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Le partage de l’animalité

Ketzali Yulmuk-Bray
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Écrivain phare du tournant animal dans la littérature française contemporaine, Jean-Christophe Bailly signe à ce jour une œuvre riche, diversifiée et profondément inclassable, qui témoigne d’un intérêt marqué pour les animaux1Voir aussi Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, 96 p.. Dans une volonté de remise en cause des classifications hiérarchiques qui habitent le champ littéraire, je me servirai du partage de l’animalité brièvement exposé par Bailly dans son essai poétique Le Versant animal (2007) pour aborder les risques que peuvent poser les gestes d’exclusion qui, nécessairement, accompagnent l’émergence de nouveaux courants en littérature.

Désirant faire des Lettres le lieu de mise en évidence de la « multiplicité hétérogène du vivant », Bailly prend appui dans son essai sur plusieurs textes littéraires et sur différent.e.s auteur.ice.s – majoritairement masculins – qui en auraient reconnu la valeur. Dans un court chapitre, il propose ainsi de concevoir la littérature comme une grande montagne divisée en deux versants : sur l’un des deux se trouveraient tous les écrivain.e.s qui ont tenu leurs œuvres à distance des animaux, sinon pour en parler de façon convenue, et sur l’autre se rassembleraient les écrivain.e.s, plus ou moins minoritaires, qui ont placé les bêtes au cœur de leur démarche d’écriture.

Ce partage du rapport à l’animal qui parcourt l’histoire littéraire traduirait aussi, en creux, un partage du pouvoir. En effet, Bailly érige l’animalité en une marque de différenciation entre écrivains « dominants », éloignés des autres espèces, et écrivains « dominés », poreux au vivant, parmi lesquels Kafka, Mann ou encore Rilke et Musil2Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 78-79. La catégorisation de ces auteurs sous l’étiquette « dominé » serait matière à discussion, mais je n’aborderai pas cette question ici.. Un tel classement sociologique, par le rapport qu’il institue entre esthétique et politique, rappelle forcément le partage du sensible, théorisé par Jacques Rancière, qui renvoie à l’idée que l’ordre social se fonde sur un découpage préalable des capacités sensibles des individus et des communautés3Jacques Rancière, « Du partage du sensible et des rapports qu’il établit entre politique et esthétique », Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12-25.. De la même manière, le partage de l’animalité chez Bailly suggère que la sensibilité au plus qu’humain, en littérature, constitue une disposition singulière, exclusive à une part des écrivain.e.s qui, on peut le supposer, se rassembleraient aujourd’hui autour de la zoopoétique4La zoopoétique s’attèle à « mettre en valeur la pluralité des moyens stylistiques, linguistiques, narratifs, rythmiques, thématiques et dramaturgiques que les écrivains et écrivaines mettent en jeu pour restituer la diversité des activités, des affects, des sentiments et des mondes animaux. » Voir le carnet de zoopoétique Animots, créé par Anne Simon : https://animots.hypotheses.org/zoopoetique.. Parce que ce courant s’emploie à panser les plaies de la fracture moderne entre humain et animal à l’intérieur du langage créatif, Bailly choisit d’emblée son camp entre les deux versants de la littérature : seul celui qui accueille les animaux serait « éclairé d’un soleil5Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 79. ».

Je le précise : l’objectif du Versant animal ne consiste en rien à expliciter les enjeux et les causes sociologiques de ce nouveau partage du sensible. Reste que le geste de revalorisation de l’animalité auquel s’y adonne Bailly constitue en lui-même un parti pris sociologique qui renverse les rapports de force entre écritures humanistes et écritures animales. Au fil de l’essai, Bailly tâche effectivement de démontrer que les écrivains « dominés », ceux qui, selon la théorie ranciérienne, possèderaient normalement moins de compétences esthétiques que les « dominants », sont en réalité les plus à même de prêter attention à l’invisible et à l’indicible, à cette sorte d’« en deçà » du langage qu’il nomme la « nappe phréatique du sensible ». De même, le décentrement anthropologique qui distingue le mode de création de tel.le.s écrivain.e.s trahirait en retour leur propre grandeur littéraire, décelable dans l’acuité à la fois physiologique et philosophique dont ils et elles font preuve. Bailly rejoint par là Marielle Macé qui considère que les zoopoéticien.ne.s « parviennent non seulement à observer et reconnaître [la] singularité [des animaux], mais aussi à la pratiquer, c’est-à-dire à la faire agir en eux comme une capacité stylistique, qui exige une réplique et une force6Marielle Macé, « Styles animaux », L’Esprit Créateur, vol. 51, no 4, « Facing Animals/Face au bêtes » Hiver 2011, p. 103. L’autrice souligne.. » D’un point de vue formel, d’ailleurs, ce goût pour la complexité vivante et les apories animales se refléterait à même les œuvres, mues par des poétiques ouvertes et mouvantes7Dans un élan presque sacralisant, Bailly suggère que « l’ouvert, davantage qu’un ciel […] serait l’espace de la possibilité de ces pensées et de ces vies [animales], l’espace de ce qui dans l’obscur aménage la possibilité qu’il y ait vie et que la vie soit pensée. » (112) Il s’inspire d’une citation de Plotin mise en exergue du livre : « Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure, comme la vie elle-même. ».

Pour Bailly, donc, les écrivain.e.s qui écrivent depuis le versant animal deviennent d’une certaine façon les rois et les reines de la montagne, de ce qu’ils et elles parviennent à se détacher de leur condition humaine pour s’intéresser aux autres modes d’existence qui peuplent le monde. Or, cet effort de subversion hiérarchique qui tiraille les courants écopoétiques et zoopoétiques, même si entrepris à l’aune de la pensée écologiste, me semble comporter une importante tache aveugle. Comment en effet éviter de reconduire de nouveaux schèmes de pouvoir au sein du champ littéraire, et donc de nouvelles formes de hiérarchisation, tout en prenant acte de l’urgente nécessité d’inclure les autres qu’humains dans le débat culturel? Sans apporter une réponse définitive à cette question, j’ouvrirai la réflexion en misant sur le potentiel politique de la lecture8Voir Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé : une politique de la lecture, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2014, 206 p., dont l’acte nous autorise toujours à déplacer, à transformer et à réélaborer les œuvres en fonction du présent. À cet égard, l’essai de zoopoétique d’Anne Simon, intitulé Une bête entre les lignes (2021), pourrait peut-être nous aider à tracer une voie intermédiaire dans nos lectures éco-politiques. Cherchant l’animalité là où on ne l’attendait pas, notamment chez Proust, mais aussi chez d’autres auteur.ice.s moins connu.e.s, Simon montre qu’au lieu de condamner les écrivain.e.s humanistes-existentialistes qui auraient perçu dans le parti pris des choses une quête de l’insignifiance9Je fais ici référence à la querelle entre Ponge et Camus à la suite de la parution du Parti pris des choses. Voir Gérard Farasse, « Ponge et Camus : un dialogue désaccordé », dans Dolorès Lyotard (dir.), Albert Camus contemporain, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 103-120., il est possible de lire de travers la production littéraire pour en faire émerger les pans animaux et les présences oubliées. « En creusant les textes et en en chevauchant les lignes, rappelle-t-elle, les infimes nous lancent l’injonction d’étudier autrement, d’écrire autrement10Anne Simon, Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique, Paris, Wildproject, coll. « Tête tue », p. 347.. »

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    Voir aussi Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, 96 p.
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    Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 78-79. La catégorisation de ces auteurs sous l’étiquette « dominé » serait matière à discussion, mais je n’aborderai pas cette question ici.
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    Jacques Rancière, « Du partage du sensible et des rapports qu’il établit entre politique et esthétique », Le partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12-25.
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    La zoopoétique s’attèle à « mettre en valeur la pluralité des moyens stylistiques, linguistiques, narratifs, rythmiques, thématiques et dramaturgiques que les écrivains et écrivaines mettent en jeu pour restituer la diversité des activités, des affects, des sentiments et des mondes animaux. » Voir le carnet de zoopoétique Animots, créé par Anne Simon : https://animots.hypotheses.org/zoopoetique.
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    Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 79.
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    Marielle Macé, « Styles animaux », L’Esprit Créateur, vol. 51, no 4, « Facing Animals/Face au bêtes » Hiver 2011, p. 103. L’autrice souligne.
  • 7
    Dans un élan presque sacralisant, Bailly suggère que « l’ouvert, davantage qu’un ciel […] serait l’espace de la possibilité de ces pensées et de ces vies [animales], l’espace de ce qui dans l’obscur aménage la possibilité qu’il y ait vie et que la vie soit pensée. » (112) Il s’inspire d’une citation de Plotin mise en exergue du livre : « Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure, comme la vie elle-même. »
  • 8
    Voir Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé : une politique de la lecture, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2014, 206 p.
  • 9
    Je fais ici référence à la querelle entre Ponge et Camus à la suite de la parution du Parti pris des choses. Voir Gérard Farasse, « Ponge et Camus : un dialogue désaccordé », dans Dolorès Lyotard (dir.), Albert Camus contemporain, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 103-120.
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    Anne Simon, Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique, Paris, Wildproject, coll. « Tête tue », p. 347.
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