Entrée de carnet

Pimp That Car

Vincent Lavoie
couverture
Article paru dans Photovigie, sous la responsabilité de Vincent Lavoie (2010)

Il existe une corrélation entre image photographique et culture de l’automobile. Déjà en 1958, avec la parution de l’album The Americans de Robert Frank, la voiture, plus qu’un symbole de la société consumériste d’après-guerre, intègre les protocoles figuratifs de la création photographique.

Gispert, Luis. 2009. «L.V. Escalade, C-Print» [Photographie]

Gispert, Luis. 2009. «L.V. Escalade, C-Print» [Photographie]
(Credit : Gispert, Luis)

Et pour cause, la voiture est partie prenante de ce reportage photographique produit à la faveur d’un parcours de près de 15 000 km effectué à travers les États-Unis. Indissociable de la logique de production de ce projet, la voiture y occupe tout naturellement le devant de la scène; des 83 images réunies dans cet album, plusieurs d’entre elles la désignent comme sujet principal de l’image, tandis que d’autres illustrent des situations associées à ses usages (drive-in, snack-bars autoroutiers, stations-services), et que certaines, prises depuis l’habitacle du véhicule de Frank, révèlent une vision proprement autoroutière de l’Amérique, selon le point de vue subjectivé de la voiture. Fil conducteur du projet, la route détermine le registre thématique et le programme esthétique d’une road photography affiliée à une culture beat et rock’n’roll. Depuis lors, suffit-il de rappeler les travaux conceptuels d’Ed Rucha (Twentysix Gasoline Stations, 1963; Every Building on the Sunset Strip, 1966), l’œuvre de John Scott (Trans-Am Apocalypse n°2, 1993), ou encore la politique de BMW conviant depuis 1975 des artistes consacrés (Alexander Calder, Ernst Fuchs, Roy Lichtenstein, Frank Stella, Andy Warhol, Jeff Koons) à produire un « art car », la voiture n’a eu de cesse de s’affirmer comme matériau et vecteur de la création artistique.

Gispert, Luis. 2011. «BMW, C-Print» [Photographie]

Gispert, Luis. 2011. «BMW, C-Print» [Photographie]
(Credit : Gispert, Luis)

C’est avec à l’esprit cette filiation qu’il convient de regarder les travaux récents de Luis Gispert, actuellement présentés dans le cadre de l’exposition Out of Focus organisée par la Saatchi Gallery à Londres. Fidèle à son esthétique « hip-hop baroque » développée depuis le début des années 2000, Gispert a pour nouvelle obsession artistique les habitacles surcustomisés de SUV, plus exactement ceux intégralement relookés à la manière de Luis Vuitton, Chanel, Dolce & Cabana ou Gucci. Véritables temples de la contrefaçon, ces intérieurs sont photographiés au grand angle depuis la banquette arrière du véhicule, si bien qu’une orgie de motifs décoratifs et de logos de l’une ou l’autre de ces grandes marques envahit le champ de l’image. Chaque centième carré de ces habitables fonctionne comme marqueur de classe, non pas celle des habitués de la rue du Faubourg Saint-Honoré ou de l’avenue des Champs-Élysées, mais bien plutôt celle des adeptes du gansta et du pimp. À cette représentation bling-bling et aliénée du luxe s’ajoute celle tout aussi codée de la nature américaine (paysages montagneux, étendues enneigées, déserts), que l’on aperçoit au travers des pare-brises des Escalade et autres Navigator. Également réalisées par l’artiste, ces images sublimées de la nature sont chromatiquement assorties aux coloris de ces habitacles contrefaits, ces derniers imposant leur esthétique aux premiers. C’est ainsi que la chaude monochromie d’un paysage désertique s’harmonisera aux riches tonalités des tissus et de la maroquinerie d’un intérieur façon Luis Vuitton. Dès lors, la voiture n’est plus l’instrument d’une conquête territoriale fantasmée ou la complice d’une évasion continentale susceptible, comme dans le road movie ou le reportage de Frank, de renouveler les formes du récit et de la représentation visuelle. Dans l’œuvre de Gispert, la voiture a perdu sa qualité d’emblème de liberté créatrice et de mobilité salvatrice. L’automobile est désormais la destination, celle d’un surinvestissement symbolique dans le pouvoir des marques, le lieu d’une immobilisation des valeurs. La seule mobilité qui demeure est celle des capitaux (25 000$ pièce) que les collectionneurs investissent dans l’achat des œuvres de Gispert, notamment exposées l’automne dernier à la Mary Boone Gallery, à New York, en pleine Fashion Week.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.