Cahiers ReMix, numéro 16, 2021

Les migrations interdiscursives: Penser la circulation des idées

Marie-Pierre Krück
Savannah Kocevar
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Ce numéro est le fruit d’une réflexion sur la notion de migrations interdiscursives, sur le déplacement d’idées d’un discours à un autre. En effet, certaines idées, en raison de leur plasticité, se sont prêtées à des déplacements conceptuels qui permettent d’éclairer la dynamique des discours (entendus ici comme systèmes de concepts grâce auxquels on prétend exprimer et exercer un savoir à propos d’un objet réel), la façon dont ceux-ci interagissent les uns avec les autres, voire les uns contre les autres, afin de définir leur objet propre. L’idée qui passe d’un domaine discursif à un autre transporte en effet avec elle un ensemble d’associations, de connotations, d’images, de valeurs, qui vient féconder le champ d’expérience et de pensée qui se l’approprie. La notion de trace du domaine d’origine est à cet égard essentielle. Elle fait intervenir l’idée qu’il y aurait des «interférences» entre les discours alors que l’idée ou la notion qui a migré porte en elle ses significations antérieures qui sont toujours susceptibles de refaire surface à l’occasion de la nouvelle mise en discours. Il importe alors d’appréhender comment une notion ou un ensemble de notions se déterritorialise de son contexte d’origine pour se reterritorialiser dans un autre. Les contributions réfléchissent à la perméabilité des frontières qui séparent les différents domaines du savoir en pensant les champs de provenance et les champs d’appartenance d’une idée, en se demandant quand finit le transfert, quand s’achève le voyage. Par ailleurs, elles examinent ce qui permet et motive le transfert, puis analysent en retour comment cela affecte le discours d’accueil et comment cette migration est susceptible de transformer l’objet même de ce discours.

Devant la multiplicité des objets et des discours convoqués, nous avons adopté un ordre chronologique. Trois contributions abordent l’antiquité gréco-latine. Ulysse Carrière-Bouchard attire notre attention sur la circulation du concept d’«étymologie poétique» et sa migration du discours épique au discours lyrique, plus précisément d’Homère à Pindare. Il nous montre que la question de l’étymologie soulève tout un ensemble de questions sur le statut de l’autorité poétique et le rapport référentiel du langage, qui changent grandement de sens selon le régime discursif qui l’emploie. Marie-Pierre Krück se penche sur la notion d’autopsie qui remonte au moins à Dioscoride (De materia medica), chez qui elle désigne l’observation directe, mais dont la forme autoptes se trouve déjà chez Hérodote (Histoires, livre 8, chap. 79 et passim) pour parler du témoin oculaire. Cette notion désigne ensuite non seulement l’initié qui voit le dieu en face au terme de son initiation, mais aussi le sujet même de l’Apocalypse chez des historiens des religions ultérieurs. La valeur testimoniale de l’idée d’autopsie serait alors la voie de traverse entre le domaine historique et le domaine religieux. Finalement, Fabienne Jourdan aborde les écrits du philosophe Numénius d’Apamée qui se révèlent un exemple privilégié d’une perméabilité des frontières séparant différents domaines du savoir. Elle conclut que la problématique de la circulation des idées à l’aune des œuvres de l’Antiquité est un exercice qui permet non seulement de montrer le dialogue entre des sources que l’on croit parfois refermées sur leurs propres traditions, mais aussi d’interroger plus avant les modalités de ce dialogue.

Trois contributions étudient des phénomènes qui prennent place entre le début de la période moderne et le XIXe siècle. Roderick-Pascal Waters propose un cas pratique articulant trois siècles (les XVIe, XVIIe et XXe siècles), trois aires culturelles (les cours de la Renaissance italienne, l’Espagne périphérique du Siècle d’Or finissant, la France du Grand Siècle et la France d’après 1968) et trois discours centrés sur un même concept aux multiples appellations: la sprezzatura, le despejo, le «je-ne-sais-quoi» ou encore la «distinction». L’auteur nous propose de réfléchir au processus de «greffe» que peut subir une expression souvent issue d’un autre auteur, d’un autre pays, d’une autre dynamique historique, d’une autre langue même. Émilie Bauduin cherche à retracer, de l’épistémè lavoisienne à l’idéal romanesque zolien, l’un des multiples parcours entrepris par la notion d’hygiène au cours du XIXe siècle. Elle nous montre ainsi la spécificité de la réappropriation zolienne de la notion d’hygiène, laquelle, selon l’autrice, a modelé de façon déterminante l’idéal esthétique et social du romancier. Ce cas pratique nous amène à mesurer la prégnance du discours médical dans la pensée du XIXe siècle et plus particulièrement, la migration des préceptes hygiénistes du discours médical au discours esthétique. La contribution de Laurent Broche propose d’approfondir les migrations et les mutations des idées autour de l’expression «tuer le mandarin». L’auteur se demande pourquoi divers écrivains du XIXe, pour exprimer le fait que la distance peut anesthésier le sens moral, ont recouru à la Chine et à ses habitants. Il nous montre que la reprise du scénario du meurtre d’un mandarin a donné naissance à une formule qui s’est finalement appliquée à divers sujets.

Finalement, cinq contributions couvrent les XXe et XXIe siècles. Victor Collard nous invite à une analyse sociologique des mobilisations plurielles des idées de Spinoza dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Inscrivant ses travaux dans une histoire sociale des idées, l’auteur interroge le processus de réception de la notion de déterminisme au XXe siècle par Bourdieu, son insertion dans des productions culturelles extérieures au contexte social qui l’a vu naître, mais aussi les enjeux propres à la migration du terme du champ philosophique au champ sociologique. Alexandre Lansmans étudie, à travers une approche rhétorique, la circulation de l’idée de « vie » dans les discours sur la ville et l’urbain, en particulier dans le champ de la sociologie urbaine. L’auteur revient sur la vision vitaliste de la ville, souvent utilisée pour penser le phénomène urbain, et notamment sur l’influence exercée par le discours markéting contemporain dans la permanence de l’analogie organique. Alexandre Lansmans interroge ainsi la résurgence du vitalisme dans les études urbaines, et notamment les intentions et les visées argumentatives de cet usage. Roxanne Maiorana propose une analyse du concept de dominicanidad (dominicanité) à partir de regards migrants, c’est-à-dire des Dominicains partis vivre aux États-Unis ou de leurs descendants retournés en territoire insulaire. À partir d’un corpus de trois romans contemporains traitant de la dominicanité par le biais de l’expérience migratoire, Roxane Maiorana analyse l’évolution des visions narratives de ce concept dans l’écriture littéraire. Ratib Soujaa étudie comment l’ouvrage Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique de Nathalie Heinich (2014), en empruntant un arsenal conceptuel élaboré par l’épistémologue et historien des sciences Thomas Kuhn, procède à une relecture de l’histoire de l’art occidental. Des enjeux épistémologistes découlent de l’emprunt effectué par Nathalie Heinich du concept de «révolutions scientifiques» pour le transposer au champ artistique. Ratib Soujaa analyse les motifs de ce transfert, les traces laissées par ce changement radical de paradigme, mais également les limites de cette transposition. La dernière contribution de Umut Ungan explicite l’incorporation progressive d’une théorie politique à l’art et à l’esthétique. Son article se donne pour ambition d’analyser les conditions discursives de la migration conceptuelle et théorique entre art et politique ainsi que les apports d’un tel transfert d’idées dans l’historiographie de l’art. Il explore les possibilités offertes par le transfert d’idées et de concepts extérieurs au domaine strictement artistique et esthétique.

Ce numéro présente de nombreux cas de figure qui nous rappellent que les discours ne fonctionnent jamais en vase clos, qu’ils sont soumis à une tension constante qui les force à aller puiser dans d’autres discours pour assoir leur autorité discursive. Les contributions révèlent à quel point les discours ont besoin les uns des autres et comment s’opère un phénomène de recyclage ou de bricolage qui permet à chacun de mieux définir son objet propre au moyen d’emprunts discursifs. La portée d’un tel numéro dépasse l’étude de chacun des domaines particuliers qu’il convoque pour éclairer le phénomène même de la transdisciplinarité. En recourant à la diachronie (de l’antiquité au XXIe siècle) et à la synchronie (mise en regard de discours étrangers les uns aux autres), il a montré que certaines idées, en raison de leur versatilité et de leur plasticité, permettent d’éclairer les discours de vérité, de saisir leurs contradictions.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Marie-Pierre Krück, Émilie Bauduin, Ulysse Carrière-Bouchard et Savannah Kocevar

Révision du contenu: Marie-Pierre Krück, Émilie Bauduin et Savannah Kocevar

Intégration du contenu: Alexandra Boilard-Lefebvre

Crédits de l’image: Zao Wou-Ki, «Voiles à la mer». Freeman’s.

Articles de la publication

Ulysse Carrière-Bouchard

Migration de la pratique de l’étymologie. De l’épopée à la lyrique

Dans cet article, il s’agira d’abord de saisir la pratique de l’étymologie en Grèce archaïque, d’en expliquer l’essence et la fonction dans le corpus homérique et de tracer ensuite les modifications que cette pratique discursive subit lors de sa migration, depuis l’épopée, vers la lyrique de Pindare.

Marie-Pierre Krück

Les migrations interdiscursives de l’idée d’autopsie dans l’antiquité grecque

Je souhaite m’arrêter au rôle de l’idée d’autopsie dans trois domaines de la tradition écrite de l’antiquité grecque —à savoir l’historiographie, la religion et la médecine— afin de mieux saisir, d’une part, l’articulation de leurs régimes épistémologiques et, d’autre part, la façon dont l’autopsie a pu s’y imposer comme procédé de véridiction. Dans ces trois domaines, l’autopsie est au fondement de la découverte de la vérité et de sa validation.

Fabienne Jourdan

Interactions, influences, transferts culturels. Numénius d’Apamée et la «symphonia»

Aborder la question des migrations discursives à partir des œuvres de l’Antiquité est un exercice qui permet non seulement de montrer le dialogue entre des sources que l’on croit parfois refermées sur leurs propres traditions, mais aussi d’interroger plus avant les modalités de ce dialogue. Dans cette perspective, le philosophe du IIe siècle après J.-C. Numénius d’Apamée offre un terrain d’observation privilégié.

Roderick-Pascal Waters

«Sprezzatura», «despejo», «je-ne-sais-quoi»: cachez cette distinction que je ne saurais voir?

Faut-il pour autant envisager la «migration interdiscursive» sur le mode de la trahison, voire du déracinement? Inversement, quelles sont les modalités d’un nouvel enracinement? Si l’indissolubilité de l’horizon et du discours qui s’y inscrit s’avérait indépassable, toute traduction serait fausse monnaie.

Émilie Bauduin

De l’«épistémè» hygiéniste à l’esthétique naturaliste. Migration de la notion d’hygiène au XIXe siècle

Dans son article «La littérature putride» paru le 23 janvier 1868 dans Le Figaro, Ferragus (Louis Ulbach) soumet à ses lecteurs un réquisitoire contre les romanciers réalistes. Il y indique notamment que les œuvres de ces auteurs, qui exposent selon lui les dessous fangeux de la société, contribuent «à la putridité […] de la littérature contemporaine» (cité dans Zola, 1979 [1867]: 323).

Laurent Broche

«Tuer le mandarin», «bouton du mandarin», et autres historiettes et expressions apparentées. Réflexions sur des récits et des formules véhicules d’idées variées (XIXe-XXIe siècles)

«Mandarin, s. m. Personnage imaginaire qui sert de tête de Turc à tous les criminels timides, — dans l’argot des gens de lettres.»

Victor Collard

Au-delà des «sources» et des «influences». Analyse sociologique des mobilisations plurielles des idées de Spinoza dans l’œuvre de Pierre Bourdieu

Dans le cadre de cet article, plutôt que de nous contenter des rapprochements lointains et imprécis que produisent habituellement les études s’intéressant à l’«influence» d’un penseur sur un autre, et en l’occurrence de celle de Spinoza sur Bourdieu, nous souhaitons analyser rigoureusement cette circulation des idées qui permet à l’œuvre d’un philosophe du XVIIe siècle d’être traduite dans le travail d’un sociologue contemporain.

Alexandre Lansmans

L’idée de «vie» dans les discours sur la ville

De la même façon que Schlanger propose, pour caractériser son travail, la notion de «critique d’usage, c’est-à-dire non pas une détermination transcendantale des conditions de possibilité, mais l’étude réflexive d’un moment historique de la conceptualisation» (257-258), nous entendons d’abord attester l’usage de l’idée de «vie» dans le discours sur la ville afin d’interroger, ensuite, les intentions et les visées argumentatives de cet usage.

Roxane Maiorana

La dominicanité critiquée. Regards migrants sur la construction de l’identité dominicaine dans la littérature étatsunienne

Nous nous proposons d’étudier le rôle de l’écriture littéraire par le biais des transformations sociales, culturelles, linguistiques, etc. qu’apporte le phénomène d’expatriation de l’idée de dominicanité. Notre corpus se compose de trois romans qui, selon nous, permettent de rendre compte du travail critique fait à propos de celle-ci dans les œuvres: ¡Yo! (1997) de Julia Álvarez, The Brief Wondrous Life of Oscar Wao (2007) de Junot Díaz et Dominicana (2019) d’Angie Cruz.

Ratib Soujaa

Des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn aux révolutions artistiques de Nathalie Heinich

Cet article propose de penser le phénomène de la migration des concepts à travers une étude de cas. Nous essayerons de voir comment Heinich déterritorialise les « révolutions scientifiques» kuhniennes (et les concepts qui lui sont liés) de leur contexte d’origine pour les appliquer dans un autre. Nous tâcherons aussi de mettre en évidence les motifs qui ont permis ce transfert, les influences de cet emprunt sur le champ de l’histoire de l’art et  les limites de cette transposition.

Umut Ungan

Entre émancipation et antagonisme. Écrire une histoire politique de l’art

Dans cet article, je voudrais ainsi analyser les conditions de l’écriture d’une histoire politique de l’art sous le prisme des rapports changeants entre art et politique. Pour ce faire, il convient d’abord d’expliciter les différents usages du vocable «histoire politique de l’art» afin de mieux comprendre la valeur heuristique d’une histoire politique de l’art.

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