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Le journal de travail de l’architecte Pierre Riboulet: projet d’écriture ou écriture du projet?
Photo du site de l’hôpital avant sa construction, illustration se trouvant dans l’ouvrage de Pierre Riboulet, Naissance d’un hôpital. Journal de travail, Éditions Verdier, Lagrasse, 2010, p. 122.
Pierre Riboulet est un architecte qui possède une œuvre considérable. Il est l’auteur de plus de trente projets réalisés, comprenant des bibliothèques, des écoles, des logements et des centres de soins. Féru de littérature, Riboulet a aussi un rapport privilégié à l’écriture. En plus de nombreux articles publiés dans des revues professionnelles, son œuvre écrite comprend notamment une thèse de doctorat (Architecture et classes sociales en France, 1979), un ouvrage sur la composition urbaine à l’usage des étudiants de l’École nationale des ponts et chaussées (Onze leçons sur la composition urbaine, 1998), un recueil de textes (Écrits et propos, 2003) et une autobiographie (Un parcours moderne, 2004).
En 1980, Pierre Riboulet est appelé à concourir pour la construction de l’hôpital Robert-Debré de Paris. Cette opportunité réunit trois conditions plutôt rares dans l’activité de l’architecte: une unité de lieu (le vaste site qu’il s’agit d’aménager, jusqu’alors friche dans la ville), une unité de temps (une retraite de cinq mois et demi, de mai à octobre) et une unité d’action (la conception d’un milieu d’accueil pour les enfants malades). Pierre Riboulet garde trace de cette retraite de création intense, vécue comme une parenthèse protégée, dans un texte auquel il donne le titre de Naissance d’un hôpital. Journal de travail. En se retirant dans l’écriture, le bâtisseur livre ses espoirs et dénoue jour après jour les défis qui se présentent à lui au moyen de nouvelles compositions. À l’issue du concours, la proposition d’aménagement imaginée par Riboulet sera déclarée gagnante du concours. Naissance d’un hôpital connaîtra une première publication en 1989, un an après l’inauguration du bâtiment. Écriture régulière d’une solitude méditée, déchiffrement minutieux d’un processus itératif: ce discours qui accompagne le projet en train de naître est peu commun dans la discipline architecturale, où la pratique du dessin prévaut généralement sur celle du texte. De plus, le genre du récit, et plus particulièrement du journal de bord, fait exception dans la production écrite des architectes. Chris Younès a consacré un chapitre à ce texte singulier, dans un ouvrage collectif paru en 2019 sous la direction d’Emmanuel Rubio et Yannis Tsiomis: L’architecte à la plume. La philosophe a souligné le rôle d’explication et de transmission de Naissance d’un hôpital, voyant dans ce texte le rétablissement du lien «entre la main et le logos, l’action de conception et son énonciation» (Younès: 181). Un documentaire de Jean-Louis Comolli a aussi été réalisé en 1993 d’après le journal de Riboulet. Pour l’auteur Noël Barbe, il constitue l’adaptation cinématographique du texte. Dans le présent article, nous proposons de répondre à la question suivante: en quoi ce journal de travail, rédigé en retraite de la vie d’atelier, est-il insolite pour la discipline architecturale en même temps que très spécifique, et que fait-il? Nous cherchons à savoir si ce texte rédigé dans une situation propice au recueillement est plutôt un projet d’écriture ou bien une écriture du projet d’architecture. En interrogeant les liens entre retraite physique et travail de conception d’un lieu de soins par l’analyse de fragments choisis, cet article met en exergue quatre facettes principales de l’écrit de Pierre Riboulet.
Le journal comme espace pour en penser un autre
Le journal de travail de Riboulet peut être envisagé comme le pendant textuel de l’espace architectural qu’il conçoit, l’écriture configurant ici un espace en soi. Il convient avant tout de préciser que le journal de travail de Pierre Riboulet n’était pas destiné à la publication. Contrairement au projet, dont les documents s’adressent à un jury, l’écriture est ici une écriture pour soi. L’architecte lui-même le rappelle dans l’avant-propos de son livre: «Parole tournée sur soi et qui se trouve brusquement extravertie, lente démarche qui est prise dans le tumulte, méditation solitaire confrontée aux forces sociales nombreuses et fluctuantes, n’est-ce pas, au fond, l’histoire même de ce projet?» (Riboulet: 13). Pierre Riboulet l’affirme: il s’agit d’un récit intime, de notes «écrites pour la plupart dans les moments où, exténué de fatigue, je voulais garder seulement la trace de ce travail, dans le but tout égoïste de voir clair, moi-même, à l’intérieur» (Riboulet: 13). Le texte ouvre un espace de réflexion et de recueillement. Il est le refuge des questionnements de l’architecte vis-à-vis d’un programme exigeant du point de vue des normes et délicat du point de vue humain, c’est-à-dire un lieu de soins dédié aux enfants. Le journal est l’endroit privilégié par l’architecte pour localiser ses perceptions, exprimer son ressenti et ses doutes. Ce milieu est d’autant plus précieux que le site du futur hôpital ne se prête pas vraiment à la projection: «Il n’y a certainement pas un terrain plus mauvais dans tout Paris. Terrain poubelle, vaste dépotoir des opérations successives qui ont marqué ce secteur» (Riboulet: 26). Le journal de travail se manifeste dès lors comme un lieu de retraite, à l’image d’un sas de réflexion qui vient pallier la solitude du concepteur.
Si l’écriture de Riboulet est celle d’une solitude, il s’agit d’une solitude qui est teintée par le souci d’autrui. La question de la transmission se pose. Comme l’ont souligné Béatrice Jonguy et Annette Keilhauer dans un ouvrage dédié à cette question, transmettre est une impulsion primaire du geste d’écriture: «Noter ses pensées et raconter sa vie sont souvent investis d’un désir de transmission: transmettre sa propre histoire, ses bonnes ou mauvaises expériences et les leçons qu’on tire d’une vie, leçons qui pourraient permettre d’éviter des erreurs à la génération suivante» (Jonguy et al: 8). L’architecte, soucieux d’un partage réussi, ne cesse d’anticiper les réactions des personnes auxquelles s’adressent les documents qu’il produit: «Comment ces dessins seront-ils lus, compris, par les membres du jury? Problème du langage qui revient sans cesse. Comment expliquer tout cela?» (Riboulet: 50). L’éventualité de ne pas être compris le tourmente: «Les médecins ont par exemple un système de lecture d’une finesse extraordinaire pour certaines images, des radios, des graphiques… […] Sauront-ils lire mes plans mieux que moi leurs symboles?» (Riboulet: 50). L’architecte déplore le manque d’universalité du langage architectural: «Nous sommes pris dans des systèmes de langages fragmentés, spécialisés, dans une division du travail trop complexe pour que ces barrières soient surmontées» ([Riboulet: 50). Et pour cause, en situation de concours, un projet d’architecture n’existe que par des plans, des images et des maquettes. Comme le souligne Hervé Gaff, ce n’est que par analogie que l’on peut «lire» ces documents. L’écrit est une plateforme qui porte déjà le projet. Lieu de naissance en soi, il est le support d’une image mentale que décrit l’architecte, à défaut de pouvoir déjà la dessiner: «Actuellement je “vois” ce futur hôpital. Dans son ensemble, sa masse, certains détails aussi. Je le parcours. Je marche à l’intérieur. Il y a une telle lumière ici qui vient de la gauche, une grande terrasse, des perspectives qui changent à chaque pas» (Riboulet: 26). Le journal de travail a tout d’un incubateur: «Je porte ce projet, ma conscience et mon inconscient le façonnent. Il mûrit sans être visible […] Il faut faire “naître” cet endroit de la naissance qu’est la maternité. Rêverie à propos de cette gestation dédoublée, naissance seconde» (Riboulet: 26). Le journal de travail configure un véritable espace «par le biais d’une succession ordonnée d’images poétiques», selon la formule de Vincent Gélinas-Lemaire (Gélinas-Lemaire: 12,13).
L’espace architectural commence ainsi, comme les Espèces d’espaces de Georges Perec, «avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche» (Perec: 26). Une question se pose alors: pourquoi user des mots en plus du dessin pour raconter les espaces d’un projet? L’architecte et écrivain Pierre Blondel a déjà proposé une réponse à cette interrogation: «Écrire, c’est représenter, décrire l’espace sous une autre forme, moins précise dans la dimension mais davantage dans l’usage, moins imagée qu’imaginée» (Blondel: 5). L’écrit permet d’exprimer des aspects qui sont difficiles à contenir par le dessin: «des notions de durée –comment sera le bâtiment demain, et plus tard, et dans très longtemps?» (Blondel: 6). Pourtant, dans Naissance d’un hôpital, le rythme de l’écriture est vite débordé par le rythme de la conception architecturale: «Je n’ai pas toujours la force —le courage?— le soir, après dix heures de travail, de tenir régulièrement ce journal. De plus, bien des choses qui sont dans la tête, et qui appartiennent au procès de composition, échappent, ne peuvent être notées […].» (Riboulet: 50) L’espace-refuge de l’écriture est de moins en moins fréquenté. L’architecte s’en excuse à plusieurs reprises: «23 août. Je m’astreins à ne pas délaisser ce journal; cependant le manque de temps est tel que j’ai du mal à y consacrer quelques instants […]» (Riboulet: 77). Une autre entrée va dans le même sens: «7 septembre. Mes notations dans ce journal s’espacent, accaparé que je suis par l’organisation matérielle de la phase qui commence» (Riboulet: 95), ou encore «20 septembre. La précipitation du travail ne me laisse décidément plus grand temps pour en noter les points importants» (Riboulet: 102). Si le journal de travail est un projet en soi (et pour soi-même), quelques indices nous montrent qu’il est dépassé par le projet architectural: «24 septembre. Le projet désormais va plus vite que mon écriture» (Riboulet: 104). Ainsi, plutôt que de constituer le pendant textuel du projet architectural, son miroir, le journal de travail de Pierre Riboulet agit plutôt comme un révélateur de ce projet, en en saisissant les moments forts. Chaque espace —l’espace d’anticipation du texte et l’espace anticipé du projet– possède sa propre temporalité. On pourrait ainsi dire que le journal de travail de l’architecte est une loge de chantier textuelle du projet d’hôpital à venir.
Le journal comme méditation de la conception architecturale
L’espace de retraite qu’ouvre le texte est très vite investi par les questionnements du concepteur. Au-delà du récit de la conception d’un projet, le journal est-il une méditation de l’activité professionnelle d’un architecte? La réflexivité a une place de premier plan dans son projet d’écriture: «Je tiens ce journal pour tenter d’apprécier les mécanismes de la composition […]. C’est comme une lutte singulière, sur des jours et des jours, avec le site, avec les contraintes fonctionnelles, avec le rêve qu’on veut y mettre, avec les symboles, avec l’usage qu’on en fera» (Riboulet: 43). L’architecte cherche à mettre en lumière ce «bizarre corps à corps», cette «alchimie secrète» (Riboulet: 26) qui s’opère en situation de projet. Nombreux sont les passages du texte dans lesquels Pierre Riboulet déborde le strict cadre du programme hospitalier pour interroger les limites de la discipline architecturale. L’auteur de Naissance d’un hôpital tisse notamment une analogie entre composition architecturale et composition musicale: «Composition de la musique et composition de l’architecture, si proches par certains côtés. Comment cependant exprimer ce tragique-là avec ces réseaux, ces volumes, ces nécessités fonctionnelles? Comment faire vibrer? L’hôpital comme une composition avec la mort […].» (Riboulet: 40)
Oscillant sans cesse entre la cognition et l’action, Pierre Riboulet parsème son récit de remarques réflexives. L’architecte analyse sa propre activité: «Tout se décante sensiblement, des synthèses mentales s’opèrent entre formes et contenus. Dialectique de ces deux démarches qui est toujours en action et qui finalement “fait” le projet, qui est sans doute le moteur du travail de composition» (Riboulet: 47). Il anticipe aussi la réaction de ceux qui découvriront le projet architectural:
Est-ce que ça chante? […] Est-ce parce que j’ai énormément intériorisé cette chose, parce qu’il y a cet enfantement —encore la biologie? Est-ce que j’entends cette musique parce qu’elle est ma musique ou bien existe-t-elle objectivement maintenant, en dehors de moi? Si oui, est-ce que d’autres peuvent l’entendre, surtout s’il y avait passage au réel? (Riboulet: 50)
Lorsqu’il ne soulève pas de questions, le concepteur récapitule ses principaux objectifs: «L’essentiel, c’est que, quelque part, «ça parle «dans ce monde de silence, de coupure. Spécialement dans un hôpital, c’est là la seule réponse positive de l’architecture face à l’angoisse de la mort» (Riboulet: 51). Son objectif n’est pas simplement de répondre à une commande. L’architecte a aussi pour ambition de transcender le programme, d’offrir quelque chose de particulier aux usagers du futur hôpital: «Faire que ceux qui passeront devant ou qui seront dedans vibrent d’une manière ou d’une autre, à un moment ou un autre, qu’ils se sentent différents, transformés par la seule composition de l’espace, par l’architecture elle-même? Voilà la difficulté.» (Riboulet: 51) Ces extraits illustrent la théorie anthropologique du projet développée par Jean-Pierre Boutinet. Le projet architectural, cas singulier et paradigme de tout projet (Boutinet: 190), constitue un enjeu existentiel, un dépassement du sujet. Dans cette perspective, le projet cherche à se prémunir d’un éventuel échec. Il constitue de fait un antidote à la répétition et à la mort (ce que Boutinet appelle l’«inédit vital»), un antidote à l’impulsion et l’improvisation (c’est l’«anticipation méthodologique»), un antidote à l’absurde et au hasard (c’est la «recherche existentielle de sens») et un antidote à la régression et à la marginalisation (c’est l’«innovation culturelle», Boutinet: 395).
Si Pierre Riboulet soulève de nombreuses questions dans son journal, nous avons vu qu’elles s’adressent davantage à lui-même qu’à un éventuel lecteur. L’auteur de Naissance d’un hôpital cherche la «recette» générale de ses projets dans le but d’éclaircir le mystère de la conception architecturale. Il est toutefois lucide quant à la difficulté d’un tel exercice: «21 août. Comment “marche” la création? Prétendre répondre à une question aussi difficile serait bien présomptueux. Simplement relater mon expérience personnelle et pour l’architecture seulement, à l’occasion d’un travail.» (Riboulet: 76) Au fil de son témoignage, Riboulet distingue un certain nombre de repères sur lesquels son projet prend appui: «Incontestablement il y a, au début, cette image mentale —surgie de quelles profondeurs?— qui s’impose et suivant laquelle les premières réflexions et analyses s’établissent. C’est en fait cette image qu’on cherche à matérialiser le plus tôt possible (esquisses, maquettes, dessins divers)» (Riboulet: 76). Il parvient à décrire son processus de composition, sa méthode: «Chercher aussi longtemps qu’il le faut la forme adéquate partielle en suivant très scrupuleusement le programme. Ceci peut être, à certains moments, très long.» (Riboulet: 92) Le journal de Pierre Riboulet est donc un outil de compréhension du processus intime et itératif qu’est le projet d’architecture. Au-delà de l’analyse des mécanismes de la création architecturale, écrire devient une manière de prendre du recul. L’approche de Riboulet s’inscrit alors dans le constat de Pierre Blondel:
L’architecture manque de légèreté, c’est une évidence, même pour le profane […] Écrire avec de l’architecture, c’est l’occasion de s’alléger, de désacraliser le geste, de porter un regard distancé voire ironique sur une discipline que ses pratiquants ont tendance –mais ont-ils un autre choix?– à prendre au sérieux. (Blondel: 6)
La rédaction du journal de travail va permettre à l’architecte de faciliter la mise au monde de pensées disciplinaires, tandis que le texte agit comme sage-femme de la réflexivité. Le lecteur s’immisce dans l’intimité de la pensée de l’architecte. Cette conclusion fait écho aux observations de François Simonet-Tenant, qui a dédié un ouvrage à la question du journal intime. Le succès rencontré par un journal auprès du grand public tiendrait d’une illusion réconfortante: «croire qu’en lisant un diariste, on peut être en communion avec un être qui se livrerait dans son authenticité, sa nudité et sa vulnérabilité.» (Simonet-Tenant: 180). Finalement, le contexte d’écriture et le genre du journal inscrivent la démarche de Riboulet au cœur de la retraite. Cette retraite ouvre un espace de méditation sur la conception architecturale.
Le journal comme archive de l’avancement d’un projet
À l’image d’un registre, l’ouvrage de Pierre Riboulet est ponctué de courtes notes, presque télégraphiques, qui récapitulent des points clés du projet, ou en fixent certains aspects. En plus d’être un refuge de questionnements et un outil d’analyse des mécanismes du projet, Naissance d’un hôpital relève aussi de l’archive personnelle. Plusieurs signes nous conduisent dans cette direction de pensée. En effet, le journal se manifeste parfois comme un support de la mémoire. Tout d’abord, les notes de Riboulet lui permettent de garder le fil, de conserver la trace de ses intentions initiales: «La petite maquette parle sous la lampe. La lumière fait sonner ces espaces; il faut maintenant organiser, bâtir, trouver le rythme fort qui va soutenir l’édifice entier, il faut introduire la rigueur et la souplesse de la fugue dans ce bâtiment.» (Riboulet: 40) Le texte porte la mémoire de l’idée directrice du projet —une idée directrice qui, au cours du processus, va inévitablement s’altérer: «Cependant, l’image qui s’est mentalement formée le premier jour est toujours là, elle bouge, s’étend, se ramifie, prolifère ou se rétracte, mais c’est elle encore, comme le moteur, la force qui génère et sur laquelle vient s’appliquer l’analyse, l’intelligence, la sensibilité» (Riboulet: 43). Comme l’a montré Jean-Pierre Boutinet, le projet suit un processus dans lequel l’idée directrice va se laisser «abîmer», «tordre» au gré des aléas rencontrés par son auteur et des matériaux de la situation. Le projet architectural est une négociation permanente qui n’échappe pas aux réalités sociales. L’auteur du projet doit en effet composer avec différents acteurs sur lesquels il peut parfois s’appuyer, ou auxquels il doit, d’autres fois, rendre des comptes: «cette dernière se fait avec des partenaires qui sont des personnes aux attentes bien réelles même si elles sont souvent mal définies, des partenaires autant instances ressources que confrontantes» (Boutinet: 182). Ensuite, le projet architectural naît d’une double initiative, soit celle d’un concepteur individuel appelé architecte, et celle d’un groupe: «Parler comme nous venons de le faire d’espace vécu, c’est pour une part évoquer ce lieu de socialisation qu’est censé promouvoir le projet architectural, qui reste malgré les apparences une propriété collective; cette propriété appartient à une pluralité de partenaires» (Boutinet: 179). L’architecte agit comme chef d’orchestre. Il se situe au croisement des différents personnages qui, chacun possédant son propre rôle au sein du projet, vont l’influencer. Le projet architectural n’est donc pas que la représentation d’un objet qui tend à suivre une utopie et à s’en rapprocher tant que possible. Il nous renseigne sur la société, ses mœurs et sur la censure potentielle qu’elle va appliquer sur le bâtiment à venir —tout projet ne peut être admis sans quelques modifications.
Le texte porte aussi la mémoire des doutes, des difficultés et des obstacles à surmonter: «Sentiment d’angoisse devant tout le travail qui reste à faire en si peu de temps» (Riboulet: 46) ou encore «23 juillet. Travail sur les plans au 1/1000. Long, très long. Cela progresse très lentement. Je répartis les différents services à leur emplacement le meilleur du point de vue fonctionnel de manière à assurer les liaisons privilégiées» (Riboulet: 51). La chronologie de l’écriture, indispensable «double de papier de la vie» (Simonet-Tenant: 182) nous permet de remonter le fil des états successifs du projet. L’écriture fait émerger des prises de conscience: «Une zone qui était au point peut être remise en cause par la mise au point d’une zone contigüe, etc. Ce qui entraîne quelques découragements, l’impression —temporaire— de se trouver devant des difficultés insurmontables, pendant que le temps passe…» (Riboulet: 51). Le passage par les mots permet une décantation. La formulation en mots pose les problèmes, les circonscrit et montre la voie aux solutions. Le journal possède en outre un registre très pragmatique: «J’arrive enfin au 0 sur lequel je travaille aujourd’hui, reprenant et précisant mon esquisse du 25 juillet, en gardant bien entendu tous les objectifs qui me semblent plus intéressants que jamais. En dessinant tous ces plans, je suis frappé par l’extrême parcellisation des locaux» (Riboulet: 88). Le journal démêle les fils du projet et garde trace d’un avancement pour la postérité. Comment ne pas y voir un clin d’œil au «Journal d’un usager de l’espace» de Georges Perec? Il s’agit bien là d’écrire pour «essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose: arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes» (Perec: 180). Le journal de Pierre Riboulet est donc un registre, un répertoire de ses actions et de ses doutes. Miroir de l’avancement d’un projet, il fait écho à une seconde observation de Françoise Simonet-Tenant sur la gageure de cette écriture régulière qui s’échelonne au long de dates, repères essentiels autant que cadres impersonnels. Le journal relève en effet un défi étrange. Il cherche à combler «l’écart énigmatique entre l’expérience et le langage, véhicule imparfait et inadéquat de cette expérience, épouser la discontinuité et la fugacité de la réalité intérieure et du tumulte mental, mesurer l’instabilité de la distance à soi, restituer l’instabilité d’une pensée qui, toujours, passe à autre chose» (Simonet-Tenant: 182). L’exercice d’écriture du journal, en contexte de retraite, produit un travail d’archive. La retraite permet ainsi de prendre du recul par rapport aux enjeux du projet, dans un milieu de repli propice à l’introspection et à l’analyse.
Le journal comme textualité à l’œuvre
Le journal de Pierre Riboulet est truffé de métaphores et de comparaisons: «Un bâtiment écran entre l’hospitalisation et le boulevard périphérique» (Riboulet: 32), «comme une fortification de protection contre l’ennemi mécanique» (Riboulet: 32), «comme le squelette de l’hôpital (encore une métaphore biologique!) autour duquel viendraient s’installer les services» (Riboulet: 40), le «poumon des réservoirs» (Riboulet: 92), les «échancrures des volumes» (Riboulet: 101). Au-delà de leur caractère rhétorique et poétique, la présence de ces figures textuelles s’explique simplement: le projet n’existe encore que dans l’esprit de l’architecte. Il n’a que des «médiations» à présenter, au sens où l’entend le sociologue Antoine Hennion: les maquettes, les plans, les coupes et élévations sont autant de médiations qui ne font rien seules. Le texte en est une autre: comme toute médiation, il est «acti[f]» (Hennion: 245). En ce sens, l’écriture de Pierre Riboulet fait le projet architectural, et le projet architectural fait l’écriture en retour. Plusieurs indices nous montrent que la textualité est à l’œuvre dans les écrits de Pierre Riboulet. Le texte agit, il opère, notamment grâce à l’emploi de figures. La présence d’un grand nombre de métaphores illustre ce phénomène. Dans la discipline de l’image qu’est l’architecture, la métaphore réunit deux choses que tout semble séparer, mais qui ont bien quelque chose en commun. Comme l’a montré Paul Ricœur dans La métaphore vive, elle produit un écart marquant entre le familier et l’insolite. La métaphore, en plus de remplacer un terme, ajoute de l’information. Elle a une valeur instructive, voire heuristique: «Un mur très plein, très lourd, le bâtiment écran avec des noyaux très brutaux et en relief. De ce côté le monde est dur, le bâtiment pénètre violemment la colline. Opposition avec l’autre côté, conque creuse, douce et maternelle» (Riboulet: 47,48). La métaphore, enfin, transforme la réalité. Elle opère un transfert de sens. On voit l’objet architectural avec de nouvelles lunettes: «Cet hôpital est une poussière de cellules minuscules» (Riboulet: 89). Elle donne vie à ce qui était jusqu’alors inanimé; on est plongé dans une fiction. La métaphore, enfin, constitue un évènement dans le texte, voire un poème en miniature. On pourrait ici parler du caractère opératoire ou performatif du texte en architecture.
Énoncer, ce serait déjà projeter. Parler d’un projet, ce serait déjà le faire exister. Plusieurs affirmations nous mettent sur cette voie: «Depuis le boulevard Sérurier jusqu’à l’axe et même un peu au-delà, il n’y a rien qui puisse évoquer la maladie: les logements, la crèche, la garderie, les consultations, les nouveau-nés» (Riboulet: 56), «Ce jardin d’hiver est maintenant l’élément majeur de la rue. Il règne sur trois étages» (Riboulet: 66) ou encore «L’intérieur de ces étages ne ressemblera pas, par conséquent, aux parties centrales des tours de bureaux, comme cela est souvent le cas. Heureusement » (Riboulet: 101). Ici, l’architecte énonce des faits, comme si la chose était avérée, alors que nous n’en avons pour l’instant aucune preuve. Comment qualifier ces intentions performatives présentes dans le journal de Pierre Riboulet? Doit-on parler d’invocations descriptives? De performatifs par anticipation? En mettant en mots l’espace, l’architecte le décrit et permet déjà à son lecteur de s’y projeter: «Décrire l’espace: le nommer, le tracer, comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse à ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte.» (Perec: 26) Si Naissance d’un hôpital est à première vue un encrage du projet (une graphie), il est aussi un ancrage du projet, c’est-à-dire un point d’attache, un «amarrage textuel». Sous couvert d’un projet d’écriture pour soi-même, le journal de Pierre Riboulet se révèle avant tout écriture active d’un projet d’architecture, c’est-à-dire textualité à l’œuvre. L’architecte se trouve dans l’espace réduit d’un bureau de conception que le texte déborde sans peine. L’écriture de la retraite architecturale permet alors d’incarner le projet à même le texte.
Conclusion
Dans cet article, nous avons mis en exergue quatre facettes du texte Naissance d’un hôpital de l’architecte Pierre Riboulet: le journal comme espace pour en penser un autre, le journal comme méditation du processus de conception en architecture, le journal comme archive de l’avancement d’un projet, et enfin le journal comme textualité à l’œuvre. Les deux premières facettes, où l’introspection permise par la retraite prime, ont révélé une écriture «pour soi-même». Le texte, rédigé à l’écart de la vie quotidienne du bureau d’architecture, ouvre un espace de réflexion, un refuge des questionnements de l’architecte. Il facilite la mise au monde de pensées disciplinaires. Le journal de travail de l’architecte est une loge de chantier textuelle du projet d’hôpital à venir. Il se constitue aussi en déclencheur de la réflexivité. Les deux autres facettes, teintées de spécificité disciplinaire, ont montré que le journal de travail de Pierre Riboulet est déjà une écriture du projet architectural: il est le registre de l’avancement d’un projet, une archive minutieuse de ses actions; en invoquant le bâtiment à venir par l’utilisation de promissifs, il l’incarne déjà. Ces caractéristiques sont précisément induites par la situation de retraite du concepteur, en dehors de l’agitation de l’agence. Le texte de Riboulet est donc un miroir de l’avancement d’un projet en même temps qu’un premier amarrage textuel de celui-ci. Comme de nombreux écrits en architecture, le journal de Pierre Riboulet oscille sans cesse entre le monde de la théorie et celui de la pratique. Naissance d’un hôpital est un texte insolite dans la discipline architecturale du fait de son registre. Il est en même temps très spécifique parce qu’il est axé sur la notion de projet, objet d’étude des architectes. À mi-chemin entre une visée réflexive et une visée opératoire, cet écrit est à la fois un encrage (une opération qui ouvre un espace de réflexion) et un ancrage (une action d’attache ou d’amarrage) du projet architectural. Pour aller plus loin dans cette réflexion, on pourrait se demander si l’écriture des architectes, qui montre les qualités d’un projet, ne configure pas aussi les espaces qu’elle décrit. Emmanuel Rubio et Yannis Tsiomis évoquent cette autre dimension du texte en architecture: «Tant la parole, déjà, aménage, habite le monde tout autant qu’elle le reflète.» (Rubio et Tsiomis: 8)
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