Entrée de carnet

Le contemporain et la crise: une relation nécessaire? (présence du DVG)

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

(texte écrit en marge de mon entrée “Le sacrifice selon le DVG“)

«Résultats de recherche d’images sur Google (sacrifice rouge)» [Capture d’écran: Recherche Google]

«Résultats de recherche d’images sur Google (sacrifice rouge)» [Capture d’écran: Recherche Google]

Quand j’ai lu pour la première fois René Girard au début des années 80 (dans un cours donné par André Vanasse sur la poétique de Dostoïevski), la portée de ses hypothèses sur le désir triangulaire, ainsi que sur le bouc émissaire et la crise sacrificielle dans les sociétés antiques m’avait grandement impressionné. J’admirais l’efficacité de ses thèses et l’éclairage immédiat qu’elles apportaient sur un état social sur lequel je ne m’étais pas encore interrogé, mais qui a, depuis, pris place au cœur de mes recherches. Cet état, c’est la crise et la violence qui lui est associée.

Je n’ai pas travaillé sur les sociétés anciennes à la manière de Girard, j’ai opté plutôt pour les formes contemporaines de la littérature et de la culture, mais la notion de crise m’a semblé pouvoir s’appliquer d’une façon tout aussi efficace. J’avais remarqué, par exemple, qu’on ne cessait de la reprendre, cette notion, et de la réintroduire à tout propos : crise de tout et de rien (crise du pétrole des années 70, crise de la masculinité des années 80, crise de la fin du livre des années 90, crise du passage à l’an deux mille, crise économique, crise politique – je donne ces exemples pour montrer le spectre très large de son utilisation). Elle apparaissait vraiment comme un leitmotiv. À tout moment, pour tout sujet, la crise était invoquée, façon de marquer l’urgence d’une situation et la nécessité d’agir. Frank Kermode avait déjà déclaré à cet effet que « C’est une particularité de l’imagination de se croire toujours à la fin d’une ère. » Ce à quoi, on se doit de répondre : c’est une particularité de l’imaginaire contemporain de se croire toujours en état de crise.

«Résultats de recherche d’images sur Google (sacrifice vert)» [Capture d’écran: Recherche Google]

«Résultats de recherche d’images sur Google (sacrifice vert)» [Capture d’écran: Recherche Google]

Je me souviens encore quand j’étais jeune, à l’école primaire Saint-Clément, dans Ville Mont-Royal, lieu dont on pourrait aisément dire que la crise ne l’atteignait jamais, qu’on devait pratiquer les évacuations et les situations d’attaque nucléaire. Nous devions, au déclenchement de la sirène, nous cacher sous nos bureaux, la tête entre les jambes. Personne ne comprenait vraiment pourquoi on le faisait. La notion d’une bombe capable de tout détruire d’un seul coup, non pas dans la fiction mais dans la vraie vie, était reçue avec scepticisme, teinté tout de même d’une certaine appréhension. Nous vivions dans des temps dangereux, même si ce danger était parfaitement imaginaire. Un effet du discours social. Une façon de comprendre le monde et d’y vivre. Sous le ciel bleu, la crise était noire et profonde. Déjà, elle s’imposait comme le fondement essentiel de notre être au monde.

Après de nombreuses années, j’ai compris que cette crise n’existait pas pour vrai (du moins, la plupart du temps), qu’il s’agissait d’abord et avant tout d’une vue de l’esprit, une façon de scander le monde et l’histoire. Nous allons de crise en crise. Celles-ci imposent leur rythme, engagent à des actions, créent des événements, organisent une mémoire.

La crise est le principe même du récit. Pas de crise, pas d’action; pas d’action, pas de récit. Puisque les récits sont parmi les mécanismes les plus puissants de rappel et d’organisation des souvenirs, façon de structurer une mémoire, les crises en sont le principe premier. Le déclencheur.

Avec les années, la crise s’est immiscée partout.  Et mes recherches ont porté, que ce soit de façon avouée ou non, sur la crise, ses effets et ses principes, sa symbolique singulière, sa fascination. Ainsi, quand j’ai travaillé à une théorie du récit et de la représentation de l’action, mon intérêt s’est porté sur la notion de complication. Entre l’état initial et l’état final d’un récit, il y a une transition, occasionnée par le fait que la situation initiale ouvre la voie à un manque (un vol, une perte, un deuil, etc.), manque qui est au cœur d’une situation de crise, dont le récit raconte la résolution partielle ou complète.

Par la suite, je me suis intéressé à l’imaginaire de la fin, quand la crise qui secoue le monde semble vouloir l’anéantir. Elle y trouve son point d’ancrage le plus fort, cet imaginaire permettant d’en déployer la portée à un monde dans sa totalité. Je me suis aussi penché sur l’imaginaire du labyrinthe, où la crise est, cette fois, personnelle. C’est l’entrée de Thésée dans le dédale, et le moindre faux pas peut occasionner égarement et mort. Le labyrinthe est l’espace même de la crise, prison pour l’un (le Minotaure qui y a été enfermé), arrêt de mort pour les autres, qui sont donnés en pâture au monstre. Sans compter que, pour Thésée, l’aventure dans le labyrinthe débouche sur un combat d’une rare violence, dont il sort vainqueur bien que amnésique, totalement ignorant de ce qui a pu se produire au cœur du dédale. Ce travail sur le labyrinthe m’a conduit à explorer les définitions de la violence et ses impacts.

J’ai étudié aussi  les évènements du 11 septembre 2001, préoccupé par les procédés de fictionnalisation et de mythification des attentats terroristes. Ces attentats ont été promus à titre de crise par excellence du 21e siècle (puisqu’ils viennent en quelque sorte le fonder). De la même façon, quand j’ai écrit Figures, lectures, sur une notion d’emblée éloignée de toute notion de crise (celle de figure), j’ai dû me rendre compte que je n’avais eu qu’un seul thème tout au long de cet essai (un thème autre que celui des formes de l’obsession qui était avoué), et c’étaient les situations de deuil. Tous les textes étudiés mettaient en scène des deuils, comme s’il fallait qu’il y ait crise pour qu’une figure apparaisse.

Le programme de Figura sur l’imaginaire contemporain repose aussi sur cette réflexion toute simple que, pour de nombreux commentateurs et critiques, nous vivons dans une situation de transition, où les crises se multiplient, touchant tout autant les modes de conservation de la culture que les relations sociales et humaines que nous pouvons avoir, dans notre environnement personnel ou notre écosystème. L’objectif de ce programme est de rendre compte de ces situations de crise et d’analyser les pratiques et les formes de représentation qui en expriment les tensions, afin justement de défaire les nœuds et de déconstruire les oppositions trop fortes. Un tel projet implique une forme d’engagement, car parler de la crise et de son fonctionnement est la meilleure façon d’en neutraliser la portée, en montrant, soit son caractère factice, soit sa réitération sur une longue durée, ce qui permet de montrer qu’elle n’est pas unique ou exceptionnelle, mais au contraire, constante et régulière. Une crise qui n’est plus unique n’est plus une crise. Elle est un pattern, une habitude, ce qui ne suscite pas le même niveau d’urgence, ni ne requiert le même type de réaction.

Le contemporain n’est pas la crise, le contemporain n’est pas en crise, mais comme tout équilibre, nécessairement précaire, il est instable et peut à tout instant basculer, changer de direction. Il connaît des moments de risque (des discontinuités), qui viendront en changer le cours. Or, tout changement peut être compris comme une situation de crise.

Le contemporain n’est pas en crise, mais il est essentiellement hétérogène. De nombreux temps y cohabitent (habitudes persistant au présent, volonté de s’affranchir d’une histoire, difficulté à comprendre le présent dans son immédiateté même), et viennent buter les uns contres les autres. Ces tensions se déploient dans la durée et les chocs ponctuels qu’elles provoquent sont interprétés comme des situations de crise.

Le contemporain n’est pas en crise, mais la crise lui va comme un gant, elle lui donne sa forme et sa teinte.

Ces quelques remarques sont liées à ce jeu que j’ai commencé à jouer et qui consiste à présenter les résultats de Google images comme les entrées d’un grand dictionnaire visuel, un dico qui nous apprend que tout est image, que tout peut être non pas tant donné à voir que montré par des images. Car, ce n’est pas parce qu’il y a des images que l’on voit quelque chose. Par leur nombre, par les principes même de leur sélection (via des métadonnées), par leur pertinence relative, d’autant plus précaire que les entrées sont abstraites, par leur concaténation (leur ordre d’apparition sur la page), ces images créent un étonnant écran conte lequel notre regard vient buter, tandis que le sens s’échappe, se fait de plus en plus distant, illisible.

C’est ce jeu sur le sacrifice, dans ses résultats nécessairement absurdes, qui m’a remis sur la piste de la crise et de sa présence dans mes propres recherches.

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