Entrée de carnet

Faire du vieux avec du neuf

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

Sur son site Web, l’application Hipstamatic est décrite ainsi : “The Hipstamatic for iPhone is an application that brings back the look, feel, unpredictable beauty, and fun of plastic toy cameras from the past.”

Le slogan de vente insiste sur l’aspect rétro artificiel que l’application, superposée à un appareil photo numérique incrusté sur un iPhone, façonne en un clic : “Digital photography never looked so analog”. Les six premières lettres identifient la clientèle-cible du produit : les néo-hipsters.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Faire du vieux avec du neuf» [Image numérique avec altérations d’application mobile]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Faire du vieux avec du neuf» [Image numérique avec altérations d’application mobile]

La promesse de création sur mesure d’une photographie à l’esthétique rétro préfabriquée du hipstamatic s’inscrit dans l’idéologie commercialisée sous la bannière néo-hipsters, définie par Joëlle Gauthier comme suit : “Le néo-hipsterisme est un mouvement né à la fin des années 1990 et se pense essentiellement comme la réappropriation artificielle par la jeunesse bourgeoise éduquée d’éléments stylistiques empruntés aux contrecultures passées.”1Joëlle Gauthier (2011), Néo-hipstérisme : définition express, en ligne : http://oic.uqam.ca/carnets/entrees/n-o-hipsterisme-d-finition-express [consulté le 16 janvier 2012) En effet, ce que les observateurs du mouvement néo-hipster ne manquent jamais de mentionner et la manière factice dont la masse d’adeptes du style néo-hipster constituent leur apparence et leur marque stylistique : montures de lunettes démodées et pilosité faciale provenant de la même époque, t-shirts présentant des slogans ou une iconographie datant de plusieurs générations, attachement envers la Pabst Blue Ribbon, une marque de bière qui convient davantage à un itinérant ou d’un alcoolique économe qu’à un jeune urbain dans la vingtaine.

La tendance actuelle à la marchandisation de la culture néo-hispter que relevait Douglas Haddow dans son article «Hipster: The Dead End of Western Civilization»2Haddow, Douglas (2008) «Hipster: The Dead End of Western Civilization», Adbusters, no 79. En ligne. http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html (consulté le 16 janvier 2012) trouve l’une de ses manifestations les plus éloquentes avec l’application Hipstamatic. Alors que, par exemple, la culture hip-hop s’est auto-définie en s’appropriant des marques stylistiques, notamment par l’adoption du sportswear comme uniforme quasi-obligatoire3Pour se rafraîchir la mémoire, on peut consulter le séminal livre de photographies Back in the Days de Jamel Shabazz (Power House Books, 2011) qui documente l’émergence de la culture hip-hop chez ses adeptes de la première heure., la popularisation du néo-hipsterisme n’a pas tant imposé ses tendances que créé un modèle relativement vague que plusieurs compagnies se sont empressées de remplir : un passage chez Urban Outfitters suffit à se procurer l’accourtement néo-hipster, dont notamment ces t-shirt vieillis pour la cause.

Curieuse idée, que celle de non pas acheter un produit “authentiquement antique” mais de payer un supplément pour le soin qu’a pris une compagnie de créer une dégradation accélérée de son produit avant de le mettre sur les tablettes. Idée tout aussi stupéfiante de payer une somme afin de demander à un logiciel d’insérer des défauts dans une photographie dont les avantages technologiques sont plutôt censés effacer les erreurs du photographe néophyte.

Un appareil photo numérique, même celui de l’ordre du gadget qui est inclus dans un appareil iPhone, prend en charge pratiquement tous les paramètres d’un cliché : il assure le focus, sélectionne la profondeur de champ, corrige la lumière, et si l’on en croit une des publicités pour le plus récent modèle, on peut apporter des corrections qui rivalisent avec les capacités de Photoshop. Sa fonction est de minimiser les erreurs.

Or, c’est l’inverse que promet de faire le Hipstamatic. Les photos couleur de l’argentique étaient marquées par divers “problèmes” : décoloration ou saturation, cernes encadrant le centre du cliché, marques qui pouvaient strier la pellicule lors de la manipulation en laboratoire, autant de signes qui témoignaient des aléas d’une technologie imparfaite et faillible. L’imperfection des clichés pris à cette époque (de manière générale, pendant les années 1970) leur confère aujourd’hui une valeur d’authenticité en vertu de ces “bruits visuels” qui ne manquaient pas de s’introduire dans le produit final au cours de sa création.

Le Hipstamatic cherche à reproduire ces défauts par divers moyens : palettes de couleurs très marquées (l’orange très cramoisi ou le filtre vert-bleu décoloré), cernes sur le contour du cadre ou bandes noires qui veulent rappeler la planche-contact, ainsi de suite. Or, c’est la constance de ces défauts, intégrés au cliché par une technologie numérique basée sur un algorithme régulier, qui rend ces défauts si artificiels et peu crédibles. Plutôt que de simuler une imperfection photographique, le Hipstamatic fait sentir sa présence et trahit le procédé artificiel supposé créer un effet de réel. En somme, c’est la prévisibilité et la régularité du processus numérique qui sabote la volonté de confectionner sur mesure une imperfection qui était dûe à l’intervention humaine sur un appareil analogue.

Bien que ma brève réflexion sur le Hipstamatic porte sur l’échec de l’image numérique de simuler une image analogique, je voudrais en terminant la faire rejaillir sur la version grand public de la culture néo-hipster, qui après tout en forme le bassin de consommateurs le plus important. Les néo-hispters cultivent le goût d’une nostalgie pour une époque qu’ils n’ont pas connue et on recours à des technologies contemporaines pour recréer aussi fidèlement que possible cet aura de vétuste. Or, il paraît paradoxal de demander à une technologie d’engendrer ce qu’il n’est possible de faire survenir grâce à l’intervention humaine. Les photographies argentiques dégradées et authentiques appartiennent à un passé où la technologie ne pouvait juguler les aléas du processus photographique, et Hipstamatic veut faire sa “marque de commerce” de cette esthétique. Peut-on recréer un passé technologique à l’aide d’une technologie actuelle? Pourquoi voudrait-on procéder à pareil voyage dans le temps? Les néo-hipsters, adeptes de l’ironie au premier degré, ne perçoivent-ils pas celle de deuxième degré qui les fait affectionner une application technologique sabotant leurs photographies là où les évolutions dans cette sphère ont plutôt voulu nous en émanciper?

 

Bibliographie

Haddow, Douglas. 2008. «Hipster: The Dead End of Western Civilization». Adbusters, no 79. <http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html>. Consultée le 2 février 2011.

Shabazz, Jamel. 2011. Back in the Days Remix. New York: Power House Books.


  • 1
    Joëlle Gauthier (2011), Néo-hipstérisme : définition express, en ligne : http://oic.uqam.ca/carnets/entrees/n-o-hipsterisme-d-finition-express [consulté le 16 janvier 2012)
  • 2
    Haddow, Douglas (2008) «Hipster: The Dead End of Western Civilization», Adbusters, no 79. En ligne. http://www.adbusters.org/magazine/79/hipster.html (consulté le 16 janvier 2012)
  • 3
    Pour se rafraîchir la mémoire, on peut consulter le séminal livre de photographies Back in the Days de Jamel Shabazz (Power House Books, 2011) qui documente l’émergence de la culture hip-hop chez ses adeptes de la première heure.
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