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Les ébranlements de la lecture ou l’imaginaire à la croisée des cultures dans Les immémoriaux de Segalen

Rachel Bouvet

Lorsque la lecture engage la croisée des cultures, il arrive que le lecteur sente le monde représenté lui échapper, en partie ou en totalité. Le sentiment de défamiliarisation est tellement fort qu’il met parfois en péril la construction de la signification. Ces «ébranlements» du lecteur déclenchent une dynamique particulière, dans laquelle l’interface entre le sujet et le monde se modifie profondément, de manière à pouvoir superposer aux référents culturels habituels de nouveaux référents, à faire des inférences permettant l’établissement temporaire d’une cohérence. C’est ce qui se produit lors de la lecture du roman Les immémoriaux, de Victor Segalen, un roman qualifié par la critique de «roman ethnographique», ce qui lui a valu d’être publié dans la collection «Terre humaine» des éditions Plon et dans la collection «Points essais» aux éditions du Seuil. Segalen avait été envoyé en tant que médecin de la marine à Tahiti, où il débarqua en 1903, trois mois après la mort de Gauguin. Il y resta deux ans, durant lesquels il prit des notes -qui formeront plus tard le début de son Essai sur l’exotisme-, se documenta sur la civilisation maori et s’occupa à rassembler les biens du peintre disparu. Trois années plus tard, en 1907, paraissait le roman dédié «Aux Maori des temps oubliés», sous le pseudonyme de Max Anély. Ce que je voudrais montrer dans cet article, c’est à quel point un roman peut déstabiliser un lecteur en l’amenant à se distancer de ses repères culturels et à prendre conscience de visions du monde tout à fait différentes. Défamiliarisation, déstabilisation, déséquilibre, ébranlement… autant de termes qui indiquent l’existence d’une tension suscitée par le contact avec un texte, une tension vers les limites du connu, du familier, qui ressort à cette forme de l’altérité qu’est l’«altérité des frontières». De quelle manière transforme-t-elle l’imaginaire du lecteur confronté à des textes qui se situent à mi-chemin entre la littérature et l’essai ethnographique? Pour répondre à cette question, j’aborderai le problème de l’altérité culturelle, ce qui permettra de mettre à jour certaines caractéristiques de l’acte de lecture; puis j’examinerai la manière dont l’intrigue joue sur l’opposition entre la parole et la lecture, une opposition si tranchée qu’elle devient dans le récit le principal critère de différentiation entre la culture tahitienne et la culture occidentale.

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