états d’âme des personnages. Pour ce faire, le réalisateur a choisi de ne pas inclure de trame musicale. Le film est plutôt truffé de silences et présente un montage fébrile: coupes au noir, changements de plan rapides, alternance entre plans rapprochés et éloignés, etc. Tout ceci crée un certain malaise chez le spectateur et constitue une indication de l’état de tourmente des personnages.

Dans un roman, l’intériorité est aisément accessible par le biais de la narration (interne ou externe à l’action) ou par le monologue (à voix haute ou intérieur) des personnages. Dans le cas des Sept Jours du talion, le roman est raconté à la troisième personne, et donc d’un point de vue externe. Par contre, la narration a accès aux pensées de trois personnages: celles de Bruno, celles du sergent détective Mercure et celles de Sylvie (quoiqu’elle se concentre principalement sur les deux premiers). C’est cet accès aux pensées de certains protagonistes qui permet de donner une perspective psychologique au roman et, par le fait même, qui fait que son thème central n’est pas la violence, mais plutôt les différentes réactions des personnages face à la perte d’un être cher.

Comment tout ceci se transpose-t-il au cinéma? Comme l’expliquent André Gaudreault et François Jost dans Le récit cinématographique, la majorité des films présentent, de par les contraintes du médium, un point de vue externe: il est en effet très difficile de donner accès à l’intériorité des personnages à l’écran. Par contre, le film offre tout de même la possibilité de partager leurs sentiments, car «l’extériorité de la caméra ne s’assimile […] pas à une pure négation de l’intériorité du personnage». (2010: 139) Ainsi, comme le suggérait le propos précédemment cité d’Anne-Marie Roy, tout élément visuel (et, pourrait-on ajouter, sonore) sert d’indication pour rendre à l’écran les états d’âme des personnages.

Un exemple de ceci se trouve, dès le début du roman, lorsque la narration dit que les «ténèbres» (Sénécal, 2002: 6) se sont emparées de Bruno Hamel: comment mettre ceci en images? Le réalisateur a choisi de représenter les états d’âme du personnage en privilégiant, entre autres, tout au long du film, des images teintées de gris bleuté. Le spectateur a dès lors l’impression qu’un voile est posé sur la lentille, à l’instar du «filtre» (Sénécal, 2002: 8) qui brouille le regard du personnage dans le roman. Un autre exemple renvoie à la façon dont un film peut narrer une histoire. Le roman mettant l’accent sur les pensées des personnages et non sur leurs actions, le réalisateur devait trouver un moyen de révéler néanmoins les tiraillements internes et le déraillement du personnage principal. Pour ce faire, comme il a été mentionné précédemment, le film est truffé de silences dans lesquels le spectateur a le loisir de s’imaginer ce qui se passe dans la tête de son (anti-)héros. Ces éléments relèvent de la spécificité du médium d’arrivée. Ils contribuent à rendre, non seulement les états d’âme des personnages, mais aussi l’ambiance générale que dégage le texte.

Intériorité: images, son, montage

À la suite de ces considérations d’ordre général, l’analyse de quelques passages plus précis permettra de montrer de quelle façon l’intériorité est exprimée dans le roman et dans le film. Comme une œuvre cinématographique, de par sa durée limitée (deux heures pour transposer un récit de plus de 300 pages, dans le cas des Sept Jours du Talion), appelle forcément des coupures par rapport à l’œuvre dont elle est tirée, il paraît conséquent de partir de l’adaptation pour revenir ensuite au texte original. J’ai donc choisi de baser ma réflexion sur certaines scènes fortes de l’œuvre de Podz, mais toujours en situant celles-ci par rapport aux éléments précis du roman auxquelles elles renvoient. J’ai en outre préféré de me concentrer sur les treize premières minutes du film -bien qu’elles précèdent l’action (soit la vengeance de Bruno) à proprement parler- puisque celles-ci me semblent représentatives de tout ce qui a été abordé jusqu’à maintenant, et aussi, parce qu’elles donnent le ton au reste de l’adaptation. Chaque analyse sera précédée de l’extrait vidéo auquel elle fait référence.

La perte au quotidien

Le film s’ouvre sur une scène du quotidien de Mercure. On voit des plans brefs de sa maison: sa cuisine, sa salle à manger, son salon (où lui-même est couché sur un sofa), la porte barricadée d’une pièce, etc. Bien que ce passage n’apparaisse aucunement dans le roman, sa présence permet de mettre le spectateur dans l’ambiance du film. Il présente le personnage de Mercure et aide à comprendre l’état psychologique dans lequel il se trouve.

Dans le roman, on apprend que la femme du détective est morte cinq ans plus tôt (alors que l’événement remonte à six mois dans le film). Elle a été tuée lors d’un cambriolage qui a mal tourné et depuis, Mercure rend visite au meurtrier, en prison, trois fois par année. On comprend dès lors que cette mort hante le policier. La narration souligne ainsi à plusieurs reprises le désarroi du détective. On peut lire des phrases telles que: «Voilà, il n’avait plus qu’à rentrer chez lui, dans sa maison trop grande, manger un morceau, regarder un peu la télé… Et penser à Madelaine, évidemment.» (Sénécal, 2002: 129) Dans le film, la situation est la même: depuis la mort de sa femme, Mercure trouve sa maison trop grande pour une seule personne, et, surtout, trop vide. Ceci est mis en images par la succession de plans brefs de l’intérieur de la maison. On voit le personnage qui n’investit que certaines pièces: le salon et la cuisine par exemple. Le reste de la demeure semble inhabité.

Un peu plus loin dans le roman, on peut lire: «Mais, comme d’habitude, il eut beaucoup de difficulté à trouver le sommeil. C’était le moment de la journée où les images de sa femme s’imposaient avec le plus d’insistance.» (Sénécal, 2002: 253) On comprend ici que Mercure a de la difficulté à s’endormir parce qu’il pense trop à son épouse. Pour représenter ceci, Podz a décidé de faire dormir son personnage sur le sofa. La pièce qui est barricadée est en fait son ancienne chambre à coucher. Celle-ci serait ainsi trop remplie de souvenirs et le policier ne peut même pas envisager d’y pénétrer. Cela est confirmé un peu plus tard dans le film, lorsque Mercure échappe son jonc de mariage sous la porte de la chambre et qu’il appelle une collègue pour aller le chercher à sa place. Le détective reste angoissé tout au long de cette opération et confie à sa collègue qu’il ne peut supporter de dormir dans la chambre.

Dans le livre, on apprend que Mercure peine à accepter la mort de sa femme et que c’est pour cette raison qu’il rend visite au meurtrier de cette dernière. Après l’une de ces rencontres avec le prisonnier, la narration relate comme suit ce qui se passe dans la tête du sergent détective:

Espérait-il vraiment avoir une réponse un jour, une illumination qui lui ferait enfin accepter la mort de Madelaine? Durant la première année qui avait suivi le décès de sa femme, il avait vécu la révolte et la colère. Puis, tout à coup, il en avait eu marre de la rage et il avait eu l’idée d’aller visiter ce Demers. Et, depuis, il allait le voir trois fois par an.

La colère et la révolte avaient effectivement disparu. Mais était-il satisfait pour autant?

[…] Depuis quelques mois, il songeait à [interrompre ses visites], mais chaque fois il revoyait le cadavre de sa femme, avec ce trou dans la tête, et tout à coup, l’éventualité d’arrêter ses rencontres avec Demers lui semblait impossible. (Sénécal, 2002: 178)

Ce passage est crucial, parce que c’est le moment où le lecteur à le plus accès aux pensées du personnage. La conversation du sergent détective avec le meurtrier de sa femme le pousse à réfléchir sur la façon dont il vit son deuil. Podz a choisi de laisser cette information de côté, mais, pour évoquer néanmoins le refus de la mort de Madelaine, il montre le détective regardant la vidéo de la caméra de surveillance dans lequel on voit sa femme se faire assassiner (ce qui, bien davantage que dans le roman, maintient la présence -symbolique et spirituelle- de cette dernière). On voit ainsi le personnage faire reculer la vidéo et visionner de nouveau le moment fatidique, comme s’il devait se convaincre que tout ceci était vraiment arrivé. Lors du visionnement de la vidéo, la caméra alterne entre des plans rapprochés du visage de Mercure, de sa main et de la vidéo. Ceci sert à cerner l’émotion du personnage et à créer un lien d’attachement entre ce dernier et le spectateur. De plus, l’extrait indique que Mercure sera un personnage central à l’histoire et que le drame qu’il a vécu est tout aussi important que celui de Bruno.

Après l’extrait présenté s’ensuit un bref passage qui donne un aperçu de la famille Hamel avant le drame. Je ne m’étendrai pas sur ces scènes, puisqu’elles ne relèvent pas de mon propos, mais il est quand même important de souligner que ce passage, qui n’est pas présent dans le roman, sert à créer un lien d’attachement entre le public et le personnage de Bruno, afin, imagine-t-on, qu’il soit plus facile de sympathiser avec lui par la suite. Puisque le roman donne accès aux pensées du père éploré, on sait, à la lecture, à quel point celui-ci tenait à sa fille. Il est donc nécessaire pour le film de montrer le personnage en interaction avec cette dernière pour bien comprendre sa peine.

L’apparition des ténèbres

Un deuxième passage révélateur concerne la découverte de Jasmine. La scène se déroule presque exactement comme dans le livre. Le policier découvre la fille de Bruno et ce dernier se précipite vers le cadavre.

D’emblée, on peut voir la violence qui couve déjà dans le personnage. En effet, Bruno repousse à quelques reprises brutalement la main d’un policier pourtant posée avec empathie sur son épaule. Ensuite, à l’instar du roman, où l’accent est mis sur les impressions du père lors de la découverte du corps de sa fille, Podz a choisi de présenter, en alternance, des plans rapprochés de Bruno, puis du corps de la défunte. Ces images poignantes incitent le spectateur à partager la douleur ressentie. Dans le roman, le passage est en effet très descriptif et la narration relate la manière dont Bruno perçoit la scène:

Il la reconnut tout de suite, et pourtant ce n’était pas elle. Ce n’était plus elle. Ce qui lui creva d’abord le cœur fut sa nudité. Elle portait encore sa robe bleue, mais celle-ci était trop en lambeaux pour recouvrir décemment ce petit corps qu’il connaissait par cœur, qu’il avait lavé des milliers de fois dans leur bain… Mais maintenant, il était si… souillé! (Sénécal, 2002: 5)

Dans le film, quand Bruno arrive près du corps de sa fille, il prend un instant pour la regarder, puis replace sa jupe. Ceci renvoie aux notions de nudité et de décence présentes dans le texte. Ensuite, on voit des plans rapprochés de certaines parties du corps de Jasmine. La violence qui a manifestement été faite à son petit corps fragile souligne, de manière insupportable, à quel point ce n’est «plus elle». Ces plans suggèrent en outre la progression du regard de Bruno. Ceci fait écho au livre, où l’accent est également mis sur le regard: «lorsqu’il vit» (Sénécal, 2002: 5), «puis il vit», «jamais il ne l’avait vu», etc. (Sénécal, 2002: 6)

Par la suite, l’extrait montre Bruno prendre sa fille dans ses bras et insiste sur la douleur qui se lit sur son visage. Dans le livre, la scène est présentée ainsi:

Bruno se laissa tomber à genoux. Il tendit les bras et, tout doucement, il releva Jasmine, comme il le faisait lorsqu’elle était malade ou endormie devant la télé. Il la ramena contre lui, déposa son visage au creux de son épaule et l’étreignit avec force, sans un mot, sans un cri, avec seulement une lente, longue et sifflante expiration. Il ne remarqua pas si elle était raide ou molle, chaude ou froide… Il remarqua seulement que, pour la première fois, sa fille ne répondait pas à ses caresses […]. (Sénécal, 2002: 6)

Dans le film, on entend le personnage pousser un petit sanglot, mais sans plus. Ce sanglot démontre bien le choc subi par le père et ajoute à sa peine. Cependant, par la suite, tout comme dans le livre, il n’émet plus un son. Le réalisateur a ainsi trouvé une équivalence au désarroi du père en état de choc: le silence. Conséquemment, après ce moment, s’ensuivent cinq longues minutes de silence dans le film.

De plus, il convient de préciser que le plan où l’on voit Sylvie se balancer avec nervosité dans son salon ne figure pas dans le roman. Cet ajout visuel est pertinent puisque, même si dans le livre l’accent est mis sur le père qui découvre sa fille, la mère devait attendre et aussi être inquiète. Le fait qu’elle balance son corps suggère justement l’angoisse créée par cette attente et attire la compassion du spectateur. Ainsi, d’un côté, on peut voir la souffrance et le désespoir de Bruno, et d’un autre côté, l’angoisse  et l’anticipation de Sylvie. Déjà, on peut percevoir une scission entre les émotions -et donc les réactions- des deux personnages.

Pour conclure l’analyse de ce passage, il est important de souligner que, dans le roman, la description du corps et des impressions des personnages est nécessaire pour faire comprendre au lecteur ce qui se passe. Or, j’ai tout de même l’impression que la narration ne prend pas le temps de décrire avec précision les émotions de Bruno. En effet, le roman alterne rapidement entre la description de la scène et les réactions du personnage face à celle-ci. Dans le film, cependant, le silence laisse le loisir au spectateur de se concentrer sur les expressions faciales du personnage, et donc davantage sur ce qu’il ressent. Le fait que la caméra aborde un point de vue externe aide à cet effet. On ne voit pas seulement ce que le personnage voit, comme c’est le cas dans le roman, mais la situation en son ensemble: ce qui se passe et la de Bruno réaction face à la scène.

Une douleur sourde

Un troisième et dernier passage présente un sommaire de ce qui s’est passé dans les premiers jours qui ont suivi la découverte.

Cette séquence figure également dans le roman. Elle diffère toutefois considérablement d’un médium à l’autre. Dans le livre, Bruno et Sylvie se consolent d’abord mutuellement. Deux jours plus tard, c’est la veillée mortuaire et la mise en terre de la petite où des propos banals sont échangés entre les personnes présentes. S’ensuit une longue introspection de la part de Bruno sur sa vie en général, mais aussi sur sa relation avec Sylvie. On apprend ainsi que «leur couple n’[est] pas très santé depuis quelque temps». (Sénécal, 2002: 10) Par la suite, Bruno retourne à l’école de sa fille et regarde les enfants sortir et espère que Jasmine sera parmi eux pour venir le retrouver, mais en vain. Il retourne chez lui, et c’est à ce moment qu’il reçoit l’appel du sergent-détective Mercure.

Dans le roman, cette partie ne rapporte que deux discours directs: aucune autre parole n’est prononcée par les personnages. Dans le film, on a vu que le silence est de mise depuis la découverte du corps de Jasmine, ce qui fait écho aux émotions de Bruno, mais aussi à ce qui est écrit dans le roman. Par contre, le plan suivant la découverte de Jasmine montre Bruno assis dans le salon et Sylvie debout dans la cuisine. Quoique ceci diffère de la scène de consolation dans le livre, cela symbolise la distance dans leur couple mentionnée plus tard par la narration du roman. Montrer une distance physique entre les deux personnages est donc un moyen efficace de suggérer la distance psychologique et émotive qui les sépare. Dans le film, la scène des funérailles est implicite: on voit les Hamel s’habiller de noir, mais après, plus rien. Le film a donc encore davantage condensé ce passage. Ce moment est suivi d’une enfilade de plans très brefs, montrant la vue à travers une fenêtre (qui révèle la rue où la petite Jasmine est partie seule pour sa fatale promenade) ou encore, la façade de la maison. Par la suite, on voit Sylvie, seule dans la salle à manger, et Bruno, seul dans le bureau, ce qui pourrait encore une fois évoquer la distance au sein du couple.

Même si ces plans paraissent banals, ils font écho à ce qui est raconté dans le livre. En effet, la narration dit que seuls quelques moments précis ressortent, pour Bruno, de ce qui s’est passé pendant ces quelques jours de deuil et de désarroi. Le réalisateur a donc choisi de présenter au spectateur une série de plans brefs pour montrer une certaine évolution dans le temps, mais aussi pour renforcer cette idée de souvenirs imprécis. Dans le livre, il y a aussi un passage où le personnage se parle à lui-même et s’exhorte à pleurer, mais n’y parvient pas. Dans le film, aucune larme n’est versée par Bruno. On peut seulement voir son air maussade qui suggère que quelque chose s’est brisé en lui. Dans le roman comme dans le film, le silence est finalement rompu lorsque le sergent détective Mercure appelle les Hamel pour leur annoncer qu’il a trouvé l’assassin de leur fille. C’est après ce moment que le projet de vengeance germe dans la tête de Bruno.

Transposer l’intériorité

L’analyse qui précède demeure très brève et sélective, mais elle démontre néanmoins mon hypothèse initiale: malgré les contraintes imposées par le média d’arrivée, le réalisateur Podz a bien réussi à rendre l’ambiance générale du roman de Patrick Sénécal et à laisser transparaitre les émotions des personnages. En effet, nous avons d’abord vu dans le premier extrait, concernant le personnage de Mercure, qu’il était possible de rendre des bribes de pensées du personnage, présentes tout au long du roman, en quelques images brèves, condensées au début du film. Le deuxième extrait, quant à lui, montre qu’il est possible à la caméra de transposer des impressions ressenties par le personnage de Bruno dans le roman par l’alternance de plans rapprochés de son visage et du corps de sa fille. Et finalement, le troisième extrait, tout comme dans le roman, plonge le spectateur dans l’ambiance du récit.

De plus, ces trois extraits sont régis par une caméra abordant un point de vue subjectif. Elle guide le spectateur sur ce qu’elle veut montrer et lui dicte, en quelque sorte, la façon dont il doit réagir. Elle se concentre principalement sur les expressions faciales des personnages, ce qui permet de bien capter leurs émotions et d’avoir accès à leur intériorité. Tout ceci sert bien entendu de ligne directrice pour la suite de l’adaptation.

Pour finir, il est important de souligner qu’il n’est pas évident de passer d’un récit monodique qui fait appel à un seul sens (ou, du moins, qui passe par la lecture -et donc l’imagination- pour évoquer un monde) à un récit polyphonique qui en stimule plus d’un. Ainsi, le réalisateur s’est servi de ce que le cinéma lui offrait -soit l’image, le son (ou le silence, dans ce cas-ci) et le montage- pour s’approprier le roman Les Sept Jours du talion et créer une œuvre qui, sans en être une transposition exacte, reflète bien son contenu et, surtout, les questionnements qu’elle suscite.

Bibliographie

Gaudreault, André et Thierry Groensteen. 1993 [1998]. La transécriture. Pour une théorie de l’adaptation. Littérature, cinéma, bande dessinée, théâtre, clip. Colloque de Cerizy.

Gaudreault, André et François Jost. 1990. Le récit cinématographique. Paris: Nathan.

Grou, Daniel (Podz) (réal.). 2010. Les 7 jours du talion. Canada: Alliance Vivafilm, DVD, 110 minutes min.

Ropars-Wuilleumier, Marie-Claire. 1990. Écranique: le film du texte. Lille: Presses universitaires de Lille, 227p.

Roy, Anne-Marie. 2010. «L’Adaptation hollywoodienne du roman Le Compte de Monte-Cristo: transformations de l’écriture populaire». Université du Québec à Montréal, 89f.

Sénécal, Patrick. 2002. Les Sept jours du talion. Montréal: Alire, 333p.

Serceau, Michel. 1999. L’adaptation cinématographique des textes littéraires: théories et lectures. Liège: Éditions du CÉFAL, 212p.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.