Entrée de carnet

Se déconnecter pour se reconnecter: la place du savoir dans The Unplugging d’Yvette Nolan

Élise Warren
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Nolan, Yvette. (2014). The Unplugging. Toronto : Playwrights Canada Press.

The Unplugging est une pièce écrite par Yvette Nolan et jouée pour la première fois en 2012 au Arts Club Theater à Vancouver.  Avant tout une histoire d’amitié, cette fiction remet surtout en cause le rapport occidental au territoire. Dans un monde post-apocalyptique que l’on pourrait qualifier de « post-technologie », deux femmes autochtones sont bannies de leur communauté en raison de leur « inutilité » : elles sont trop vieilles pour procréer. Elena et Bern trouvent refuge dans des chalets abandonnés où elles apprennent à réinvestir les savoirs transmis par leurs ancêtres : chasser du gibier, cueillir des herbes médicinales, etc. Ce processus leur permet non seulement de survivre dans ce monde aride, mais aussi de se retrouver, de se sentir fortes, de développer un rapport nouveau entre elles et au monde.

Autrefois dans un univers hyperconnecté où l’accès au savoir immédiat était chose commune, ces deux personnages doivent perdre la Culture au sens occidental du terme pour retrouver une culture traditionnelle qui ne s’oppose plus à la nature. En effet, cela les oblige à puiser dans l’enseignement généreusement donné par leurs ancêtres et à faire confiance à leurs expériences personnelles. Si, au départ, répondre aux besoins vitaux (manger, se créer un abri, etc.) protège les deux femmes de la menace que représente la nature, c’est aussi par ce processus qu’elles en font enfin partie, ce qui est non sans me rappeler l’idée du corps comme seuil entre l’humain et la nature avancée par Laurence Pagacz.

Toutefois, j’aimerais pousser cette idée du seuil plus loin en tissant des liens avec le concept de réciprocité de Joëlle Papillon. Pour retrouver un mode de vie écologiquement responsable et d’auto-suffisance, l’humain n’est pas séparé de la nature; son corps devient oui, un seuil, une porte d’entrée, mais peut-être devrait-on plutôt concevoir ce seuil comme une transition entre notre mode de vie actuel et celui que l’on pourrait atteindre. Car après, il me semble qu’on pourrait retrouver ce que Papillon exprime comme cette « réciprocité permise par l’association symbolique entre le corps autochtone et la terre » (Papillon, 2017, p. 59). Peut-être faut-il commencer par chercher la médecine du territoire, guérir par le territoire, comme le montre l’expérience d’Elena et Bern, pour ensuite pouvoir offrir une médecine pour le territoire afin de créer un monde écologiquement responsable.

Car c’est ce changement de paradigme que présente la pièce de Nolan. Alors qu’Elena et Bern apprennent à vivre en harmonie avec la vie qui les entoure, leur communauté perpétue les modes de l’ancien monde : « Our Community — our so-called community — […] is still there, building walls and gathering up guns to point at whoever they don’t want inside the walls » (Nolan, 2014, p. 14). Cet enclave propre au capitalisme, soit cette façon de percevoir la terre comme une propriété à exploiter, explique pourquoi ils ont banni les deux femmes « inutiles » : c’est voir les femmes et la terre comme des objets rentables, utiles ou inutiles, désacralisés, exploitables, jetables, ce que dénoncent les écoféministes [1]. Pour la sociologue Silvia Federici, les enclaves symbolisent un rapport plus généralisé envers ce qui nous entoure : « we have to think of the enclosures as a broader phenomenon than simply the fencing off of land. We must think of an enclosure of knowledge, of our bodies, and of our relationship to other people and nature » (Federici, 2018, p. 21). Pour elle, le capitalisme ne peut fonctionner qu’en détruisant la vie (les personnes vulnérables, les animaux, la terre), ce qui fait écho aux propos d’Ellen Gabriel : « Le territoire, la Terre-Mère est ce qui nous définit; sans elle, nous ne sommes que les fonctionnaires assimilés des colonisateurs, des êtres dépossédés, passifs et incomplets, coupés de la terre et de “toutes nos relations”. » (Gabriel, 2017, p. 27). Dans le cas de ces deux femmes autochtones, cela devient une question d’identité : pour se sentir vivantes et empowered, il faut qu’elles reconnectent aux autres formes de vie, et non aux machines et à la technologie. Mais cela nécessite une déconstruction totale, un unplugging planétaire radical.

La pièce nous invite donc à ouvrir nos yeux et à voir notre monde sous un nouveau regard, du moins, pour son public occidental comme moi. Particulièrement dans cette période de confinement au Québec où on remplace l’importance des interactions interpersonnelles par une hypertechnologisation de nos rapports et où on érige de plus en plus de frontières et de barrières (mentales et physiques), je me demande dans quelle direction notre société se dirige et comment je pourrais, moi qui vis en pleine ville au bord de l’autoroute, réussir à enfin me reconnecter, à l’image des personnages dans la pièce The Unplugging.

[1] À noter que les militantes autochtones n’utilisent habituellement pas ce terme, inventé par des femmes occidentales. Leurs luttes se font sur plusieurs fronts : féminisme, écologie, anti-colonialisme, droits humains et de la terre (et plus encore) vont déjà de pair. L’usage du terme écoféministe (qui ne prend traditionnellement pas en compte d’autres dimensions d’oppression comme le racisme, par exemple) n’est donc pas nécessaire pour exprimer leurs idées.

BIBLIOGRAPHIE

Federici, Silvia. (2018). Witches, Witch-Hunting and Women. Oakland : PM Press.

Gabriel, Elle. (2017). Enterrons le colonialisme (J. Perreault, trad.) [Chapitre de livre]. Dans Casselot, Marie-Anne et Lefebvre-Faucher, Valérie (dir.), Faire partie du monde : Réflexions écoféministes (p. 35-41).Montréal : Éditions du Remue-Ménage.

Nolan, Yvette. (2014). The Unplugging. Toronto : Playwrights Canada Press.

Pagacz, Laurence. (2019). Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard. Études littéraires, 48 (3), 37–49. https://doi.org/10.7202/1061858ar

Papillon, Joëlle. (2017). Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone contemporaine. Québec Studies, 63, 57-76.

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