Entrée de carnet

Le langage comme clé pour revisiter les rapports entre humain et autre qu’humain

Geneviève Bélisle
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Remaud. Olivier. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes Sud, coll. « Mondes sauvages ».

Chercheur et philosophe français, Olivier Remaud est aussi directeur de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Ses recherches et réflexions ont pour cadre le champ des humanités environnementales et plus particulièrement la philosophie de l’environnement, un domaine qui étudie la place de l’homme au sein du milieu naturel et les valeurs morales qui découlent de ses rapports avec l’autre qu’humain. Depuis son apparition, cette discipline est passée du rejet de l’anthropocentrisme au biocentrisme, c’est-à-dire l’idée que tous les organismes vivants ont une valeur individuelle et sont égaux entre eux. Puis, est arrivé l’écocentrisme, courant qui intègre aussi le non-vivant et valorise l’interdépendance des êtres vivants et de leur milieu.

Afin de mettre en lumière les réseaux qui existent entre tous les écosystèmes, Remaud nous transporte au cœur des mondes polaires avec son ouvrage Penser comme un iceberg. Comme Baptiste Morizot, il invite à un vivre-ensemble qui embrasse humains et autres qu’humains. Il nous propose donc de revisiter le rapport occidental entre nature et culture en donnant la parole aux icebergs et en démontrant que leur parcours de vie ressemble à celui des humains. J’ai été particulièrement interpellée par la notion de langage qu’il aborde dans le chapitre « Vies inattendues » puisqu’elle apparaît comme la clé pour redéfinir notre rapport à l’autre qu’humain.

D’abord, si l’humain se place au-dessus de la nature dans les sociétés occidentales, ce n’est pas le cas dans bien d’autres sociétés où l’autre qu’humain est considéré comme étant animé, une façon d’envisager le monde qui permet d’établir un rapport très différent avec l’environnement. À ce propos, Remaud nous fait découvrir la photographe Camille Seaman qui crée des portraits d’icebergs du Groenland et de l’Arctique. Issue d’une famille selon laquelle l’humain n’a aucun privilège sur les autres vivants, Seaman voit les icebergs comme des êtres dotés d’une fragilité et d’une endurance : « Certains refusent d’abandonner et tiennent bon jusqu’à la toute fin, tandis que d’autres n’en peuvent plus et s’effondrent dans un spectacle émouvant » (2020 : 83).

Seaman, Camille. 2008. «Breaching Iceberg, Greenland» [photographie]

Seaman, Camille. 2008. «Breaching Iceberg, Greenland» [photographie]
(Credit : www.camilleseaman.com)

Par son langage et ses photographies, Seaman fait émerger une forme de personnification de l’iceberg qui influence notre regard et déclenche notre empathie. Nos repères habituels se trouvent bousculés. Ce constat m’a fait penser aux propos de l’autrice dramatique Suzanne Lebeau pour qui le concept d’empathie a été déterminant dans sa manière d’aborder le jeune public : « (…) je voulais regarder le monde les yeux à la hauteur des yeux des enfants que je voulais rejoindre. Il était question de corps et d’espace, de point de vue sur le monde, de la possibilité d’adopter le point de vue de l’autre (…) sans pour autant oublier mon propre point de vue » (2019 : 71). À sa manière, Seaman rééquilibre le rapport nature/culture en racontant du point de vue de l’iceberg.

Par conséquent, il semble inévitable que notre identité (qu’elle s’incarne au « je » ou au « nous »), définie entre autres par notre culture, notre éducation et notre genre, teinte notre rapport à l’altérité. Dans cet ordre d’idées, la façon de penser et de dire le monde, la langue que nous utilisons pour le faire, construit notre rapport à lui. Selon Remaud, il faut donc « (…) se tourner vers nos manières de parler, débusquer les logiques de chosification qui se nichent dans nos mots de tous les jours et neutraliser le neutre » (2020 : 89) pour arriver à favoriser un nouveau vivre-ensemble. Pour nourrir cette réflexion, il nous fait découvrir l’écrivaine Robin Wall Kimmerer pour qui « [l]e langage est un miroir à travers lequel on distingue l’animéité du monde, la vie qui bat dans les choses (…) » (2020 : 87). D’ailleurs, l’apprentissage de la langue de ses ancêtres, le potawatomi, a fait prendre conscience à Kimmerer de la force d’évocation des verbes. Par exemple, lorsque traduit en français, un terme signifie « être une baie », un état verbal qui défait le cadre statique des mots et les rend vivants en impliquant tous les sens : être une baie, c’est sentir le mouvement de l’eau et entendre le vent dans les feuilles des arbres qui nous entourent. Cette idée me rappelle évidemment les propos de Joséphine Bacon au sujet de l’innu-aimun, une langue ancrée dans le territoire qui donne notamment la parole au lichen et au caribou.

Finalement, ces pistes de réflexion proposées par Remaud me font m’interroger sur la personnification de l’autre qu’humain comme procédé de transformation du rapport des Occidentaux à leur milieu. Pour développer un lien sensible avec l’autre qu’humain, est-il essentiel de lui donner, intentionnellement ou non, des qualités humaines et de se mettre à sa place? Est-ce que penser comme un iceberg représente la voie à suivre pour transformer notre rapport au monde? Ne faut-il pas davantage essayer de penser avec un iceberg? En effet, il est peut-être temps d’arrêter de vouloir être autre chose que ce que nous sommes pour plutôt repenser notre façon de coexister avec l’Autre, sans oublier que cet Autre est aussi parfois humain.

Bibliographie

Lebeau, Suzanne. (2019). Écrire pour les jeunes publics : une conquête de la liberté. Montréal : Dramaturges Éditeurs.

Remaud. Olivier. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes-Sud, coll. « Mondes sauvages ».

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