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«It would be unbearable to look at directly.» Ou comment apprivoiser le pire de l’Histoire

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Quelques échos littéraires du 11 septembre 2001, sous la responsabilité de Jimmy Thibeault (2023)

    

Rien ne ressemble plus à la vérité que la vérité – quoique en vérité…
la vérité elle-même ne ressemble pas à la vérité.
Alors on crée de la fiction.

John Edgar Wideman (2017, 49)

    

Cher Jimmy,

J’ai reçu ton message quelques heures avant de quitter Tokyo pour me rendre à Fukuoka, où je devais assister à la conférence de Myriam Watthee-Delmotte, invitée par l’institut français du Japon afin de parler de son essai Dépasser la mort. L’agir de la littérature paru en 2019. Son texte porte sur les deuils et la capacité de la littérature à mettre des mots sur le choc et la détresse ressentis face à l’inacceptable que représente la mort de l’autre. Le cœur de son message est simple, du moins dans sa formulation: «C’est grâce aux mots que l’on cesse d’être seul face au désastre.» (2019, 8) C’est grâce aux mots, à l’écriture, à la littérature et à la lecture que le silence peut être brisé et la douleur, atténuée.

J’étais dans une salle, assis sur une chaise inconfortable, de ces chaises qui font regretter d’être là, les jambes et les bras croisés, et je méditais sur la réponse que j’allais te donner. Je dois avouer que j’étais ambivalent. Je ne savais toujours pas quel angle adopter, quelle nouvelle dimension de mon rapport aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 explorer, surtout en contexte québécois. À dire vrai, j’étais sur le point de me retirer faute d’un véritable sujet, mais je procrastinais. Je n’aime pas me désister. Ni revenir sur ma parole. Après Fukuoka, il était prévu que nous partions pour Hiroshima, à une heure de train. Hiroshima, oui. Je désirais visiter le musée et le vaste parc du Mémorial de la Paix de cette ville bombardée il y a maintenant presque 75 ans. Je voulais voir le dôme de Genbaku, ce bâtiment en ruines qui symbolise à lui seul, à quelques 140 mètres de l’hypocentre de la déflagration, l’incontestable puissance d’une bombe atomique. C’est ici que le 20e siècle a basculé dans une nouvelle ère, l’âge atomique, dans lequel nous sommes toujours, désormais effrayés à l’idée de provoquer l’Apocalypse. La Shoah, le largage des bombes sur Hiroshima et Nagasaki, ainsi que tous les autres conflits qui se sont succédé depuis n’ont cessé de nous convaincre de notre très grande capacité à nous détruire, nous et notre planète.

Et c’est dans le tramway vers le musée, des écouteurs dans les oreilles pour me couper de la réalité trop crue de ma présence dans cette ville, que j’ai décidé de ne pas me désister, mais, au contraire, de t’écrire et de me mettre à réfléchir à mon propre rapport à la violence extrême.

Le dôme de Genbaku, Hiroshima, photo personnelle, 2019

Je ne te cacherai pas que mon trouble a commencé dès que je suis sorti du Shinkansen pour me retrouver dans la gare. Une affiche annonçait «Welcome to Hiroshima». En la lisant, l’émotion m’a submergé. Après toutes ces années à explorer les suites de la Seconde Guerre mondiale et l’imaginaire atomique, cet imaginaire de la fin qui ne nous lâche plus, je me retrouvais enfin sur les lieux du Ground Zero. J’avais déjà été, à l’hiver 2009, à Los Alamos au Nouveau Mexique, là où le Manhattan Project avait permis le développement de la bombe atomique. J’y avais visité le Bradbury Science Museum, dédié au projet Manhattan, où l’on trouve encore des répliques des deux bombes, Little Boy et Fat Man, qui ont été larguées. Dix ans plus tard, je me retrouvais à l’autre bout de ce récit, là où Little Boy avait finalement explosé, semant la mort à des kilomètres à la ronde et pour de nombreuses années.

Évidemment, depuis, la ville a été reconstruite. Hiroshima compte plus d’un million d’habitants. Capitale économique de la région, elle rayonne depuis un centre qui est le Ground Zero, que symbolise le dôme de Genbaku (le terme signifie bombe atomique). Tout autour du parc et du mémorial, les grandes avenues favorisent la circulation urbaine, les édifices se multiplient ainsi que les panneaux publicitaires. Ce qu’il reste du bâtiment de ce qui était auparavant le Palais d’exposition industrielle de la préfecture d’Hiroshima s’impose comme un trou noir de l’Histoire, qui attire vers soi tous les regards. Comment l’édifice a-t-il fait pour résister à l’explosion? Pourquoi a-t-il été épargné de la destruction, alors qu’il n’était plus que ruines menaçant de s’effondrer?

Le dôme fait en quelque sorte un pied de nez au paradoxe des ruines de Marc Augé. Comme le souligne l’anthropologue dans Le temps en ruines, c’est au moment où nous possédons les plus grandes possibilités de destruction et d’anéantissement «que les ruines vont disparaître à la fois comme réalité et comme concept» (Augé 2003, 85). Si les ruines —châteaux, colisées, tours et édifices— parlent d’une violence subie, dans un passé récent ou lointain, si elles attestent par leur seule présence d’un acte de destruction majeur, leur absence, leur effacement parlent d’une violence encore plus grande, car elle ne laisse rien surnager. Tout à Hiroshima a été réduit en poussière dans un rayon de deux kilomètres. Et on estime que sur les 90 000 édifices et bâtiments de la ville, plus des deux tiers ont été entièrement détruits. Tout a été soufflé sauf le dôme, témoin inattendu et pérenne de la folie humaine.

Le dôme vient marquer un territoire. Il est une borne à caractère historique et c’est pour cette raison qu’il attire l’attention et suscite l’émotion. Comme les ombres blanches et la pluie noire, il est l’une des figures-clés de notre reprise imaginaire de cet évènement. Notre manière de marquer un territoire est essentiellement sémiotique. Cela prend des signes, structurés en séquences, pour nous permettre de circuler dans la densité de l’expérience humaine et de nous y retrouver parmi les grandes étapes de notre parcours.

   

D’un Ground Zero à l’autre

Si, sans m’en rendre compte, j’ai suivi un signe de piste qui m’a conduit aux deux limites d’un récit apocalyptique qui a marqué de son empreinte l’imaginaire de la fin contemporain; par cette même voie, j’ai aussi fait se croiser deux évènements historiques, distincts l’un de l’autre, et pourtant en étroite résonance. Car j’ai commencé par me rendre à l’hiver 2002 sur les lieux de Ground Zero dans le Lower Manhattan, là où se dressaient les tours jumelles du World Trade Center.

Manhattan comme Hiroshima. Par un étrange retour du refoulé, les Américains ont rapidement désigné comme un Ground Zero cet amoncellement de béton, d’acier et de poussière. L’analogie était à la fois justifiée, c’est l’endroit précis d’une destruction massive, et superficielle, car il n’y a rien de comparable entre la déflagration d’une bombe atomique et l’effondrement des édifices en flammes, mêmes les plus hauts du monde.

Je viens de vérifier. La version courante du Merriam-Webster définit le «ground zero», comme étant, en premier lieu, «the point directly above, below, or at which a nuclear explosion occurs» et, en second lieu, «the center or origin of rapid, intense, or violent activity or change» (en ligne). Sans être un abus de langage, la désignation du site des attentats terroristes du 11 septembre à New York, comme Ground Zero, relève d’une association fondée sur l’ampleur de la destruction et son caractère subit, même si les proportions dans les deux cas ne sont pas les mêmes. Mais, au niveau des perceptions, les attentats semblaient n’avoir comme correspondants immédiats que les images de destruction d’Hiroshima et de Nagasaki. Depuis, l’usage s’est stabilisé de telle sorte qu’un dictionnaire tout usage comme celui associé au moteur de recherche de Google peut ajouter à sa définition: «the site of the former World Trade Center in New York City in the wake of the terrorist attacks of September 11, 2001.» D’ailleurs, l’analogie a tendance à se confirmer, car les deux Ground Zero sont chacun le point de départ d’une nouvelle époque, notre entrée dans l’âge atomique pour le premier et dans le troisième millénaire pour le second.

Longtemps avant de me rendre au dôme de Genbaku, je suis allé au Ground Zero new-yorkais. Le musée n’était pas encore construit, évidemment, mais un belvédère avait déjà été monté de façon sommaire avec des poutres de bois et permettait d’avoir une vue plongeante sur le trou ou, plus précisément, sur le chantier du WTC. Car il fallait nettoyer l’espace, encombré par des milliers de tonnes de ciment et de débris amoncelés. Du belvédère, on pouvait voir des camions et des grues, une intense activité humaine, comme sur un chantier de construction. Le paysage dévoilé était plus proche d’une photographie d’Edward Burtynsky que d’un tableau de Jérôme Bosch.

L’émotion sur le belvédère était vive. Appuyés contre la rambarde de bois, nous constituions une communauté improvisée, muette face à un spectacle macabre malgré tout. Mais le paysage qui nous était offert était avant tout intérieur: il signifiait par la négative. Au lieu de camions et de montagnes de débris, il aurait dû y avoir de vertigineux édifices et un flux constant de passants. Or, le commerce mondial avait cédé sa place à une commémoration improvisée et populaire, ainsi qu’à une émotion difficile à réfréner. Les tours trônaient par leur absence, et ce vide était vertigineux.

«Face à face avec la profondeur» écrit de manière presque prémonitoire Victor Segalen dans Stèles, «l’homme, front penché, se recueille./ Que voit-il au fond du trou caverneux? La nuit sous la terre, l’Empire d’ombre» (Segalen 1973 [1912], 32). Cet homme, il découvre ce qu’il veut bien y projeter, producteur de ses propres visions, lorsque confronté à l’absence, au vide des formes et des figures.

Photogramme de Parallel Lines, Nina Davenport (2004)

Comment résister à ce désarroi devant des scènes de dévastation? Dans Parallel Lines (2004), le documentaire très personnel de Nina Davenport sur les attentats, la réalisatrice nous explique que sur le site de Ground Zero, incapable de regarder par elle-même le trou, elle a commencé à observer les gens tandis qu’ils revenaient du belvédère. Elle aborde un photographe, un jeune américain d’origine asiatique, qui a entrepris lui aussi de documenter la réaction des gens. Le visage appuyé sur sa caméra perchée sur un trépied, il explique de plus en plus ému: «It would be unbearable to look at directly. I think that’s the only possibility. You can’t look at the sun directly, you can only look at it through something that’s reflective.» (Davenport 2004) Il s’interrompt, puis, retenant difficilement ses larmes, il reprend: «That’s the nature of this calamity.» Le propos est simple et on dirait aisément naïf, n’eut été du désarroi qui écrase l’homme à ce moment. Comme avec un soleil aveuglant, explique-t-il, on ne peut regarder sans filtre le site de Ground Zero. Ce serait insupportable. Pour le faire, on doit passer par un dispositif de diffraction qui vient en atténuer la force, en écraser les aspérités.

Malgré sa candeur, ce témoignage rend compte de l’impact du traumatisme que cet évènement, que toute mort peuvent susciter, et de la difficulté à retrouver ses marques pour sortir de la syncope cognitive qu’ils induisent. Or, face à une telle surcharge émotionnelle, les mots servent tout autant de filtres que nos appareils optiques et, s’ils n’opèrent pas avec la même efficacité sur place, dans l’immédiateté de l’expérience, ils gagnent en pertinence sur le long cours. Ils ont cette capacité de s’insinuer sous l’image et sa surface réfléchissante, d’entrer plus profondément dans la complexité des évènements et de leurs conséquences sociales, affectives et symboliques, pour en permettre l’intériorisation et l’interprétation.

Après mon passage au Ground Zero new-yorkais, je me suis demandé (et je le fais toujours 18 ans plus tard) comment écrire sur les attentats terroristes, comment incorporer de tels évènements dans ma propre écriture. Et pas seulement dans mon écriture universitaire, dans ma pratique romanesque aussi. Pour avoir tenté de faire les deux, pour avoir rédigé, publié et édité des essais sur les attentats et entrepris de les mettre en scène dans des récits, je peux dire que, de mon point de vue, il est plus facile de les étudier et de comprendre comment ils ont été fictionnalisés et représentés, que de les mettre en récit et de les intégrer à une trame narrative, quelle qu’elle soit. Il est plus simple de les traiter comme objet de recherche, définis à partir de principes et de paramètres spécifiques, mis à distance par un appareil théorique, que de les faire revivre, de les ré-expérimenter de l’intérieur, depuis leur événementialité propre. It is, comme le dit le jeune photographe, unbearable to look at directly.

Parmi les diverses raisons qui expliquent cet écart, j’en identifie trois, sur lesquelles je veux m’arrêter succinctement: il y a le traumatisme lui-même, qui rend en quelque sorte muet (a) puis, notre propre éloignement, en périphérie de l’événement (b); et, ultimement, les dimensions de l’évènement, son gigantisme (c).

    

a) Les textes-stèles

Dépasser la mort, l’essai de Watthee-Delmotte, porte sur la capacité de la littérature à mettre en mots le deuil, la perte d’êtres chers ou connus. Si cette capacité est importante, c’est bien parce qu’au point de départ, la perte force au silence, elle est traumatisante. Comme le dit l’autrice:

Un nom gravé dans le granit d’une tombe ne signe pas toujours la fin de l’histoire. Pour certains morts l’essentiel reste à écrire./ Et certains n’auront jamais droit au granit, ils ont été dissous dans la chaux vive de l’Histoire./ On peut par l’écriture les ramener en arrière, réinventer ce qui leur a manqué. […] Certains textes sont des stèles, dressées vers une lumière retrouvée après avoir été perdue.

(Watthee-Delmotte 2019, 129. Je souligne.)

On imagine facilement la part jouée par ces «textes-stèles», à la manière des tombeaux littéraires, dans notre négociation du traumatisme lié aux attentats. La notion de texte-stèle est inspirée des propos de Segalen, qui imagine lui-même une forme-stèle à la manière de la pratique chinoise, c’est-à-dire «une pièce courte, cernée d’une sorte de cadre rectangulaire dans la pensée, et se présentant de front au lecteur1Lettre de Victor Segalen à Jules de Gauthier, 26 janvier 1913, cité dans Haiyin 1999, 123.». Comme incite à le faire l’essai de Watthee-Delmotte, on peut imaginer que le texte qui commémore un ou des disparus joue le rôle de texte-stèle, texte qui «vise l’effet-mémoire, la commémoration d’une figure ou d’un évènement, notamment pour négocier le traumatisme de guerre2Les auteurs parlent du texte-stèle comme «vecteur d’un message figé, idéologique ou esthétique, ou d’une compulsion de répétition traumatique». L’objectif ici est de décloisonner cette notion, en mettant l’accent moins sur la forme même que sur la fonction de commémoration au sens large. » (Lanone, Roudeau, Porée et Savinel 2015, 10). Or, une telle commémoration peut prendre toutes les formes, notamment le roman ou la fiction qui permettent de faire revivre et d’exploiter une vie, un évènement, pour en déployer ou en renouveler la signification. La fiction n’est pas une échappatoire, une fuite loin du monde, mais un filtre qui permet de le saisir dans ses contrastes mêmes. L’agir de la littérature procède par une mise en récit qui développe sa propre vérité sur les évènements et qui parvient ainsi à éclairer ce qui a pu rester obscurci, tacite et indéterminé. Mais, l’opération n’est pas simple, elle ne s’engage qu’après un processus d’intériorisation et de ré-imagination qui permet de se mettre à distance des images trop vives des attentats.

La question se pose d’identifier ce que nous commémorons avec les attentats du 11 septembre. Qu’est-ce qui est mort dans l’effondrement des tours? Des gens évidemment. Mais encore. Est-ce le 20e siècle? Une idée naïve de la mondialisation? L’euphorie qui a pu suivre la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique? L’intégrité du territoire américain, jamais attaqué de front? Notre entrée dans un 21e siècle qui, comme le prédisait Malraux, sera religieux ou mystique, ou ne sera pas?

    

b) Frôler l’évènement

Les attentats du 11 septembre sont l’un des évènements les plus importants de notre génération. Ils le sont en raison de leur effet de surprise, de leur surprenante contraction du temps (tout se déroule en moins de deux heures), de leur dimension spectaculaire et de leur impact immédiat sur les relations internationales.

Il semble évident que, pour un·e romancier·ère, l’intégration d’un tel évènement historique dans une trame narrative aille de soi. Il y a là une référence, une borne; en fait, une fourche. Une fois engagés dans cette voie, on ne peut plus revenir en arrière, nous devons vivre avec cette réalité. Il y a un avant et un après 11-Septembre, comme il y a eu un avant et un après Hiroshima et Nagasaki. Si la décision est simple à prendre, encore faut-il se sentir autorisé de les représenter. À qui appartient le 11-Septembre? Qui a le droit de mettre en scène les attentats? Et de quelle façon? Lorsqu’on est à la périphérie d’un tel évènement historique, comme nous le sommes au Québec, jusqu’où pouvons-nous nous rendre dans sa mise en récit et en intrigue?

Le fait d’avoir assisté aux évènements en temps réel depuis notre poste de télévision nous donne-t-il le droit de nous sentir impliqués et d’en parler? Avec les attentats du 11 septembre, nous avons été témoins des évènements par le biais de leur retransmission en direct à la télévision, par ces images qui ont su s’imposer à force d’être répétées. Nous en avons été témoins même si nous n’y étions pas. Les attentats ont ouvert la voie en fait à un double type de témoignage, situation tout à fait nouvelle. Aux témoins-victimes de la violence terroriste, ils ont permis que soit ajouté le statut de témoins-spectateurs. Ces témoins n’étaient pas sur place, ils n’étaient pas des agents de la situation qui se développait, ils n’y prenaient pas part en tant que victimes. Mais nous y assistions tout de même, à titre de spectateurs, et nous l’avons fait en temps réel. Nous avons pu nous identifier aux victimes au fur et à mesure du déroulement des évènements, rivés à nos écrans de télévision, regardant en direct une situation dont l’impact médiatique était immense. Nous avons pu voir les personnes soufflées par le vent de poussière de béton et la dévastation causée par l’incendie des tours. Nous avons pu vivre ces évènements comme si nous y étions. Ils étaient un spectacle, avec ses effets, liés à une immersion presque totale (toutes les chaines de télé et de radio en parlaient en direct), ainsi qu’aux attentes et aux processus d’identification qui ont cours dans ces situations.

Or, quelle est la valeur de notre expérience de témoin-spectateur? Pouvons-nous rendre compte de ce que nous avons vu? Notre parole vaut-elle quelque chose? Qu’avons-nous à dire que les autres ne connaissent pas déjà? Si notre expérience a été singulière, le savoir que nous avons acquis est d’ores et déjà partagé. C’est une expérience commune. La raconter n’ajoute rien de nouveau, nous sommes dans la répétition. En ce sens, nous devons nous désengager de cette posture de témoin-spectateur, effacer les tours, cette image d’Épinal des édifices en flammes, pour chercher d’autres moyens de symbolisation. D’autres voies.

Je pense au roman de l’irlando-américain Colum McCann Et que le vaste monde poursuive sa course folle [Let the Great World Spin] (2009). Le sujet principal de son récit n’est pas l’évènement lui-même, mais son étonnante préfiguration par l’exploit du fil-de-fériste Philippe Petit réalisé en 1974, lorsqu’il a entrepris de traverser l’espace entre les deux tours du WTC sur un fil de fer qu’il avait lui-même tendu avec des acolytes. Les tours venaient à peine d’être construites et n’étaient pas encore occupées. Le roman de McCann oscille entre l’année de cet exploit et le post 11-Septembre; il fait entrer en résonance les deux périodes, les évènements se répondant étrangement l’un l’autre. McCann insère même dans son texte une photographie historique de Petit, capté en contre-plongée entre les deux tours, son fil de fer bien en vue et, en arrière-plan, un avion de ligne visant l’une des deux tours, par effet d’écrasement lié au téléobjectif utilisé. La photo de Petit et son exploit deviennent dans l’espace du roman une préfiguration des attentats, comme dans une logique testamentaire.

Mettre en récit les attentats depuis la périphérie, étant tout à la fois distants et proches, fragilisés bien qu’à l’abri, perturbés non pas tant dans notre quotidien que dans notre vision du monde, c’est rechercher le fil, la perspective qui donnera aux attentats une nouvelle dimension, qui relancera leur compréhension et interprétation.

On pourrait dire d’ailleurs qu’à la première périphérie, géographique, vient peu à peu se substituer une périphérie temporelle; c’est-à-dire que, comme nous nous éloignons de plus en plus des attentats et de leurs effets immédiats, la distance initiale pourrait ne plus jouer de la même façon. Ainsi, en 2020, les attentats ne se vivent plus au présent, mais font partie de notre passé récent. Les jeunes adultes d’aujourd’hui, qui viennent tout juste d’atteindre la majorité, n’étaient pas nés au moment de l’évènement. Cette périphérie temporelle est libératrice. Or, le roman de McCann exploite justement cette périphérie temporelle des attentats, jouant sur leurs bords passés et futurs, sur l’exploit de Petit, décliné au passé, et sur la situation de personnages évoluant dans l’après-coup des attentats.

Il convient de penser, comme le fait McCann, la violence dans la durée, de penser la violence dans le temps et d’exploiter sur le long cours tous les éléments que le sort peut avoir réunis. On peut proposer d’ailleurs que, plus on s’éloigne temporellement du point d’impact d’un évènement, comme dans un mouvement centrifuge, plus son impact est profond sur l’écriture. Si une première réaction peut être brutale —le roman de Ronald Sukenick, Last Fall (2005), littéralement interrompu en cours d’écriture, en est l’exemple par excellence avec son intrigue qui éclate en morceaux quand l’auteur regarde par la fenêtre—, les réactions subséquentes font état d’une intériorisation et d’un décloisonnement graduel des attentats. Du côté américain le roman de McCann, mais encore Extrêmement fort et incroyablement près [Extremely Loud and Incredibly Close] (2005) de Jonathan Safran Foer, L’homme qui tombe [Falling Man] (2007) de Don DeLillo, Les enfants de l’empereur [The Emperor’s Children] (2006) de Claire Messud en sont des exemples éloquents.

Pour ma part, j’ai commencé par écrire un roman substitut, Les failles de l’Amérique (2005), où les attentats étaient remplacés par un tremblement de terre3Je l’ai raconté dans «Écrire en temps de crise», Quartier F, 2018, en ligne.; j’ai poursuivi en écrivant une novella qui fait dialoguer l’image de l’effondrement des tours avec celle de la construction d’un gratte-ciel de New York dans Le onzième homme (2012). Et tout ce temps, j’ai écrit sur les procédés de fictionnalisation des attentats, intériorisant leur logique implacable. J’ai été habité par les attentats, comme je l’avais été par le largage des bombes atomiques. Ce n’est pas un hasard si j’ai fréquenté en touriste les deux Ground Zero. Je cherchais à associer les évènements par le biais de leurs ruines, à explorer en fait ce que j’ai désigné, à la suite de Paul Auster, comme la vie secrète des évènements (2011), quand des faits et des situations se mettent à rimer entre eux, à se répondre à travers la durée, associés par une logique discrète, mais insistante.

     

c) Il faut effacer les tours

Écrire sur les attentats, ce n’est pas, sauf exception, écrire sur une personne chère. Il ne s’agit pas d’un évènement personnel, mais historique. Or, comment réconcilier l’historique et le singulier? En les articulant l’un sur l’autre… C’est par le singulier qu’on peut faire parler l’historique, qu’on peut l’inscrire comme élément dynamique d’une mise en récit, plutôt qu’un simple faire-valoir. Il faut pouvoir raconter quelque chose si on veut mettre en scène un événement historique, sinon il demeure une entité inerte, un corps qu’on peut dépecer et examiner, comme un médecin légiste.

Ce passage par le singulier, ce renversement de la lunette, un roman tel que Extrêmement fort et incroyablement près de Jonathan Safran Foer le fait de façon toute simple. Foer met en scène Oskar, un jeune garçon qui a perdu son père dans les tours du WTC et qui cherche à savoir comment très précisément il a trouvé la mort, de façon à régler l’incertitude qui le tenaille et à parvenir à compléter un processus de réconciliation (avec soi-même et avec sa perte). Oskar ne parvient plus à vivre avec le flou qui plane sur la mort de son père. Foer a bien saisi que, pour qu’un processus figural puisse s’enclencher, pour qu’une figure puisse enfin se concrétiser et se développer, et avec elle un espace figural qui permettra les synthèses, il faut qu’il y ait une désignation. La figure doit être nommée, dans ce cas-ci, et elle consiste à identifier la façon de mourir du père afin que le processus s’amorce. Tant que ce point d’ancrage est absent, la pensée fait du surplace et aucun chemin de sortie ou de traverse ne peut apparaître; elle reste dans une rumination stérile, faite d’une réitération obsessionnelle et d’une angoisse de plus en plus dense. Il faut nommer pour avancer.

La leçon du roman de Foer est d’une grande limpidité: si on ne parvient pas à renverser la lunette et à revenir au singulier, on en reste au constat de l’importance de l’évènement. Dit autrement, si on se borne à réitérer le gigantisme des attentats, on court le risque d’être coincé dans un processus de mythification.

Ce processus de mythification a commencé le matin même du 11 septembre, avec la médiatisation immédiate des attentats. Par mythification, on doit entendre une fictionnalisation des évènements tendant vers la plus grande simplification possible, fondée sur une polarisation simpliste des antagonistes: «It’s us against them.» C’est une mise en récit qui, à force d’être répétée, finit par être acceptée comme vérité. Réduit à ses éléments les plus saillants, le récit apparaît comme anonyme et collectif. Parmi les grandes étapes de ce processus de mythification, il y a une désignation rigide, l’évènement obtenant rapidement son propre nom: 9/11 pour les évènements et Ground Zero pour leur lieu le plus emblématique; il y a aussi un ensemble déterminé de figures: l’encastrement des avions, les tours en feu, puis leur effondrement, les terroristes islamistes, le Ground Zero, les «jumpers» et les «falling men», les pompiers et policiers de New York, le nuage de cendre et de papiers, etc.; une authenticité des faits, avérée par la médiatisation immédiate des évènements, qui ont été vécus de façon collective; mais également une surexposition médiatique, engagée dès la première heure; le caractère fantastique, hollywoodien des attentats; et la simplification de l’intrigue, dotée d’un noyau narratif stable, gommant la complexité des enjeux politico-économiques et internationaux à l’œuvre4On trouvera des études qui exploitent cet imaginaire dans le collectif que nous avons dirigé Alice van der Klei, Annie Dulong et moi-même, L’imaginaire du 11 septembre 2001: fictions, images, figures, 2014..

Pour contrer cette mythification accélérée des attentats, on doit déjouer les dispositifs du régime de surexposition auquel ils ont été d’emblée soumis, rebrousser chemin en quelque sorte, cherchant avant tout à effacer les évènements et cette première strate de médiatisation à laquelle ils ont donné lieu, afin de reprendre une symbolisation sur de nouvelles bases.

C’est ce que j’ai voulu désigner par l’injonction: «Il faut effacer les tours.» Comment représenter les attentats sans pour autant alimenter le spectacle qui les a déjà mis en forme? Comment aller au-delà du spectaculaire et rejoindre une mise en discours et en image qui permette de dépasser la simple répétition? Il s’agit en fait de déconstruire ce spectacle, de défaire la représentation et d’aller contre le grain de l’image. Il faut transformer les tours du WTC en figures de l’imaginaire. Au lieu d’inciter à une exacerbation de la représentation qui respecte la logique du spectaculaire, il faut chercher à effacer les tours, à les dégager des dispositifs discursifs et iconiques qui maintiennent leur présence naïve dans l’imaginaire pour les réinvestir sur un tout autre mode, opaque plutôt que transparent, à mille lieues des habituels effets de réel. La littérature est l’une des voies les plus efficaces pour procéder à un tel effacement et pour faire apparaître de nouvelles avenues de sémiotisation et de symbolisation de ce passé qui nous réunit. S’il importe de réfléchir à la violence dans la durée, la mise en récit est une des façons de lui donner une forme malléable, une forme qui en accueillera les variations et les multiples modalités d’expression.

    

Le gardien et l’enfant

Jimmy,

Moi qui ne voulais rien écrire, je me suis pris au jeu et surpris à revenir sur des questions qui ont repris vie avec insistance. Je dois avouer que l’actualité, avec le retour en force du populisme et l’élection de dirigeants démagogues et idéologues, incite au pessimisme. Le réchauffement climatique fait tout aussi peur maintenant que la menace nucléaire, dans sa capacité à transformer notre planète en désert aride et inhospitalier. Et le négationnisme environnemental politique actuel ne rassure en rien. Nous fonçons tête baissée vers la catastrophe. Et je crois que l’impact de certains évènements de notre passé récent, tels les attentats du 11 septembre, accrédite les menaces que nous connaissons actuellement, comme s’il s’agissait de jalons d’un parcours qui nous mène vers la fin. Nous fêterons bientôt les vingt ans des attentats, vingt ans d’un parcours semé d’embûches, vingt ans d’un siècle qui semble s’ancrer dans la répétition des erreurs et horreurs passées, comme si nous n’avions rien appris.

Nous n’avons rien appris et n’apprendrons jamais rien. L’indifférence nous gagne trop facilement. Je l’écris, tout en examinant sur l’écran de mon iPad une des photos que j’ai prises au musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima. C’est une photo de photo, disons-le comme ça. Il y a, légèrement décalé sur la gauche, un agrandissement du cliché en noir et blanc d’une jeune fille et à droite un gardien en uniforme. La photo, qui ouvre une des sections du musée nouvellement rénové —il a rouvert en avril 2019—, a été prise par un journaliste du Mainichi trois jours après le bombardement en 1945. La main droite de la jeune fille est cachée par un bandage qui monte jusqu’à son coude. Sa joue gauche porte un pansement de fortune qui masque à peine sa plaie. Sa robe rayée et grandement défraichie est souillée. Ses yeux paraissent boursouflés. Elle se tient droite et se montre brave dans la douleur. On ose à peine imaginer ses souffrances, présentes et à venir, sa mort provoquée par les radiations reçues.

Musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima, photographie personnelle, 2019.

Sur la photo que j’ai prise, la jeune fille est accompagnée d’un gardien du musée. Son uniforme très officiel, d’inspiration militaire, est blanc et bleu. Il porte des gants blancs, une cravate bleue, un képi deux tons. Son regard parait sévère, ses lèvres sont pincées. Il ne regarde pas dans notre direction ni dans celle de la jeune fille, mais sur sa gauche. Il regarde ailleurs, par la fenêtre, indifférent aux touristes qui ont envahi les lieux et qui avancent, émus ou en pleurs. Il représente l’ordre et la loi, même s’il n’a rien à faire, le flux des touristes étant régulier et ordonné. Mais il est là comme un rappel que nous sommes dans un lieu officiel et que notre identification à la jeune fille, si jamais elle survient, n’est jamais que le résultat d’une mise en scène et en espace.

Le gardien et la jeune fille sont dans des mondes qui ne communiquent pas. La jeune fille nous appelle en nous regardant de front. Elle établit un contact, nous incite à nous approcher et s’offre à notre regard. La photo est éclairée par un projecteur qui en accentue la tonalité sépia, ce qui contraste avec la lumière bleue du jour qui éclaire de biais le gardien. Quant à lui, son indifférence se lit non seulement dans son visage détourné, mais encore dans son attitude résignée d’un gardien requis de passer de longues heures debout devant un mur.

La jeune fille représente la volonté du musée de nous ramener au singulier, à toutes ces histoires vécues à partir du 6 août 1945, à ces destins déviés de leur cours par une bombe A. Elle permet de mettre une figure sur l’Histoire, de réduire à une dimension humaine un événement gigantesque et de venir nous chercher presque 75 ans plus tard. Pendant ce temps le gardien nous rappelle, par sa seule présence, que ce n’est jamais qu’un spectacle, avec ses codes et ses procédés. Malgré l’émotion qui nous assaille, on parvient à se convaincre que: «Maybe after all it’s not unbearable to look at.» Le singulier y est devenu emblématique. Il a été préparé à notre attention. C’est ce qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse.

On désire détourner les yeux, une fois la leçon apprise, et aller vérifier ce que considère le gardien.

    

Bibliographie

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Wideman, John Edgar (2016), Writing to Save a Life: The Louis Till File, New York, Scribner. [Écrire pour sauver une vie, Gallimard, Paris, 2017].

    

  • 1
    Lettre de Victor Segalen à Jules de Gauthier, 26 janvier 1913, cité dans Haiyin 1999, 123.
  • 2
    Les auteurs parlent du texte-stèle comme «vecteur d’un message figé, idéologique ou esthétique, ou d’une compulsion de répétition traumatique». L’objectif ici est de décloisonner cette notion, en mettant l’accent moins sur la forme même que sur la fonction de commémoration au sens large.
  • 3
    Je l’ai raconté dans «Écrire en temps de crise», Quartier F, 2018, en ligne.
  • 4
    On trouvera des études qui exploitent cet imaginaire dans le collectif que nous avons dirigé Alice van der Klei, Annie Dulong et moi-même, L’imaginaire du 11 septembre 2001: fictions, images, figures, 2014.
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