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Répercussions du discours antiféministe dans les médias sur le mouvement des femmes québécois

Émilie Goulet
couverture
Article paru dans De l’assignation à l’éclatement. Continuités et ruptures dans les représentations des femmes, sous la responsabilité de Dominique Bourque, Francine Descarries et Caroline Désy (2013)

Au cours des dernières décennies, le mouvement des femmes québécois a connu des transformations importantes et celles-ci ont été expliquées par des causes internes (dynamiques entre les groupes de femmes, changements de leaders politiques, etc.) ainsi que par des causes externes (mondialisation, néolibéralisme et montée des conservatismes, médias). Toutefois, nous croyons qu’il est aussi essentiel d’étudier la relation entre un mouvement social et le contre-mouvement qui y est associé, dans le cas présent le mouvement des femmes et l’antiféminisme. 

L’approche des contre-mouvements dans la théorie de la mobilisation des ressources permet en effet une compréhension dynamique du phénomène, en tenant compte des interactions entre le mouvement initial et le contre-mouvement, du rôle des élites, de la capacité d’adopter de nouvelles stratégies et de nouvelles actions ainsi que du processus d’influence entre ceux-ci (Sommier, 2009: 159). Cette approche repose sur l’idée que tout mouvement social qui a une certaine visibilité et qui connaît du succès créera les conditions nécessaires à l’émergence et à la mobilisation d’un contre-mouvement (Zald et Useem, 1986: 247-248; Meyer et Staggenborg, 1996: 1630). Ces dernières sont au nombre de trois: le succès du mouvement social initial, la menace des privilèges d’une partie de la population et la disponibilité d’alliés du contre-mouvement, tels que des acteurs politiques, des personnes du domaine des affaires, etc. (Meyer et Staggenborg, 1996: 1635). Un contre-mouvement «se place donc à la fois en réaction à un mouvement initial et en dépendance à son égard. Deux perspectives d’analyse sont ainsi tracées: les conditions d’émergence et les interactions qu’il noue avec son mentor» (Sommier, 2009: 155). Par conséquent, les interactions entre le contre-mouvement et le mouvement initial influencent les valeurs, les objectifs, les tactiques et les modes d’action des deux mouvements. (Sommier, 2009: 157). Un contre-mouvement grandit et améliore sa situation lorsqu’il parvient à montrer les effets dangereux et nuisibles du mouvement initial (Zald et Useem 1986: 248). Le mouvement initial tente de neutraliser, confronter et discréditer le contre-mouvement qui s’oppose à lui, car lorsque ce dernier connaît du succès, le mouvement initial est obligé d’être en mode défensif pour tenter de maintenir le statu quo (Sommier, 2009: 159). Comme l’opposition entre ces deux mouvements se développe continuellement, la nature des interactions entre ceux-ci évolue également (Meyer et Staggenborg 1996: 1645).

Ce texte présente les résultats d’une recherche menée dans le cadre de notre mémoire de maîtrise1Comment comprendre les transformations du mouvement des femmes? Analyse des répercussions de l’antiféminisme au Québec, mémoire de maîtrise (science politique), Université de Montréal, 2011., qui portait sur les transformations du mouvement des femmes et les répercussions du discours antiféministe sur lui. L’objectif du présent texte2Je tiens à remercier Krystelle Chrétien et Julie Robillard pour la relecture de ce texte et leurs commentaires. est d’analyser les interactions entre le mouvement des femmes québécois et le contre-mouvement masculiniste telles qu’elles sont révélées par l’analyse d’articles de la presse écrite. Ainsi, après une brève présentation de nos résultats sur la présence des discours antiféministes dans les médias, nous traiterons de l’argumentaire masculiniste qui est présent dans les deux journaux retenus, pour enfin aborder la question des répercussions de ces discours sur le mouvement des femmes québécois.

Pour mieux situer le cadre de notre analyse, précisions que nous étudions les articles portant sur les thématiques masculinistes3Au Québec, l’antiféminisme prend une forme masculiniste; c’est donc pour cette raison que nous parlons de thématiques masculinistes. Pour plus de détails, voir Blais et Dupuis-Déri, 2008. qui sont parus dans La Presse et Le Soleil entre 1985 et 2009. Si nous avons fait débuter la période couverte par notre analyse en 1985, c’est afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle la tuerie de Polytechnique a réellement eu des répercussions sur l’émergence (ou la résurgence) de l’antiféminisme au Québec. Elle se termine en 2009 pour inclure les actions du groupe Fathers-4-Justice, qui ont débuté vers 2005 au Québec. Les thématiques retenues pour colliger les articles sont: condition et identité masculine; suicide des hommes; droits des pères divorcés; difficultés scolaires des garçons; violence conjugale et dérives du féminisme.

Pour repérer et analyser les réactions du mouvement des femmes à ces discours antiféministes, nous avons analysé diverses publications diffusées par la Fédération des femmes du Québec (rapports d’activités, la Petite Presse et le Féminisme en bref) au cours de cette même période.

Discours antiféministes dans les médias au Québec 

Nous avons trouvé 219 articles (voir Graphique 1) portant sur des thématiques masculinistes dans Le Soleil et 283 dans La Presse, ce qui représente un total de 502 articles parus entre 1985 et 2009.

Graphique 1: Évolution des articles contenant des thématiques masculinistes

Graphique 1: Évolution des articles contenant des thématiques masculinistes

Le premier constat pouvant être fait est que très peu, voire aucun article portant sur des thématiques masculinistes n’a été publié dans les deux quotidiens avant les années 1990. Les premiers articles recensés dans La Presse ont été publiés en 1988 et ceux retrouvés dans Le Soleil, en 1992. Nous observons toutefois qu’à partir des années 1990, le nombre d’articles augmente graduellement et que celui-ci atteint des sommets beaucoup plus importants au cours des années 2000. Plusieurs auteures ont affirmé que la tuerie de l’École Polytechnique du 6 décembre 1989 avait été déterminante dans la montée des discours antiféministes. Diane Lamoureux (2008: 16) estime qu’il y a une «montée de l’antiféminisme dans le discours public à partir des événements de Polytechnique» et Micheline Dumont (2008: 198) affirme que «cet événement a marqué le début d’un antiféminisme ouvert et tonitruant». Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (2008: 24) considèrent, pour leur part, que Polytechnique «agira, au final, comme catalyseur de la mouvance masculiniste qui se constituera en véritable mouvement social dans les années 1990».

Nos données ne nous permettent toutefois pas de confirmer que la tragédie de Polytechnique a réellement joué un rôle catalyseur dans la diffusion des discours antiféministes par les médias, du moins pas à partir de ce que nous révèle l’analyse de la presse écrite, puisque c’est beaucoup plus tardivement que le nombre d’articles sur les thématiques masculinistes connaîtra une croissance importante. C’est effectivement durant les années 2000, avec des sommets entre 2002 et 2005, que se publie le plus grand nombre d’articles portant sur des thématiques masculinistes; il faut donc trouver d’autres facteurs pour expliquer cette croissance. 

Les graphiques 2 et 34Il faut prendre en considération qu’un article peut contenir plusieurs thématiques, ce qui explique que ces données ne correspondent pas au nombre total d’articles qui composent le corpus.montrent que les thématiques masculinistes, comme l’importance qui leur est accordée, n’évoluent pas de façon similaire et que des variations importantes s’observent d’une année à l’autre. 

Graphique 2: Évolution des thématiques masculinistes dans La Presse

Graphique 2: Évolution des thématiques masculinistes dans La Presse

Graphique 3: Évolution des thématiques masculinistes dans Le Soleil

Graphique 3: Évolution des thématiques masculinistes dans Le Soleil

Comme l’évolution des thématiques n’est pas constante ou progressive, il est possible d’envisager qu’elle est généralement liée à des événements ou à des actions spécifiques. Ceci se vérifie plus spécialement pour les sujets portant sur la condition masculine, les droits des pères et la réussite scolaire des garçons. Par exemple, dans les deux journaux analysés, la thématique des droits des pères occupe un espace particulièrement important en 1997-1998, comme en 2005-2006. Or, les années 1997 et 1998 sont marquées par un projet de loi sur les pensions alimentaires, par un rapport sur la refonte de la Loi sur le divorce et par la mise sur pied d’un comité sur la garde des enfants. À partir de 2005 et dans les années qui suivent, la thématique des droits des pères est beaucoup plus présente dans les médias, vraisemblablement en raison des différentes actions d’éclat du groupe Fathers-4-Justice et des démêlés avec la justice de certains membres de cette organisation. La présence du discours antiféministe dans les médias peut donc être interprétée comme intimement liée aux actions menées par les groupes masculinistes et à leur capacité de faire parler de ces thématiques.

Orientation du contenu

Dans les deux quotidiens, nous notons que la thématique de la condition masculine est celle qui revient le plus souvent. En effet, elle se retrouve dans 51,6 % des articles relevés dans La Presse et dans 44,3 % de ceux du Soleil. Les thématiques de la réussite scolaire des garçons et des droits des pères arrivent respectivement en 2e et 3e positions. Les deux thématiques les moins présentes sont celles du suicide des hommes et de la violence conjugale. Enfin, l’idée que le féminisme est allé trop loin se retrouve dans 30 % des articles de La Presse et dans 20,5 % des articles du Soleil.

Chacun des articles recensés pour notre étude est classé selon l’orientation globale de son contenu et de l’argumentaire qui y était utilisé. Ainsi, l’orientation d’un article est établie comme étant neutre, masculiniste, féministe ou bien à la fois féministe et masculiniste. Dans La Presse, 47,4 % des articles relevés ont un contenu masculiniste, 10,9 % ont un contenu féministe, 32,9 % sont neutres et 8,8 % ont un contenu qui est à la fois masculiniste et féministe. En ce qui concerne Le Soleil, 39,3 % des articles relevés ont un contenu masculiniste et 10 % un contenu féministe, 43,8 % sont neutres, et 6,9 % ont un contenu à la fois masculiniste et féministe. L’une des raisons qui peuvent expliquer la différence de l’orientation de contenu entre les deux journaux est qu’un plus grand nombre d’articles provenant de la Presse canadienne est présent dans Le Soleil. Dans La Presse, une très grande majorité des articles sont écrits par des journalistes, chroniqueurs ou éditorialistes engagés par le journal ou sont des articles d’opinion, ce qui a pour conséquence que nous y retrouvons moins d’articles de la Presse canadienne. Les textes provenant de La Presse canadienne ont généralement un contenu plus neutre. Dans l’ensemble, nous constatons que l’orientation des articles est rarement féministe et que c’est l’argumentaire masculiniste qui est le plus utilisé. Aussi, même si beaucoup de textes sont neutres, les thématiques masculinistes sont tout de même présentes dans les médias, que ce soit à cause d’actions de la part de groupes (membre de Fathers-4-Justice sur le pont Jacques-Cartier) qui sont rapportées dans l’actualité ou à cause d’événements (un colloque sur la condition masculine).

Argumentaire masculiniste

Le discours masculiniste ne remet pas systématiquement en question les avancées du mouvement des femmes; il dénonce toutefois le «pouvoir excessif» des femmes. Selon cette perspective, ou l’égalité entre les femmes et les hommes serait déjà atteinte, ou les inégalités se seraient maintenant inversées; le masculinisme se présente en l’occurrence comme une forme de rééquilibrage de la société après les bouleversements engendrés par le féminisme (Blais et Dupuis-Déri, 2008: 11-12; Lamoureux, 2006: 42-45; Trat, Lamoureux et Pfefferkorn, 2006: 22). Il s’agit donc généralement d’un discours sur la situation des hommes qui est alarmiste et qui fait référence à plusieurs problématiques pour appuyer la thèse de leur désarroi: le suicide des hommes, la réussite scolaire des garçons, la violence conjugale et les droits des pères (Blais et Dupuis-Déri, 2008: 11-13, 30).

Comme nous l’avons déjà mentionné, nos données montrent que le thème de la condition masculine est celui qui est le plus présent dans les articles et qu’il s’agit du thème central du discours masculiniste. En effet, il existe plusieurs liens entre cette thématique et les autres. L’accent est surtout mis sur le malheur, la souffrance, le désarroi et les questionnements des hommes. Cet extrait d’une chronique d’Yves Boisvert (2004: A5) dans La Presse présente bien l’argumentaire masculiniste sur la condition masculine: 

L’homme ne sait plus qui il est. Il ne sait plus où est sa place. Il est silencieux, mais il n’en pense pas moins. Les enquêtes le disent. Jusque dans les replis de sa vie quotidienne, l’homme fait face au désarroi.

Il a été domestiqué par la révolution féministe. Mais on lui demande en même temps de conserver cette aptitude ancestrale pour bûcher une corde de bois et reclouer la patte du lit du petit dernier. 

L’homme est à un tournant de son histoire. Il le sent. Il souffre. Il se demande ce qu’il y a dans ce rapport sur la condition masculine, remis récemment au ministre de la Santé. 

Des liens explicites sont ainsi établis entre la condition des hommes et le féminisme. Dans certains articles, il est parfois question de la perte de pouvoir et de privilèges subie par les hommes à la suite de changements engendrés par le féminisme. Selon certains, les hommes n’avaient pas choisi cette position de pouvoir ni ces privilèges et sont par conséquent des victimes de tous ces bouleversements. Un autre aspect central de l’argumentaire masculiniste sur la condition masculine est le manque de représentations positives des hommes. Que ce soit dans les publicités ou dans la société en général, leur image serait toujours négative (pauvre type maladroit et incapable de faire quoi que ce soit, père absent, pédophile, violeur, violent, etc.), alors que celle des femmes serait positive et liée à la réussite.

En ce qui a trait au suicide, même si un grand nombre d’articles sur le sujet peuvent être considérés comme neutres, il existe un argumentaire masculiniste sur la question. L’idée du manque de représentations positives des hommes revient aussi dans cette thématique, puisque cette absence ferait en sorte que leur souffrance ne serait pas prise au sérieux. De même, un lien est établi entre le suicide et la situation des hommes divorcés: quelques articles affirment qu’une majorité des suicides masculins au Québec seraient commis par des pères divorcés ou séparés, bien que cette affirmation ne soit pas appuyée ni par des statistiques ni par des études. On allègue également que le féminisme aurait fait perdre aux hommes leur place au sein de la famille et que les changements observés dans les rapports entre femmes et hommes auraient entraîné des problèmes identitaires chez ces derniers, ce qui expliquerait en partie le suicide des hommes. Or, le suicide est un phénomène complexe avec de multiples causes. Plusieurs études et données contredisent clairement les affirmations faites par les masculinistes au sujet du suicide des hommes (Dupuis-Déri, 2008).

La thématique des droits des pères divorcés ou séparés est celle où l’argumentaire masculiniste s’avère le plus important. Le point de départ de celui-ci est que les hommes n’auraient pas les mêmes droits que les mères et que ces dernières seraient favorisées par le système juridique et par le gouvernement en ce qui concerne la garde des enfants. Suite à l’émancipation des femmes, aux gains du mouvement des femmes et aux transformations des rôles familiaux qui en découlent, les masculinistes affirment que plusieurs hommes seraient exclus de la famille, surtout après un divorce. Cet extrait de La Presse montre bien le fil conducteur de l’argumentaire utilisé:

Pour être bref, autant pour le père marié que pour le père divorcé, l’équité parentale, ce n’est pas pour demain. Le père divorcé, lui, ne fait carrément pas partie de la famille dans notre société prétendant vouloir abolir les iniquités entre hommes et femmes. La fête des Pères devra peut-être bientôt changer de nom pour la fête du Guichet automatique. (Ménard, 1997: B3)

Un autre élément de cet argumentaire est que plusieurs hommes seraient victimes de fausses accusations de la part de leur conjointe ou de leur ex-conjointe dans le but de les empêcher d’obtenir la garde de leurs enfants.

Le thème de la réussite scolaire revient de façon récurrente dans l’argumentaire masculiniste, reposant sur l’idée qu’il existerait une différence entre les garçons et les filles sur le plan de l’apprentissage et du comportement. D’autres causes sont aussi mises de l’avant pour expliquer les difficultés scolaires des garçons, comme le manque de modèles masculins (à l’école et dans la société) ainsi qu’une trop grande féminisation de l’école. Selon certains, le féminisme serait responsable de ces problèmes, notamment du mépris des valeurs masculines:

Qu’est-ce donc qui a changé? Le nouveau facteur, dont le Conseil ne parle pas, est peut-être le féminisme, ou plus précisément un certain féminisme primaire et radical qui a engendré le mépris des valeurs masculines. Toute la société, l’école au premier chef, est imprégnée de cette mentalité qui voit la masculinité comme une tare et tourne en ridicule les comportements masculins traditionnels. (Gagnon, 1999: B3)

Des solutions sont parfois proposées pour régler ce problème, comme l’augmentation du nombre d’enseignants masculins, un temps de récréation plus long et plus d’activités physiques, ainsi que la non-mixité des classes.

Lorsqu’il est question de la thématique de la violence conjugale, nous retrouvons plusieurs des arguments qui sont utilisés dans les autres thématiques. L’image négative des hommes que l’on dit véhiculée dans la société est encore une fois dénoncée. L’argument utilisé est que ceux-ci seraient toujours présentés comme des agresseurs et les femmes, comme des victimes ou comme des personnes qui se défendent. Le discours masculiniste insiste sur l’idée qu’il y aurait plutôt une symétrie de la violence, c’est-à-dire que les femmes seraient aussi violentes que les hommes, sinon plus. Les statistiques sur le sujet seraient, selon eux, faussées, car les hommes seraient victimes de fausses accusations de violence conjugale et défavorisés par un système qui privilégie les femmes. Encore une fois, aucune étude n’indique que c’est le cas. Ainsi, selon des masculinistes, seules les femmes « profitent » des fonds consacrés à la violence conjugale; les féministes auraient instrumentalisé le discours sur la violence conjugale et développé, aux dires de certains, une industrie qui «profite» aux femmes et aux féministes. Un texte d’Yves Pageau (2003 : A23) publié dans La Presse illustre bien ces arguments:

L’idée que des hommes soient parfois la victime de leur conjointe bouscule, en effet, les bases d’une industrie importante. Il faut bien le reconnaître que l’objectif du féminisme consiste à broyer les hommes présumés toujours coupables et à accorder aux femmes, présumées toujours victimes, les moyens de se soustraire à la justice en portant de fausses allégations à l’endroit de leur conjoint.

Finalement, la dernière thématique que nous avons étudiée est cette idée que le féminisme serait allé trop loin (les «dérives du féminisme»). Cette thématique est généralement présente dans l’argumentaire développé à propos des autres sujets: les hommes seraient dorénavant victimes de sexisme. De plus, le féminisme est fréquemment présenté comme un mouvement qui était nécessaire dans le passé, mais qui est maintenant néfaste autant pour les hommes que pour les femmes. Il serait passé d’un mouvement nécessaire à un mouvement anti-hommes dont l’objectif est de détruire ces derniers.

Ce bref survol de l’argumentaire masculiniste illustre que les mêmes arguments sont souvent utilisés afin d’appuyer les idées et les valeurs véhiculées par ce contre-mouvement. En effet, le suicide des hommes, les difficultés scolaires des garçons, la problématique des droits des pères et la violence conjugale sont souvent expliqués par des arguments qui invoquent l’utilisation d’images négatives des hommes et de la masculinité, les problèmes liés à une identité masculine bousculée par le féminisme et ses avancées de même que l’implantation de mesures et politiques gouvernementales qui seraient plus favorables aux femmes. 

Répercussions sur le mouvement des femmes

Afin de bien comprendre les interactions entre le mouvement des femmes et le mouvement masculiniste, il est nécessaire d’analyser les réactions de ce premier face aux discours du second. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, nous avons analysé diverses publications de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) de 1985 à 2009. La période de 1985 à 1989 est surtout marquée par des consultations gouvernementales, par le débat sur la souveraineté du Québec et par l’Accord du Lac Meech, en plus de plusieurs dossiers liés à la condition féminine. De 1990 à 2000, d’autres dossiers et sujets font leur apparition à l’ordre du jour de la FFQ. Il est notamment question des difficultés internes au sein de l’organisation, de la Marche du pain et des roses ainsi que de la Marche mondiale des femmes. À partir de 1996, la priorité de la FFQ devient la lutte contre la pauvreté, et le sujet «femmes du monde» et celui d’un «Québec féminin pluriel» sont plus présents. C’est aussi à partir du milieu des années 1990 que le néolibéralisme et la montée de la droite et des intégrismes commencent à être une préoccupation majeure pour l’organisation.

Durant les années 2000, la Marche mondiale des femmes continue d’occuper une place importante, ainsi que les dossiers de la lutte contre la pauvreté et la violence. Toutefois, c’est dans les années 2000 que la FFQ réagit pour la première fois dans ses publications à la montée de l’antiféminisme et des discours masculinistes. Même si nous observons une augmentation des discours antiféministes dans les quotidiens retenus durant les années 1990, celle-ci ne donne lieu à aucune déclaration de la FFQ avant 2003. La première mention du masculinisme est faite dans le rapport annuel de 2002-2003, alors que le comité Communications indique que les journalistes ont posé des questions sur le masculinisme à plusieurs reprises au cours de l’année (Fédération des femmes du Québec, 2003a: 11). C’est aussi à partir de 2003 que la FFQ parle de la montée de l’antiféminisme et l’associe régulièrement à la progression de la droite (Fédération des femmes du Québec, 2003b: 30). Il est difficile d’expliquer pourquoi la FFQ a attendu jusqu’à ce moment pour réagir dans ses publications à la montée de l’antiféminisme. Il est possible que la Marche mondiale des femmes ait exigé beaucoup de temps et de ressources pour l’organisation avant et après l’événement, ce qui a laissé peu de place pour réagir à cette montée de l’antiféminisme et pour élaborer des stratégies destinées à la bloquer.

L’année 2004 marque un tournant; la mouvance antiféministe devient alors une préoccupation considérable pour les membres de la FFQ. Dans le Rapport d’activités 2003-2004, il est stipulé que les membres sont préoccupées par la montée de l’antiféminisme et que la FFQ devrait en tenir compte (Fédération des femmes du Québec, 2004: 35-36). Ce contexte influence donc directement les stratégies et les actions de la FFQ pour les années suivantes. À la suite de l’adoption de cette proposition au congrès, la FFQ commence à s’impliquer en participant à des journées de réflexions sur les revendications féministes et les médias au cours desquelles il est notamment question du discours antiféministe dans les médias québécois (Fédération des femmes du Québec, 2004: 36). Ce contexte influence aussi les revendications québécoises de la Marche mondiale des femmes de 2005, qui sont adaptées à cette nouvelle réalité, c’est-à-dire à une montée de la droite politique et à une progression de l’antiféminisme (Fédération des femmes du Québec, 2005: 13). C’est également en 2005, dans le prolongement des journées de réflexion, que la FFQ s’engage avec d’autres groupes de femmes pour contrer cette montée de l’antiféminisme (Fédération des femmes du Québec, 2005: 49). Finalement, nous observons qu’en 2006 et dans les années qui suivent, la FFQ entreprend diverses actions qui ont comme objectifs de réagir à la montée de l’antiféminisme et de la bloquer. Mentionnons notamment, la création de la liste de discussion RebELLEs, qui vise à «contribuer à briser l’isolement des jeunes qui s’identifient comme féministes dans un contexte de ressac antiféministe, particulièrement celles vivant hors des grands centres urbains et qui ont moins d’espace de collectivisation» (Fédération des femmes du Québec, 2006: 7). Un autre exemple est le Groupe des 135Il s’agit d’un lieu de concertation réunissant les groupes de femmes nationaux et le Réseau des Tables régionales de groupes de femmes (Fédération des femmes du Québec 2006 : 50)., dont la FFQ fait partie, qui a mis en place un comité sur la montée de l’antiféminisme (Fédération des femmes du Québec, 2006: 50). À partir de 2006, nous constatons donc que plusieurs actions sont menées par la FFQ en réaction à cette montée de l’antiféminisme, tandis que des stratégies sont développées pour tenir compte de cette situation. 

En analysant les publications de la FFQ, nous observons que durant les années 2000, la montée de l’antiféminisme occupe une place de plus en plus importante au sein de ses préoccupations. Au début, le sujet est mentionné seulement lorsqu’il est question de la montée de la droite, afin d’expliquer un changement du contexte social, politique et économique au Québec. Le milieu des années 2000 marque un tournant important dans la manière dont est traitée la montée de l’antiféminisme. Ce phénomène occupe dès lors une place centrale dans les analyses de la FFQ et les conséquences précises de cette montée sur le mouvement des femmes sont prises en considération. 

Conclusion

L’objectif de ce texte était de comprendre les interactions entre le mouvement des femmes québécois et le contre-mouvement masculiniste. Selon l’approche des contre-mouvements, l’émergence d’un contre-mouvement a, nous l’avons mentionné en introduction, une influence qui ne peut être négligée sur les valeurs, les objectifs, les stratégies et les actions de chacun (Sommier, 2009: 157). Le contre-mouvement cherche constamment à améliorer sa situation en critiquant les effets nuisibles et pervers du mouvement auquel il s’oppose, tandis que celui-ci est forcé à prendre une position défensive afin de neutraliser, de confronter et de discréditer les prétentions du premier tout en défendant et en préservant ses propres acquis (Zald et Useem 1986: 148; Sommier, 2009: 159). C’est ce que confirment clairement les résultats de notre analyse des discours masculinistes recensés dans Le Soleil et La Presse. Il est manifeste que le contre-mouvement masculiniste essaie effectivement de discréditer le mouvement des femmes en montrant ses effets «négatifs» et «nuisibles» pour les hommes et qu’il intensifie sa présence médiatique au fil des ans. Quant à la FFQ, si elle tarde à prendre explicitement acte de la présence de l’antiféminisme, elle lui accorde néanmoins de plus en plus d’importance à partir du milieu des années 2000. Cela concorde avec l’augmentation considérable de la diffusion du discours masculiniste dans les médias, augmentation qui force vraisemblablement la FFQ à réagir et à cibler nombre de ses interventions contre le mouvement masculiniste. Cette situation force le mouvement des femmes à se replier sur une position défensive depuis les années 2000. 

Notre étude confirme donc la montée d’un discours antiféministe dans la presse écrite au Québec. Certes, le sujet de l’antiféminisme au Québec avait déjà été étudié, mais il était plutôt question de l’émergence du masculinisme, de son argumentaire, de ses stratégies ou de l’importance des médias dans la diffusion de ses idées. Toutefois, la plupart de ces analyses ne se basaient pas sur des données empiriques et il était donc difficile de mesurer l’ampleur de la présence du discours masculiniste dans les médias. Or, notre recherche permet de démontrer empiriquement la présence de thématiques masculinistes dans deux importants journaux de la presse écrite québécoise. Nos résultats montrent également que c’est seulement à partir du milieu des années 1990 qu’il y a une augmentation significative, mais graduelle, du nombre d’articles portant sur des thématiques masculinistes et que c’est véritablement dans les années 2000 que ce discours occupe une place importante dans les journaux analysés. Ainsi, si nos données ne nous permettent pas de confirmer, comme certains auteurs l’ont affirmé, le rôle joué par la tragédie de Polytechnique dans la diffusion du discours antiféministe dans la presse écrite, nos résultats confirment toutefois ce que Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (2008: 27) ont avancé, à savoir que «le mouvement masculiniste est particulièrement actif et dynamique surtout depuis le début des années 2000». Finalement, l’approche des contre-mouvements nous aura permis d’étudier les interactions entre le mouvement des femmes et le masculinisme, ainsi que les répercussions du dernier sur le premier.

Dans leur analyse du mouvement masculiniste, Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri (2008: 252) constatent que «plusieurs considèrent qu’il s’agit là d’un phénomène marginal, porté par quelques individus plus ou moins sains d’esprit, qui ont recours à l’activisme politique pour métaboliser leur crise personnelle et leur dérive psychologique». Cependant, malgré le nombre peu élevé de militants connus du public, leur discours et leurs arguments sont largement diffusés dans les médias, parfois même par des journalistes qui ne se considèrent pas comme étant masculinistes. Par conséquent, le mythe selon lequel l’égalité entre les hommes et les femmes serait atteinte, ou pire, celui affirmant que le mouvement des femmes serait allé trop loin, apparaît de plus en plus présent depuis les années 2000 dans les médias examinés. Cela est inquiétant dans la mesure où plusieurs recherches montrent que les femmes, particulièrement les jeunes, refusent de s’affirmer féministes, même si beaucoup d’entre elles sont conscientes des inégalités qui persistent et sont favorables aux valeurs féministes (Aronson, 2003; Baker Beck, 1998; Roy, Weibust et Miller, 2007). Il serait intéressant d’étudier à quel point cette image négative du mouvement des femmes et des féministes véhiculée par le discours antiféministe participe à ce rejet du féminisme et à l’acceptation du mythe de «l’égalité déjà-là». 

Aussi, nous croyons qu’il est essentiel d’étudier plus en détail l’antiféminisme au Québec et d’y réagir. Dans un contexte politique et économique défavorable aux femmes et au mouvement des femmes, il est crucial de produire un contre-discours qui montre que l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas atteinte et que des inégalités importantes persistent. Malgré un nombre grandissant de recherches sur le sujet, il reste encore du chemin à faire afin de mieux comprendre les conséquences du contre-mouvement masculiniste sur la société et sur le mouvement des femmes. Une meilleure compréhension de la situation actuelle permettrait pour le moins à ce dernier d’être davantage proactif pour ne pas être acculé à des positions défensives limitant ses capacités d’initiatives et d’intervention.

 

Références

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BAKER BECK, Debra. 1998. «The “F” Word: How the Media Frame Feminism», NWSA Journal, vol. 10, no 1, p. 139-153. 

BLAIS, Mélissa et Francis DUPUIS-DÉRI (dir.). 2008. Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Montréal: Éditions du remue-ménage.

BOISVERT, Yves. 2004. «La condition masculine», La Presse (Montréal), 14 avril, p. A5.

DUMONT, Micheline. 2008. Le féminisme québécois raconté à Camille, Montréal: Éditions du remue-ménage.

DUPUIS-DÉRI, Francis. 2008. «Le chant des vautours : de la récupération du suicide des hommes par les antiféministes», dans Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, dir., Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, Montréal: Éditions du remue-ménage, p. 145-177.

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LAMOUREUX, Diane. 2006. «Les nouveaux visages de l’antiféminisme en Amérique du Nord», dans L’autonomie des femmes en question: antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, sous la dir. de Josette Trat, Diane Lamoureux et Roland Pfefferkorn, Paris: L’Harmattan, p. 31-50. 

________. 2008. «Québec 2001: un tournant pour les mouvements sociaux québécois?», dans Francis Dupuis-Déri, dir., Québec en mouvements: idées et pratiques militantes contemporaines. Montréal: Lux éditeur, p. 11-34.

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PAGEAU, Yves. 2003. «Le crime au féminin —La criminalité n’a pas vraiment de sexe», La Presse (Montréal), 12 novembre, p. A23.

ROY, Robin E., Kristin S. WEIBUST et Carol T. MILLER. 2007. «Effects of Stereotypes about Feminists on Feminist Self-identification , Psychology of Women Quarterly, vol. 31, no 2, p. 146-156. 

SOMMIER, Isabelle. 2009. «Contre-mouvement», dans Dictionnaire des mouvements sociaux, sous la dir. d’Olivier Fillieule, Lilian Mathieu et Cécile Péchu, Paris: Presses de SciencePo, p. 154-159.

TRAT, Josette, Diane LAMOUREUX et Roland PFEFFERKORN (dir.). 2006. L’autonomie des femmes en question: antiféminismes et résistances en Amérique et en Europe, Paris: L’Harmattan.

ZALD, Mayer N. et Bert USEEM. 1986. «Movement and Countermovement Interaction: Mobilization, Tactics, and State Involvement», dans Social Movements in an Organizational Society, sous la dir. de Mayer N. Zald et John D. McCarty, New Brunswick, NJ: Transaction Books, p. 247-271.

  • 1
    Comment comprendre les transformations du mouvement des femmes? Analyse des répercussions de l’antiféminisme au Québec, mémoire de maîtrise (science politique), Université de Montréal, 2011.
  • 2
    Je tiens à remercier Krystelle Chrétien et Julie Robillard pour la relecture de ce texte et leurs commentaires.
  • 3
    Au Québec, l’antiféminisme prend une forme masculiniste; c’est donc pour cette raison que nous parlons de thématiques masculinistes. Pour plus de détails, voir Blais et Dupuis-Déri, 2008.
  • 4
    Il faut prendre en considération qu’un article peut contenir plusieurs thématiques, ce qui explique que ces données ne correspondent pas au nombre total d’articles qui composent le corpus.
  • 5
    Il s’agit d’un lieu de concertation réunissant les groupes de femmes nationaux et le Réseau des Tables régionales de groupes de femmes (Fédération des femmes du Québec 2006 : 50).
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