Entrée de carnet

Transmutation ou transposition?

André D.
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

Lorsque Jeremy Damian souligne que fabriquer de nouvelles attentions c’est faire exister de nouveaux mondes et que faire attention c’est en quelque sorte habiter d’une façon singulière l’espace de l’attention, mon attention se porte instinctivement sur la manière par laquelle elles se fabriquent; si cette fabrication entraine bel et bien une modification de notre qualité attentionnelle, une modification de son ordre. En d’autres mots, est-ce que ces nouveaux mondes nous amènent à former de nouveaux régimes attentionnels –faire attention différemment, changer notre perception– ou plutôt si ces nouveaux espaces sont essentiellement l’élargissement du territoire qu’un régime attentionnel préexistant peut investir?

Concrètement, au travers de son texte, l’auteur évoque des lieux, moments, dispositifs ou collectifs qui entretiendraient la possibilité de cultiver ou d’entrainer des singularités attentionnelles: le néolibéralisme, la cueillette des champignons, l’art minimaliste américain et le théâtre (Damian, 2021, Ressource limitée, cible prisée; Les fils du monde). Ceux-ci seraient tous des espaces où nous serions en train d’adopter une pluralité de petites attentions qui singulariserait un régime attentionnel particulier. Corolairement, pour – par exemple – des artistes, penser la mise en place de nouvelles pratiques et la création de nouvelles œuvres comme une manière de contribuer à générer de nouveaux régimes attentionnels s’avèrerait non seulement une avenue créative très intéressante, mais aussi –sur le plan politique– une manière excitante de former ou faire converger des communautés attentionnelles autour d’une œuvre ou d’une pratique. Toutefois, au-delà de l’évocation de ces possibles, l’auteur apparait passer peu de temps à explorer la mise en pratique concrète de ces espaces de nouvelles attentions et donc m’amène à me questionner sur ce qu’il s’y passe réellement. Comme je le disais, si ces espaces ont un effet sur notre perception, notre régime attentionnel1L’auteur semble d’ailleurs entretenir un certain flou sur l’existence d’une distinction entre attention et perception en utilisant ces termes de façon quelque peu interchangeable. Il ne cache pas le fait que l’attention n’est pas en soi un objet étant si facilement décomposable, ou même susceptible de pouvoir l’être (Damian, 2021, Cosmodélies). Toutefois, dans le contexte du texte et évidemment de cette réflexion, il me semble essentiel de voir comment la perception pourrait être un volet particulier de l’attention et comment celles-ci peuvent ou non s’entremêler. ou si ceux-ci s’avèrent plutôt être de nouveaux territoires attentionnels.

Damian donne en exemple les travaux de John Cage qui permettrait non seulement d’interroger nos aptitudes attentionnelles, mais aussi, de ma lecture, d’habiter un nouvel espace attentionnel: de faire attention différemment. Bien qu’il ne l’explicite pas, on peut sans doute penser que 4’33″ (1952) pourrait être un exemple d’œuvre qui nous permettrait de pratiquer ce nouvel espace. En effet, cette œuvre –par son absence de musique telle que traditionnellement comprise– met sous tension notre attention par la mise en forme d’un soi-disant vide, nous amène ainsi à porter attention à ce vide et corolairement réaliser que celui-ci est en réalité bien plein, rejoignant ainsi effectivement le concept de la cosmodélie de Damian. Toutefois, parlons-nous ici d’un nouveau régime attentionnel, d’une nouvelle façon de faire ou d’habiter un espace attentionnel? En occurrence, le régime attentionnel mis en action au travers d’une œuvre comme celle de Cage est probablement celui qu’on retrouve habituellement en musique. C’est plutôt l’objet ou ce que j’appelais plus haut le territoire de notre attention qui est changé. Notre attention se transpose de ce qui émanait normalement des instruments de musique vers ce que nos compagnons dans la salle ou le système d’aération produisent comme musique. Le réseau de petites attentions resterait toutefois, de ma perspective, essentiellement le même. L’œuvre de Cage en tant que dispositif, vient effectivement ouvrir les frontières, élargir le territoire d’un régime d’attention particulier, mais le réordonne-t-il? Ce réordonnancement de notre régime d’attention m’apparait d’ailleurs –lorsqu’on cherche à penser le politique– tout aussi important que celui de création de communautés.

Pour concrétiser un peu plus ma réflexion par rapport à cet exemple, imaginons une personne étant attentive à l’œuvre de Cage –non pas par un régime attentionnel musical– mais un purement productiviste2Je forme ici un régime attentionnel en suivant de manière générale la manière dont Anthony Gidden (1998, p. 175‑80) définit le productivisme.. Une personne qui ferait attention au monde qui l’entoure sous un angle le rendant avant tout sensible à son potentiel de production : partout où cette personne porterait son attention, celle-ci percevrait une manière de faire croitre les processus de production s’y déroulant, de faire croitre la quantité de produits générer par des processus économiques (mais pourquoi pas aussi, tant qu’à y être, écologiques3Voir la productivité dans le contexte de l’écologie (Allaby, 2005, 353).). Imaginons maintenant cette personne dans la salle où se jouerait l’œuvre de Cage. Est-ce que sa façon de faire attention serait altérée par l’œuvre de Cage ou est-ce que son régime attentionnel investirait simplement un nouveau territoire? En occurrence, est-ce que cette personne investirait le silence comme un espace avec des qualités, phénomènes et textures attentionnelles nouvelles (Damian, 2021, Les fils du monde) ou y découvrirait-il simplement un potentiel productiviste dans un nouvel espace attentionnel? Soit, que le «silence», tout comme le bruit orchestré, pourrait s’avérer être une possible production économique4Pour revenir à l’aspect politique et à la création de communautés attentionnelles, je me demande si celles-ci doivent être peuplées d’individus ayant non seulement une attention commune, mais aussi une perception commune. Doit-on seulement porter attention à une même chose ou y percevoir la même chose? Lorsqu’on cherche à créer une œuvre nous amenant à faire attention différemment, est-ce que celle-ci devrait aussi mettre au diapason notre régime attentionnel?? Je n’ai pas la réponse à cette question.

Malgré cette incertitude, la mise en forme de nouveaux territoires attentionnels ne m’apparait pas pour autant être une poursuite vaine. Il me semble nécessaire de souligner que ceux-ci pourraient sans doute nous faire connaitre de nouvelles petites attentions. Ces dernières seraient peut-être sous-utilisées ou partiellement utilisées dans l’espace d’une œuvre particulière, mais, par un effet d’accumulation, pourraient éventuellement court-circuiter, ne serait-ce que partiellement, notre régime attentionnel5Je fais ici écho à la perspective de Bence Nanay sur la perméabilité de nos phénomènes perception par la voie de la cognition (2016, 87-90).. Si l’on pense ces nouveaux mondes comme des outils de déstabilisation ou de mise à l’épreuve de notre régime, il m’apparait légitime de croire que sur un temps assez long elles réussiront à le désordonner. Ce désordre, dont il ne sera toutefois probablement pas possible de retracer la généalogie exacte, altèrera sans doute notre régime attentionnel.

     

Références

Allaby, M. (2005). A dictionary of ecology (3rd new ed). Oxford university press.

Damian, J. (2021). Cosmodélies: scènes de l’attention. Dans R. Herbin, Théâtres de l’attention. TJP Editions.

Giddens, A. (1998). Beyond left and right: the future of radical politics (Reprinted). Polity Press.

Nanay, B. (2016). Aesthetics as philosophy of perception (First edition). Oxford University Press.

  • 1
    L’auteur semble d’ailleurs entretenir un certain flou sur l’existence d’une distinction entre attention et perception en utilisant ces termes de façon quelque peu interchangeable. Il ne cache pas le fait que l’attention n’est pas en soi un objet étant si facilement décomposable, ou même susceptible de pouvoir l’être (Damian, 2021, Cosmodélies). Toutefois, dans le contexte du texte et évidemment de cette réflexion, il me semble essentiel de voir comment la perception pourrait être un volet particulier de l’attention et comment celles-ci peuvent ou non s’entremêler.
  • 2
    Je forme ici un régime attentionnel en suivant de manière générale la manière dont Anthony Gidden (1998, p. 175‑80) définit le productivisme.
  • 3
    Voir la productivité dans le contexte de l’écologie (Allaby, 2005, 353).
  • 4
    Pour revenir à l’aspect politique et à la création de communautés attentionnelles, je me demande si celles-ci doivent être peuplées d’individus ayant non seulement une attention commune, mais aussi une perception commune. Doit-on seulement porter attention à une même chose ou y percevoir la même chose? Lorsqu’on cherche à créer une œuvre nous amenant à faire attention différemment, est-ce que celle-ci devrait aussi mettre au diapason notre régime attentionnel?
  • 5
    Je fais ici écho à la perspective de Bence Nanay sur la perméabilité de nos phénomènes perception par la voie de la cognition (2016, 87-90).
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