Carnets de recherche, 2014

Imaginaire de l’écrit dans le roman

Véronique Cnockaert
cover

Une introduction de Véronique Cnockaert

Le travail envisagé vise à approfondir dans le roman les effets esthétiques et poétiques de ce que l’anthropologue du langage Jack Goody nomme la «raison graphique».

L’ethnocritique se définit principalement comme l’étude de la pluralité et de la variation culturelle constitutives des œuvres littéraires telles qu’elles peuvent se manifester dans la configuration d’univers discursifs plus ou moins hétérogènes et hybrides. Pensons aux jeux incessants chez Cervantès ou James Joyce, chez L. Sterne ou Claude Simon comme chez Hubert Aquin ou Marie-Claire Blais, entre culture orale et culture écrite, culture folklorique et officielle, religieuse et profane, féminine et masculine, légitime et illégitime, endogène et exogène, attestée et inventée, etc. Toute culture vivante est «meslée» (Montaigne), le produit d’incessants branchements et de perpétuels réarrangements ou réinventions sémantiques et sémiotiques de ses schèmes, valeurs et imaginaires. L’ethnocritique analyse dans cette perspective la dialogie culturelle à l’œuvre dans les œuvres littéraires (marques génériques et rhétoriques, narratives et actantielles de la culture polymorphe des textes, mode de présence, hiérarchie interne et évolutive, densité sémantique, etc.). Cette posture critique qui vise à articuler une poétique des textes littéraires et une ethnologie du symbolique s’inscrit en fait dans un vaste mouvement historique et épistémologique de relecture des biens symboliques.

L’ethnocritique se situe dans l’héritage de ceux des «formalistes» qui ont pensé leurs recherches dans la relation à la culture (y compris dans sa dimension folklorique) – Jakobson (1973), Propp (1983), Greimas (1987); elle se définit comme étant plus précisément à la croisée des travaux sémio-linguistiques de Bakhtine et des ethnologues du symbolique, continuateurs de Lévi-Strauss au niveau des sociétés européennes (Verdier, Fabre, Belmont, Goody). C’est de là que la démarche tire sans doute son originalité dans le champ plus large des méthodes d’analyse littéraire d’obédience anthropologique.

S’intéressant à la culture, toujours locale et particulière, du texte (et non dans le texte), l’ethnocritique n’est pas à la recherche des universaux de culture (les grandes structures anthropologiques ou les contenus mythiques expressifs), elle n’est pas non plus du côté des questionnements de type interculturel puisque son objet est l’analyse des variations intra-culturelles en tant qu’elles construisent la poétique du texte littéraire. Se référant à une ethnologie du symbolique (Lévi-Strauss et ses successeurs bien plutôt qu’Eliade par exemple), l’ethnocritique n’a pas vocation d’étudier les ethnolittératures (littérature orale, récits de voyages, littératures «exotiques» etc.) mais plutôt la «grande» littérature (y compris dans ses formes numériques les plus contemporaines) ou en tout cas posée comme telle dans une culture donnée et c’est ce bien culturel spécifique qu’elle se propose de travailler comme un «objet ethnosémiotique complexe» (Greimas,1971).

Ce carnet rassemble les contributions de Fanie Blais, Jordan Diaz-Brosseau, Caroline Donat, Nicolas Gagné, Marion Gingras-Gagné, Alizée Goulet, Savannah Kocevar, Ophélie Langlois, Catherine Lavarenne, Alice Leroux-Chartier, Roxane Maiorana, Tiffany Premand, Marie-Ève Richard, Nicolas Rousse, Marie-Rose Savard-Morand, Malia Sayed et Solène Thomas, publiées de 2014 à 2018.

Liens externesethnocritique.com

Articles de la publication

Solène Thomas

Les langages de l’amour délinquant dans «La Chartreuse de Parme»

Cet article se propose de relire les chapitres XVIII et XIX de La Chartreuse de Parme à la lumière du concept de «raison graphique», mis au jour par Jack Goody dans les années 1970.

Catherine Lavarenne

La porosité des frontières dans «La Terre» d’Émile Zola

L’anthropologue Jack Goody a remis en question la séparation nette entre sociétés orales et sociétés écrites en affirmant que les partages dichotomiques sont propres à la pensée écrite, et qu’il ne convient pas toujours d’appréhender le monde par le biais de catégories déterminées et opposées.

Marie-Ève Richard

L’arbre de la «raison graphique» dans «Bouvard et Pécuchet» de Flaubert

L’anthropologue Jack Goody nomme raison graphique l’influence de l’écriture sur les dispositions cognitives et les modes de pensée. Critique parodique de l’usage de l’écrit au XIXe siècle, Bouvard et Pécuchet, de Gustave Flaubert, illustre tout à fait les différents enjeux de la «raison graphique».

Marie-Rose Savard-Morand

Les rouages de l’ensauvagement dans «Claudine s’en va» de Colette et Willy: texte de loi et écriture de l’intime

Considérer le monde et l’écrire, le raconter en cherchant à se coller au réel ou encore à en dégager la poésie, en conserver une vision écrite, c’est ce que la littérature propose. Il y a là un passage du tangible vers la graphie qui, si l’on ne prête pas attention, parait unidirectionnel, un sens unique linguistique de l’objet au signifiant puis au signe, passage dont les mécanismes semblent aller de soi. Un changement de perspective, une simple déviation de cette idée peut tout bouleverser et c’est ce qui se produit quand nous examinons les théories élaborées par, entre autres, Jack Goody, celui que l’on considère comme le père de la raison graphique.

Marion Gingras-Gagné

«D’oralité et d’écriture». Analyse des tensions d’une loi problématique dans «Les Misérables» de Hugo

Nous nous proposons d’étudier de quelle façon le roman Les Misérables met en scène une loi problématique dans laquelle l’écriture est indissociable du corps. Ainsi, la loi présentée par Hugo dans son roman est à la fois faillible et infaillible, et l’œuvre est porteuse d’un double mouvement, celui de mettre en scène le pouvoir absolu de la loi tout en élevant de manière parallèle un discours qui la condamne. De cette façon, nous pourrons étudier comment Hugo se place à l’intérieur de la société littératienne pour en critiquer les limites et comment il met en évidence l’omniprésence du corps et de la culture de tradition orale.

Jordan Diaz-Brosseau

Les trajectoires interrompues: Analyse graphique du quadrillage existentiel des «Travailleurs de la mer»

Il serait possible de résumer Les travailleurs de la mer par le mot «naufrage». Le naufrage par définition est ce qui brise la ligne horizontale poursuivie par le navire. Engloutie par la mer, c’est verticalement que l’embarcation se voit ouvrir les portes des profondeurs de l’abîme. Cette métaphore qui traversera tout le roman n’aura de cesse d’annoncer des naufrages.

Malia Sayed

Le pied bot: Allégorie d’une société boiteuse dans «Madame Bovary» de Flaubert

C’est toute cette question de la domination littératienne qui nous intéresse dans la présente étude. Il s’agit d’explorer les différents enjeux de la raison graphique, comme la nomme Goody, afin de comprendre ses effets sur la société. Nul ne doute que le roman flaubertien montre un univers structuré par la littératie qui ne marque pas seulement la genèse du roman, comme nous allons tenter de le démontrer, mais aussi ses objets et ses personnages. En effet, tous les personnages de Madame Bovary baignent, différemment, dans l’univers de la raison graphique et cette expérience ne sera pas sans laisser un profond impact sur leur identité et sur leur perception du monde.

Roxane Maiorana

Dans le miroir de la prostituée: une étude de la littératie dans «Nana»

Dans son ouvrage La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Jack Goody rend compte de son étude sur les «différences entre les sociétés qui ont et celles qui n’ont pas l’écriture, avec l’espoir de pousser plus loin l’analyse des effets de l’écriture sur les “modes de pensée” (ou les processus cognitifs) d’une part et sur les institutions sociales d’autre part».

Nicolas Rousse

Structure sociale, loi et graphisme dans «Mémoires de deux jeunes mariées»

Mémoires de deux jeunes mariées, roman épistolaire de Balzac, a été étudié selon une perspective épistolaire, sous l’angle de la parole au féminin, sous un angle psychanalytique, mais jamais à partir d’«un système de dispositions cognitives, narratives et esthétiques ancrées dans une conscience substantiellement écrite du monde» (Cnockaert, 2016). Le travail envisagé ici vise à approfondir dans le roman spécifiquement les effets esthétiques de la «raison graphique» telle que développée par l’anthropologue Jack Goody dans son ouvrage La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage.

Fannie Blais

De marquette, de plume et de peinture. «Le Portrait de Dorian Gray» d’Oscar Wilde

Il ne s’agit donc plus de visualiser le réel et de le déposer sur la toile, «mais de le fabriquer et de le plastifier.» D’un coup, les fleurs, les arbres, les tiges et les racines sont des hiéroglyphes, des formes défigurées que le peintre démêle d’un coup de pinceau. Il apporte un nouveau type que la Vie, tel un éditeur entreprenant, reproduit sous une forme commune.

Caroline Donat

Écritures de la loi et procès charivarique dans «Kamouraska» d’Anne Hébert

«La vie n’est pas un roman. C’est du moins ce que vous voudriez croire.» (Binet 2015, 11) La première phrase de La Septième fonction du langage de Laurent Binet annonce le ton de ce thriller à l’humour mordant. Le lecteur est aussitôt plongé dans un univers à la frontière entre réalité et fiction, où l’histoire telle qu’il la connaît se réécrit pour son plus grand plaisir ou son plus grand effroi, comme en témoignent les nombreuses controverses qui ont agité les journaux et plateaux télévisés à la sortie de l’ouvrage. S’il reçoit le Prix Interallié, Laurent Binet ne fait pas l’unanimité et essuie de virulentes critiques. Bien qu’il affirme en septembre 2015 lors de l’émission La Grande Librairie (La Grande Librairie 2015), présentée par François Busnel, que «la satire n’était pas dans [son] intention de départ», il offre une caricature grinçante des plus grandes figures de la French Theory.

Savannah Kocevar

La raison graphique dans «L’Amant de la Chine du Nord» de Marguerite Duras: mise en scène du personnage littératien comme vecteur de transmission.

«L’Amant de la Chine du Nord» est l’un des derniers textes écrits par Marguerite Duras: il marque l’un des points finaux d’une vie passée à écrire, et clôt définitivement le cycle indochinois retraçant le thème –et ses (nombreuses) variations- de la rencontre avec l’amant Chinois. Bien moins populaire que son hypotexte «L’Amant», il n’en reste pas moins un roman d’une grande richesse interprétative car s’y mêle jusqu’à l’excès tout ce qui a fait le succès de la mythologie durassienne.

Ophélie Langlois

Représentation du rite de passage de la jeune fille à la jeune femme: l’imaginaire du conte dans «Bonjour tristesse» de Françoise Sagan

À la fin des années 1960, Jack Goody, anthropologue britannique et professeur reconnu de l’Université de Cambridge (Garrigou), travaille sur une notion absente des études ethnologiques: les impacts de l’écriture sur l’individu et de facto sur les structures des sociétés européennes et occidentales. Dans l’ouvrage Literacy in traditional societies, l’anthropologue souligne son champ d’intérêt pour l’acte d’écriture en considérant que «surprisingly little attention has been given to the way in which it has influenced the social life of mankind» (Goody, 1968, 1). En relevant ce manque, il décide de diriger la publication de cet ouvrage en plus d’introduire, en collaboration avec son collègue Ian Watt, les différents impacts qui découlent du système d’écriture.

Alizée Goulet

La lettre et le corps, oppositions et correspondances dans «Splendeurs et misères des courtisanes» d’Honoré de Balzac

En travaillant à partir de la notion de raison graphique, telle que pensée par l’anthropologue Jack Goody, la visée de cet essai est de saisir la complexité avec laquelle les rapports du corps et de l’écrit sont présentés dans le roman et quel est l’imaginaire qui s’en dégage.

Nicolas Gagné

Corps et corpus chez le mauvais lecteur: «La Fortune des Rougon», «La Faute de l’abbé Mouret» et «Le Rêve» d’Émile Zola

Le XIXe siècle voit l’alphabétisation massive de la population française et la démocratisation de l’accès au livre. Chez Zola, même la courtisane sans éducation exprime des jugements littéraires: «Elle avait lu dans la journée un roman qui faisait grand bruit, l’histoire d’une fille; et elle se révoltait, elle disait que tout cela était faux, témoignant d’ailleurs une répugnance indignée contre cette littérature immonde, dont la prétention était de rendre la nature; comme si l’on pouvait tout montrer! comme si un roman ne devait pas être écrit pour passer une heure agréable! En matière de livres et de drames, Nana avait des opinions très arrêtées: elle voulait des œuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l’âme.» («Nana», Gallimard, 2002 [1977], p. 370)

Alice Leroux-Chartier

Des frontières à respecter et des seuils à franchir: rites de passage et représentations du labyrinthe dans les vidéoclip Straight Outta Compton de N.W.A et Real Muthaphuckkin G’s d’Eazy-E

À la fin des années 1980 émergeait un sous-genre du hip-hop, le gangsta rap, entre autres promu par le groupe N.W.A (Niggaz Wit Attitudes) qui s’est fait connaître en exploitant le thème de la violence urbaine, celle due aux confrontations avec les forces policières, ainsi que celles entre les différents gangs. Originaire de Compton, une banlieue californienne, le collectif se met en scène, dans ses vidéoclips, de façon à représenter la rue comme le lieu de la rencontre, mais aussi comme le lieu des conflits. Notamment dans Straight outta Compton et Real muthaphukkin g’s, les rappeurs sont montrés errant dans les rues, allées et ruelles, traçant une ligne qui se brise à chaque carrefour et qui les enfonce dans un parcours labyrinthique. En portant une attention particulière aux différentes représentations des seuils – ceux qui délimitent et qui clôturent ainsi que ceux que l’on franchit –, il est possible de dégager d’une part une symbolique de l’enfermement et d’autre part une symbolique du passage, de la transformation et de la transmission. Notre entreprise est ici d’expliciter la façon dont ces deux vidéoclips font rejoindre l’habiter et le traverser.

Type de contenu:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.