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La recomplexification du Nord: déterrer les enjeux de l’exploitation minière

Jessee Chouinard
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Si mes idées de projet pour mon mémoire restent encore bien floues pour le moment, j’ai néanmoins décidé de m’intéresser à deux œuvres écrites par des femmes abitibiennes mettant en scène des personnages féminins dans le Nord du Québec. Au sein de ce corpus constitué des œuvres 117 Nord de Virginie Blanchette-Doucet et Rapide-Danseur de Louise Desjardins, « des espaces régionaux précis, des lieux qui sont spécifiés, problématisés, rendus signifiants au-delà de leur rôle immédiat de décor » occupent une place importante dans les textes (Langevin, 2013). Les narratrices sont d’ailleurs conscientes que le Nord en tant que double discours, à la fois intérieur et extérieur, est constitué par des années d’accumulation discursive, ce qui leur permet d’en tenir compte afin de le déconstruire ou de le retravailler en l’investissant différemment (Chartier, 2018, p.13).

Dans 117 Nord, publié en 2016, Maude effectue de fréquents allers-retours entre Montréal et Val-d’Or au volant de la voiture que Francis, resté du côté préservé de la 117, lui a donnée. Enfants, ils étaient voisins et libres d’explorer la forêt environnante. Le passage à l’âge adulte ainsi que la réouverture de la vieille mine modifient ensuite le rapport à la nature qu’entretiennent les personnages. Entre des fragments du passé et du présent, la narratrice témoigne de la beauté et de la dureté de l’Abitibi. Dans un contexte d’exploitation minière, elle déconstruit l’idée d’une nature vierge et inexploitée au profit des trous laissés par les compagnies; elle fait partie de celles et ceux qui savent ce qui se trouve derrière les lisières d’arbres laissées par les compagnies et les clôtures installées pour restreindre l’accès aux lieux d’exploitation.

Rapide-Danseur, publié en 2012, est également un récit dans lequel la fuite par la route 117 est bien présente. D’abord exilée au Nord, à Chisasibi, après avoir rompu définitivement avec sa famille, Angèle est rattrapée par ses souvenirs qui découlent, en partie, du décès accidentel de sa mère dont elle disait déjà avoir fait le deuil. Le paysage nordique, tant avec sa beauté que ses éléments « indésirables », comme la saleté et la poussière, est présenté « comme le lieu de l’épreuve, comme un endroit difficile à supporter, un espace élu pour la méditation, l’ascèse, la retraite » (Bouvet, 2006, p. 37). La perception du temps modifiée ainsi que le déplacement permettent à la narratrice de faire une introspection, surtout au sujet des relations mère-enfant, en plus de porter un autre regard sur la nature où la place de l’humain est relativisée, remise en perspective.

La déconstruction de l’imaginaire du Nord, en représentant un monde culturel, connu, vidé plutôt que vide, habité, quoique principalement par les travailleurs, et exploité permet de le recomplexifier et de faire ressortir des différents enjeux sociaux et environnementaux liés à l’exploitation minière (Chartier, 2018, p. 10). Afin de mieux saisir ces enjeux, une perspective écoféministe me semblait pertinente, permettant ainsi de s’intéresser davantage aux femmes impliquées et/ou affectées par l’exploitation minière dans le Nord, aux conséquences sur la communauté et les écosystèmes. Néanmoins, travailler avec cette approche requiert de la vigilance. Parmi les nombreuses avancées conceptuelles écoféministes, deux positions opposées sont mises de l’avant. D’une part, l’écoféminisme culturel qui « soutient que les femmes sont plus proches de la nature et que les hommes sont plus proches de la culture. Les femmes se trouveraient alors opprimées parce que les hommes considèrent la nature comme inférieure à la culture et les femmes seraient donc perçues comme inférieures aux hommes » (Del Rosario Ortiz Quijano, 2019, p. 394). Cette approche est qualifiée d’essentialiste parce qu’elle fait les rapprochements femme/nature et homme/culture à partir de caractéristiques qui seraient innées plutôt que construites socialement. D’autre part, l’approche matérialiste, également appelée radicale, « prend en compte la manière dont les formes de domination de la nature se révèlent être indissociables des autres formes d’oppression des femmes, comme la création d’institutions patriarcales » (Del Rosario Ortiz Quijano, 2019, p. 394).

 Afin d’éviter que cette route ne me mène à un cul-de-sac essentialiste, il semble plus judicieux d’entrecroiser les enjeux de la représentation discursive du Nord et de l’espace minier ainsi que les enjeux écoféministes, en tenant compte du fait que « les affirmations descriptives sur le monde peuvent présupposer la dimension normative [et qu’]elles sont donc chargées d’éthique » de façon à montrer comment ces œuvres d’autrices mettant en scène des personnages féminins sont au diapason des enjeux environnementaux en montrant les conséquences de l’exploitation minière sur la société, plus particulièrement sur les femmes, et les écosystèmes (Hache, 2016, p. 132). Finalement, une hypothèse d’Isabelle Kirouac Massicotte est un important point de départ pour la suite de la réflexion : « [l]’exclusion dont font l’objet les femmes dans l’industrie minière paraît laisser des traces dans l’imaginaire de celles-ci. Il m’apparaît que le rapport des femmes à l’espace minier est autre et qu’il se traduit par une écriture davantage symbolique » (2018, p. 243).

BIBLIOGRAPHIE

Corpus étudié

Blanchette-Doucet, Virginie (2016), 117 Nord, Montréal, Boréal, 158 p.

Desjardins, Louise (2012), Rapide-Danseur, Montréal, Boréal, 168 p.

Corpus théorique

Bouvet, Rachel (2006), Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert, Montréal, XYZ Éditeur, coll. « Documents », 208 p.

Chartier, Daniel (2018), Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? Principes éthiques, Montréal, Presses de l’Université du Québec, coll. « Isberg », 162 p.

Del Rosario Ortiz Quijano, Maria (2019), « Genre, environnement et développement » dans Andrea Martinez Charmain Levy (dir.), Genre, féminisme en développement. Une trilogie en construction, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, p. 393-409.

Hache, Émilie (dir.) (2016), Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Éditions Cambourakis, 416 p.

Kirouac Massicotte, Isabelle (2018), Des mines littéraires. L’imaginaire minier dans les littératures de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario, Sudbury, Éditions Prise de parole, coll. « Agora », 271 p.

Langevin, Francis (2013), « La régionalité dans les fictions québécoises d’aujourd’hui. L’exemple de Sur la 132 de Gabriel Anctil », Temps zéro [en ligne], dossier Instabilité du lieu dans la fiction narrative contemporaine, n o6, mis à jour le 05/2011, http://tempszero.contemporain.info/document936.

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